Pour sortir de la crise institutionnelle, introduire de la proportionnelle ?

Emmanuel Macron a contribué à une situation de blocage inédite de la vie politique française. La Ve République et son mode de scrutin présidentialiste semblent à bout de souffle et l’urgence écologique demeure inaudible dans le brouhaha politique. Dans le Quotidien Reporterre, Simon Persico, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble plaide pour introduire le vote à la proportionnelle …

« La proportionnelle, une clef pour transformer notre culture politique »

Le spectre de l’élection présidentielle a conduit la France à la situation de blocage politique et institutionnel actuelle, estime le politologue Simon Persico. Selon lui, le mode de scrutin doit être changé et il faut avancer dans le sens d’une « radicalisation démocratique », seule à même de servir de socle à la bifurcation écologique. Un entretien signé Erwan Manach paru dans Reporterre du 5 décembre 2024 …

L’hémicycle de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2024. – © Telmo Pinto / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Reporterre — La configuration inédite de l’Assemblée nationale, depuis les dernières législatives, aurait pu favoriser l’émergence d’une culture du compromis, comme l’espéraient certains. C’est l’inverse qui s’est produit. Qu’est-ce qui a mal tourné ?

Simon Persico — Notre vie politique reste hantée par le spectre de l’élection présidentielle, qui doit se tenir dans deux ans et demi au plus tard. Jouer le jeu du compromis, afficher une volonté de dialogue, reviendrait, pour les membres de chacun des trois pôles politiques en place, à se tirer une balle dans le pied vis-à-vis de leurs électeurs. Depuis le 7 juillet, chacun agit essentiellement comme si la prochaine présidentielle allait rebooter la Ve République, en désignant un Président pour gouverner, seul, avec une majorité forte issue des législatives grâce à l’effet d’entraînement. Ce poids écrasant du scrutin présidentiel n’est pas favorable au compromis.

La vie politique est divisée en trois pôles de plus en plus séparés. Comme dans d’autres pays, nous vivons un temps de forte polarisation. Polarisation d’abord idéologique. Chaque pôle mobilise sur des questions différentes : la gauche sur les inégalités et l’écologie, l’extrême droite sur l’immigration, le pouvoir d’achat et la sécurité, le centre-droit sur la défense des entreprises et de la mondialisation. Polarisation également « affective » : celles et ceux qui ne sont pas d’accord se détestent de plus en plus. Polarisation « sociale », enfin, avec des électorats très distincts d’un point de vue sociologique et géographique.

Le Rassemblement national a gagné ses sièges dans les espaces périurbains ou ruraux, souvent en relatif déclin économique. Les victoires de la gauche se concentrent dans les grandes métropoles. Tandis que la droite et le centre gagnent dans les zones intermédiaires de relative prospérité économique. Porter un discours qui rassemble ces différents espaces et ces différents mondes sociaux est difficile, aujourd’hui, dans la vie politique française.

Reporterre — Depuis 2017, Emmanuel Macron gouverne de manière verticale, multipliant les brutalités et les marques de mépris envers toutes les formes de contre-pouvoir. Est-ce que cette manière de gouverner a pu précipiter la crise institutionnelle et politique dans laquelle nous sommes ?

S.M. Oui, c’est lui le principal responsable de la situation actuelle, par le simple fait d’avoir dissous l’Assemblée nationale en juin dernier. Il était plus que probable que cela produirait quelque chose de malsain démocratiquement. Laisser un mois seulement pour une campagne électorale, ce n’est pas respecter le bon fonctionnement d’un régime parlementaire. Prise immédiatement après la victoire du RN aux européennes, la décision faisait ainsi planer la menace de leur victoire aux législatives, dans un régime qui donne beaucoup de pouvoir à la majorité.

«  En refusant de nommer un Premier ministre issu de la gauche [comme Lucie Castets, à droite sur la photo], Emmanuel Macron a rajouté de la tension  », dit Simon Persico. © Justine Guitton-Boussion / Reporterre

Reporterre — Pour sortir de la crise institutionnelle, vous préconisez l’introduction de la proportionnelle. Cela ne risque-t-il pas d’ajouter encore plus d’instabilité politique à une situation déjà illisible ?

S.M. Non, la proportionnelle au contraire est la clef pour transformer notre culture politique. Si nous parvenons à changer les règles, avec des élections législatives qui débouchent sur une Assemblée véritablement représentative de la diversité des votes, les comportements des élus seront transformés. Ce système laisse une plus grande liberté à tous les courants politiques.

La proportionnelle semble d’autant plus nécessaire que nous assistons aujourd’hui, comme dans la plupart des autres démocraties, à une fragmentation du paysage, avec un nombre inédit de partis représentés à l’Assemblée nationale. La seule manière de respecter ce pluralisme, démocratiquement, c’est de proportionnaliser le système.

Reporterre — Les institutions de la Ve République ont longtemps protégé la France de la montée de l’extrême droite, parce que le scrutin à deux tours permet au fameux « barrage républicain » d’exister. Est-ce que la proportionnelle ne risque pas d’accélérer l’arrivée au pouvoir du RN ?

