En nommant à Matignon Michel Barnier, issu d’un parti désavoué par les urnes , le président Macron vient de piétiner l’usage parlementaire. Dans un entretien accordé à The Conversation, Frédéric Sawicki, professeur de science politique reproche à Macron d’avoir « donné les clés du camion au RN » tandis que Carine Fouteau, directrice de Médiapart en appelle à « un nécessaire réveil citoyen contre l’anesthésie démocratique … »
Michel Barnier nommé premier ministre : « Emmanuel Macron a donné les clés du camion au RN »
Michel Barnier vient d’être nommé premier ministre. Que signifie ce choix d’Emmanuel Macron ?
Frédéric Sawicki : La première chose à souligner, c’est que Michel Barnier vient de la droite et qu’il a forcément reçu le soutien de Les Républicains (LR) – même s’il ne se situe pas forcément sur la même ligne que Laurent Wauquiez et la majorité du parti. Donc ce n’est pas simplement une personnalité qui est nommée, comme cela avait été ébauché à propos de Thierry Beaudet, mais le représentant d’un parti qui, jusqu’ici, a toujours refusé de participer à un gouvernement avec des macronistes. La question qui se pose donc est : y aura-t-il d’autres LR qui vont rejoindre le gouvernement ? Est-ce le prélude à une alliance durable entre LR et les macronistes, ce qui a toujours échoué jusqu’à présent ?
Cette alliance impossible fut d’ailleurs l’un des motifs de la dissolution. Cette alliance semble désormais advenir de manière paradoxale et décalée, alors que les deux partis sont affaiblis et qu’ils ne peuvent plus gouverner comme ils auraient pu le faire entre 2022 et 2024. Donc la nomination de Barnier est d’abord la manifestation d’un rapprochement entre le camp macroniste et la droite républicaine. Si ce rapprochement a commencé lors des législatives par le partage de certaines circonscriptions dans quelques départements, il n’a débouché sur aucun socle programmatique commun ni bien sûr aucun engagement à gouverner ensemble. Macron a donc fini par réussir ce qu’il voulait depuis longtemps, mais sur une base floue, avec un parti LR qui attend depuis 2017 de prendre sa revanche sur les macronistes. Est-ce un rapprochement durable ? C’est ce qu’il faudra voir.
Pourquoi avoir choisi Barnier plutôt que Xavier Bertrand, qui était pressenti ?
FS : Probablement que Laurent Wauquiez s’est laissé forcer la main parce que Michel Barnier n’est pas candidat à l’élection présidentielle, qu’il n’est pas pour lui un rival comme Xavier Bertrand l’est.
Marine Le Pen avait mis un veto sur la nomination de Xavier Bertrand, or après la nomination de Barnier, cette dernière semblait placer son pouce en l’air, déclarant : « il semble répondre au moins au premier critère que nous avions réclamé, c’est-à-dire un homme qui soit respectueux des différentes forces politiques et capable de pouvoir s’adresser au Rassemblement national, qui est le premier groupe de l’Assemblée nationale, de la même façon qu’aux autres groupes ». Qu’en pensez-vous ?
FS : Il fallait convaincre LR de participer à l’alliance, mais aussi obtenir la neutralité du Rassemblement national et assurer qu’il ne censurerait pas immédiatement ce nouveau premier ministre. Or Barnier est apparu comme moins hostile au RN que Xavier Bertrand, élu contre le Rassemblement national, sur les terres de Marine Le Pen, dans les Hauts-de-France. Michel Barnier, lui, avait surpris son monde lors de la primaire des Républicains en 2021, en critiquant la politique européenne et les accords de Schengen, et en appelant à un renforcement du contrôle des frontières et à un durcissement de la politique nationale en matière d’expulsion des étrangers. Le RN s’est appuyé là-dessus pour dire qu’il avait évolué positivement. En soutenant Barnier, Le Pen évite d’apparaître comme responsable du blocage institutionnel ou du désordre potentiel et peut endosser l’habit de dirigeante « responsable ».
Finalement, Marine Le Pen se retrouve en position de force vis-à-vis d’Emmanuel Macron ?
FS : On ne sait pas quels ont été les engagements pris par le président de la République vis-à-vis de Marine Le Pen et l’on ignore encore les orientations politiques de Michel Barnier. Mais tout ça ne pourra tenir que si des concessions importantes sont faites au RN. Jusqu’à quel point Michel Barnier est prêt à aller en matière de durcissement des lois en matière d’immigration ? Sur les revendications économiques et sociales du RN ? La question très importante pour le RN sera également celle de l’adoption du mode de scrutin proportionnel, mais cela ne suffira probablement pas à acheter son soutien, ne fût-ce que sous la forme de l’abstention.
Pensez-vous que ce gouvernement peut finalement durer ?
FS : Est-ce que le Rassemblement national ne va pas au final censurer ce gouvernement ? Il pourrait par exemple exiger un référendum sur l’immigration. Il est en position de décider de quand et comment le gouvernement doit tomber ou de ce qu’il doit faire. Tout ça finalement revient à confier les clés du camion au RN. La grande question c’est : est-ce que la base des députés macronistes va accepter d’avaler une telle pilule ? Jusqu’à quel point Barnier et Macron vont épouser la politique voulue par le Rassemblement national ? Autre hypothèse, bien peu probable compte tenu des conditions de sa nomination, mais qu’on ne peut exclure totalement à l’heure qu’il est : Michel Barnier, fort de ses talents de négociateur, parvient à éviter la censure du PS et des écologistes avec des engagements forts en matière de services publics, de pouvoir d’achat et de transition écologique.
C’est une situation qui rappelle celle de la Suède ?
FS : Absolument. Après les élections de 2022, les Démocrates de Suède, qui sont le pendant suédois du Rassemblement national, arrivent en tête aux élections. Ils acceptent de ne pas gouverner mais de soutenir le gouvernement libéral-conservateur en imposant leur agenda. Ici, pour la première fois en France, le Rassemblement national est potentiellement en situation de soutenir un gouvernement et de négocier son soutien au gouvernement. Nous ne sommes pas du tout dans le cadre d’un gouvernement technique : c’est clairement l’ébauche d’une alliance nouvelle entre le Rassemblement national, la droite libérale et la droite conservatrice. C’est évidemment contraire à ce qu’ont voulu les électeurs. On peut se demander comment les électeurs du Rassemblement national vont recevoir cela, alors que depuis des années, Emmanuel Macron est présenté comme leur principal ennemi.
Comment voyez-vous les six prochains mois ?
FS : Le fait de placer la survie du gouvernement entre les mains du Rassemblement national lui laisse la possibilité de provoquer un blocage des institutions. Marine Le Pen pourra faire tomber le gouvernement au moment le plus opportun pour elle, après avoir engrangé quelques succès. Puisqu’il n’y a pas de dissolution possible avant un an, elle pourra créer une situation de blocage du pouvoir pendant plusieurs mois, poussant les forces politiques à exiger la démission du président de la République. Dans ces circonstances, le RN pourrait être en position de gagner cette élection, face à des adversaires divisés, discrédités ou peu préparés.
Propos recueillis par David Bornstein.
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Contre l’anesthésie démocratique, le nécessaire réveil citoyen
Extrait du Billet de Blog Médiapart de Carine Fouteau daté du 6 septembre 2024.
» En nommant Michel Barnier, issu d’un parti désavoué par les urnes, à Matignon, le président piétine l’usage parlementaire. Ne nous laissons pas endormir. Au-delà des élections, la vitalité démocratique se mesure à la capacité d’une société à se manifester face aux abus à chaque fois qu’ils surviennent et à la détermination des médias à assumer leur rôle de contre-pouvoir.
Il y a quelque chose de pourri au royaume de France, pourrait-on dire en paraphrasant Hamlet. Après cinquante-neuf jours de « trêve politique » ornementée des couleurs des Jeux Olympiques, l’été s’achève avec la nomination poussive d’un premier ministre au profil en total décalage avec le résultat des élections législatives. Bienvenue en terres illibérales !
Il aura fallu d’interminables heures à Emmanuel Macron pour trouver dans un vieux carton la clef du labyrinthe dans lequel il s’est lui-même enfermé. Mais, sans surprise au regard de son cynisme insensé, la porte de sortie qu’il propose au pays a tout d’une impasse démocratique.
Alors que les électrices et les électeurs se sont déplacés en masse pour barrer la route à l’extrême droite, le président a fini par jeter son dévolu, avec Marine Le Pen en arbitre de ses hésitations, sur l’ancien commissaire européen Michel Barnier, issu du seul parti à avoir refusé le front républicain, Les Républicains, arrivés en dernière position le 7 juillet, avec 5,4 % des suffrages exprimés.