S.M. Il est vrai que, dans la plupart des régimes proportionnels, l’extrême droite est entrée au pouvoir, sous une forme ou sous une autre. À chaque fois, ils sont intégrés à des coalitions, le plus souvent en position minoritaire, même si, de plus en plus, ils accèdent à la tête de l’exécutif, comme en Italie. Mais ils doivent toujours partager le pouvoir avec d’autres forces et cela fait une grande différence. Leur capacité de transformation de la société est limitée.

C’est d’ailleurs pour équilibrer les pouvoirs que ce mode de scrutin a été choisi au cours du XXe siècle. Les pays comme la Suède, le Danemark, la Belgique, les Pays-Bas ou l’Allemagne ont décidé d’introduire la proportionnelle parce que les Socialistes étaient de plus en plus menaçants électoralement. Pour les partis en place, il y avait un vrai risque que les Socialistes raflent tout, grâce au mode de scrutin, et mettent en place la totalité de leur programme.
Cette atténuation des pouvoirs du camp majoritaire n’est-elle pas contradictoire avec l’urgence climatique, qui nous dicte d’agir vite et fort, pour faire bifurquer toute la société ?

C’est un débat important qui a structuré la pensée écologiste depuis longtemps. Certains grands théoriciens de l’écologie politique considéraient qu’il faut une « tyrannie bienveillante d’une élite éclairée », à l’image d’Hans Jonas, dans son livre Le Principe responsabilité (1979). D’autres auteurs pensent au contraire qu’il faut une radicalisation démocratique, à l’image de Murray Bookchin ; d’autres qu’il faut renouveler les institutions de la démocratie représentative, comme Dominique Bourg.

Difficile de trancher ce débat, mais les recherches montrent que les démocraties libérales, bien qu’imparfaites, adoptent aujourd’hui des politiques environnementales plus efficaces que les régimes autoritaires. A contrario, nous voyons que Donald Trump, dans sa tentative de piétiner les libertés fondamentales et les contre-pouvoirs aux États-Unis, porte une ligne anti-écologique radicale. Comme l’ont fait Javier Milei en Argentine ou Jair Bolsonaro au Brésil… Le pouvoir très concentré et l’autoritarisme vont de pair avec un productivisme acharné.

La deuxième chose dont on est sûr, c’est que quand nous parvenons à mettre en place des formes de démocratie au plus près des citoyens, en laissant la parole à une diversité de points de vue et en dépassant les arènes où les élites économiques dominent, il est possible de faire naître des consensus politiques entre des gens différents qui sont beaucoup plus favorables à la survie de l’humanité. C’est ce qui s’est passé pendant la Convention citoyenne pour le climat, en 2019-2020.

Reporterre — La crise institutionnelle que nous traversons peut-elle être un moment de transformation de notre culture politique ?

S.M. Il est impossible de faire des prédictions sur l’évolution de la situation en France et rien ne mène franchement à l’optimisme. Il y a des exemples qui autorisent toutefois à un optimisme nuancé. Au Chili, une crise politique de grande ampleur a débouché sur la réunion d’une assemblée constituante dans laquelle l’écologie et les enjeux de justice sociale étaient très présents. La constitution issue de ces travaux n’a certes pas été adoptée, à l’issue du référendum qui les a suivis, mais la démarche était positive.

En France, on pourrait espérer que la crise nous conduise à entamer un processus qui ressemble à une constituante. Est-ce que les acteurs politiques et économiques accepteront un tel processus ? Nous avons malheureusement vu ces dernières années qu’une partie d’entre eux n’a pas intérêt à une intensification de la démocratie et préfère au contraire le resserrement autoritaire.

Reporterre — L’écologie politique semble aujourd’hui dans une impasse, prise en tenaille entre ses défaites électorales et un retour de bâton brutal ces derniers mois. Comment peut-elle sortir de cette impasse, dans le contexte de crise institutionnelle ?

S.M. L’histoire de l’écologie politique a toujours été cyclique, avec des victoires et des moments de recul. Des contrecoups, il y en a eu d’autres. Elle est indéniablement au creux de la vague aujourd’hui et l’urgence de la situation renforce le sentiment d’inquiétude. C’est aussi une des conséquences de la polarisation affective : désormais, dans certains mondes sociaux, le simple terme d’« écologie » suscite des réactions épidermiques. Ces gens considèrent les écologistes comme leurs adversaires.

Peut-être que cela devrait inviter les écologistes à réfléchir à de nouvelles manières de convaincre, pour attirer des segments plus larges de la population, éloignés de la gauche et de l’écologie. Cela implique une transformation du récit écologique. C’est loin d’être facile, parce qu’il y a tout un tas d’acteurs qui ont intérêt à instrumentaliser le rejet d’une écologie « punitive ». Mais il existe des tentatives intéressantes de faire éclore une écologie rurale ou une écologie populaire, même si, pour l’instant, personne n’a trouvé de formule magique.

Erwan Manach pour Reporterre du 5 décembre 2024 …


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