La mascarade anti-démocratique continue. Après avoir fait prendre à la France le risque de voir le Rassemblement national (RN), en pleine dynamique électorale, accéder au pouvoir en décidant, dans l’isolement le plus complet, de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron persiste à ignorer le message d’un scrutin qui a porté en tête le Nouveau front populaire (NFP), rassemblant les partis de la gauche et des écologistes. Présentée par cette coalition aussi relative soit-elle, Lucie Castets, selon la logique institutionnelle, aurait dû être nommée à Matignon depuis le mois de juillet.
Mais, en écho au déni du « non » au Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, le chef de l’État ne se sent pas tenu par les usages républicains. Souhaitant poursuivre quoi qu’il en coûte sa politique néolibérale, carburant de la colère sociale, il a choisi le plus petit dénominateur commun de la fusion des droites qui, il l’espère, n’entravera pas ses projets, tout en endormant les Français sur la crise de régime en cours.
Ne nous laissons pas anesthésier ! Les 30 juin et 7 juillet, le pays s’est rendu aux urnes en masse pour faire face au péril fasciste et rejeter la politique macroniste. Il n’a pas été entendu. Mais la vitalité démocratique ne se limite pas à la participation aux élections. Elle se mesure à la capacité d’une société à se manifester face aux abus à chaque fois qu’ils surviennent et à la détermination des médias à assumer sans discontinuer leur rôle de contre-pouvoir. Alors que la menace raciste et anti-sociale de l’extrême droite n’a pas disparu, bien au contraire, et que le pays vit en sursis de ce danger, en raison de son alliance tacite avec la macronie, le pire serait de s’habituer aux pratiques démocratiques dégradées. Les laisser faire reviendrait à les légitimer.
Contre la résignation, nous sommes du côté de la vigilance et de l’alerte. En cette rentrée, Mediapart revient en force et sur tous les fronts. Par nos révélations journalistiques, nous entendons vous aider à garder les yeux grands ouverts et à trouver les clefs pour l’action citoyenne. Notre mission d’utilité publique est de placer les gouvernements face à leurs responsabilités et de placer les projecteurs sur leurs trahisons pour empêcher que les mystifications deviennent des vérités officielles. »
Carine Fouteau, Journaliste, présidente et directrice de la publication de Mediapart
« A quoi bon voter ? » : après la nomination de Michel Barnier à Matignon, les électeurs du NFP expriment leur « déception » et leur « colère »
« Je trouve qu’on nous a volé une victoire », peste Christophe, un Normand de 66 ans, militant socialiste. Comme lui, de nombreux internautes ont répondu à l’appel à témoignages lancé par franceinfo, après la nomination de Michel Barnier à Matignon, jeudi 5 septembre. Si certains lecteurs expriment de la satisfaction aprè avoir appris le choix de cette personnalité « consensuelle », selon Vincent, et de « grande expérience », ajoute Michel, de nombreux témoignages de sympathisants du Nouveau Front populaire (NFP) expriment une colère. Un sentiment traduit dans un sondage Elabe pour BFMTV publié vendredi, selon lequel trois Français sur quatre estiment qu’Emmanuel Macron n’a pas tenu compte des résultats des élections législatives.
« Personne n’a gagné, mais certains ont moins perdu que d’autres et puisque le NFP a le nombre le plus important de députés, la tradition républicaine voulait qu’on choisisse dans le groupe vainqueur », poursuit Christophe, retraité de l’Education nationale, qui ne cache pas sa « déception ». De très nombreux témoignages estiment qu’Emmanuel Macron n’a pas respecté le front républicain en optant pour l’ancien ministre RPR (l’ancêtre de LR) et en sollicitant l’avis de Marine Le Pen pour le choix de son Premier ministre. « Aujourd’hui, c’est clairement la fin du barrage républicain », estime Emmanuel, 38 ans, sympathisant LFI de Rennes. « On a pour une fois une jeunesse qui s’est mobilisée dans les urnes. Finalement, on passe d’un Premier ministre très jeune à un monsieur qui ne parle à personne. Le symbole est désastreux », ajoute-t-il.
« Si on voulait dégoûter les gens du vote, on ne ferait pas mieux. » Emmanuel, sympathisant LFI
« Je suis assez déçu par cette décision. Michel Barnier vient de LR, groupe assez minoritaire à l’Assemblée [il compte 47 députés sur 577]. On convoque des élections, le NFP est en tête et on ne fait pas l’effort de nommer une personne issue de la gauche », confirme Alexandre, étudiant en droit de Besançon. L’alliance de gauche avait proposé le nom de Lucie Castets pour endosser le rôle. « On a voté et le parti perdant est nommé ? », s’étonne aussi Valérie, soutien de Jean-Luc Mélenchon. « Les gens vont dire encore que ça ne sert à rien de voter. Après sept ans de Macron, on continue la même politique dont on ne voulait plus, c’est extrêmement choquant », détaille cette Varoise de 53 ans.
« Surprise, affligée, enragée »
« Tout ça pour ça, je suis un peu étonné et déçu », enchaîne Barnabé, un Breton de 19 ans, qui a voté pour la première fois cette année et qui a choisi un bulletin du NFP. Cet étudiant est surtout étonné par le profil de l’ancien député savoyard, 73 ans, qui a été élu pour la première fois à l’Assemblée en 1978. « Il ne représente pas la population active ou la jeunesse », juge-t-il.
« Je suis très étonnée, surprise, affligée, enragée… » Léa, sympathisante écologiste, ne manque pas de mots pour réagir au choix d’Emmanuel Macron. « On écarte une candidate lesbienne pour choisir un Premier ministre qui a voté contre la dépénalisation de l’homosexualité… Quel est le message ? Maintenant, je me dis : à quoi bon voter ? », s’interroge cette Parisienne de 31 ans.
« J’ai peur que pour les prochaines élections, les Français désertent les urnes, ce qui sera favorable au RN. » Léa, 31 ans, sympathisante écologiste
« Michel Barnier, c’est la droite réac’, RN compatible », juge aussi Aurélie, 38 ans. « Je ne vois pas comment un homme de l’ancienne politique comme Barnier pourra gouverner sereinement », considère Yoann, Grenoblois de 29 ans. « Il a comme priorité absolue la lutte contre l’immigration », s’inquiète Timothée, un Parisien de 35 ans. « Michel Barnier fait partie du groupe qui n’a pas fait le front républicain », note de son côté Abdel, 62 ans, en critiquant le fait que Michel Barnier ait renvoyé dos à dos LFI et l’extrême droite dans l’entre-deux-tours des dernières élections législatives.
« Un candidat que le RN accepte »
Les électeurs de gauche sont aussi révoltés d’observer qu’Emmanuel Macron a choisi un chef du gouvernement qui n’était pas rejeté par le Rassemblement national. « C’est un coup politique, loin des attentes des Français », confie Kilian, sympathisant écologiste. Après le Front républicain, Emmanuel Macron se retrouve à choisir un candidat que le RN accepte », regrette ce Nantais de 40 ans.
« Le président de la République continue d’entretenir une ligne floue avec le RN, son meilleur ennemi. » Kilian, 40 ans, sympathisant écologiste
« Je ne comprends pas le jeu actuel. Quel intérêt a-t-il à nommer quelqu’un qui ne fait pas partie de l’Assemblée nationale, sauf à séduire l’extrême droite pour lui tendre le pouvoir à la prochaine élection ? », s’interroge aussi Léa. En 2017, Emmanuel Macron s’était d’ailleurs engagé à ce qu’il n’y ait « plus aucune raison de voter pour les extrêmes » après son quinquennat. « J’ai mis six fois un bulletin Macron dans l’urne depuis que je suis majeur pour empêcher le RN de gagner. Et de voir une sorte d’alliance entre Macron et Le Pen pour empêcher la proposition du NFP, cela me fait très peur sur l’état de notre démocratie », témoigne Quentin, habitant de Saint-Denis de La Réunion.
« On a fait barrage au RN en votant et on a l’impression qu’il y a désormais un barrage anti-gauche à l’Assemblée, alors que la gauche est quand même républicaine », se désespère Grégoire. Une partie du camp présidentiel a répété ces derniers mois que LFI ne s’intégrait pas dans « l’arc républicain« . Ce Clermontois de 29 ans a prévu d’aller manifester samedi mais regrette que le mouvement de protestations ne soit pas davantage suivi, notamment par les syndicats. « Je suis extrêmement en colère, mais je reste mobilisé pour participer à d’éventuelles manifestations, je pense que le feuilleton n’est pas terminé », renchérit Augustin, Grenoblois de 27 ans.
Barnabé, lui, ne croit plus vraiment aux manifestations. « On a l’impression que ça ne sert plus à grand-chose, on a vu que ça n’avait rien donné lors du mouvement contre les retraites », souffle l’étudiant. « Je compte plutôt sur une motion de censure ou sur les prochaines élections », ajoute-t-il. Vincent, Parisien de 30 ans, espère également une réaction des parlementaires dans les semaines à venir : « Certains députés Renaissance ont affiché leurs distances avec le président Macron, on peut souhaiter qu’ils prennent leurs responsabilités et se joignent au NFP pour censurer un gouvernement Barnier. »