Naomi Klein plaide pour « un populisme écologique »…

La journaliste et essayiste canadienne Naomi Klein, connue pour avoir publié « No Logo » et « La Stratégie du choc »  vient de sortir un nouveau livre : « Le Double — Voyage dans le monde miroir, » toujours chez Actes Sud. Dans un  entretien accordé à Reporterre , elle fait le procès de la gauche étasunienne : « Nous devons nous concentrer sur des politiques écologiques qui soient aussi des politiques de redistribution économique. »

Naomi Klein : « Nous avons besoin d’un populisme écologique »

Naomi Klein, activiste et intellectuelle canadienne, explique la victoire de Trump par l’incapacité de la gauche et des écologistes à parler des problèmes concrets des gens. Elle plaide pour un «écopopulisme».

L’essayiste canadienne Naomi Klein, pourfendeuse du capitalisme, à Paris, le 12 novembre 2024. – © Cha Gonzalez / Reporterre

Un article signé Hervé Kempf et Cha Gonzalez (photographies) dans Reporterre du 15 novembre 2024

Reporterre — Comment analysez-vous la victoire de Donald Trump ?

Naomi Klein — La droite se rapproche des classes populaires avec plus de facilité que la gauche ou les libéraux. Cela devrait être un véritable signal d’alarme et nous faire réfléchir à la façon dont le discours progressiste est perçu : élitiste, déconnecté et sans plan pour aider les gens. J’ai toujours cru qu’il était possible de concevoir une stratégie politique qui s’attaque à la crise écologique et à l’aggravation des inégalités. Mais ce n’est pas comme cela que la gauche a façonné sa politique climatique. Nous assistons à un ras-le-bol des travailleurs qui ont l’impression que ces questions sont un luxe dont ils ne peuvent pas se préoccuper.

La gauche sociale-démocrate n’accepte pas de s’engager dans cette voie et de parler aux gens ?

C’est un échec de la gauche dans sa globalité. Pas seulement du Parti démocrate qui n’est pas la gauche, mais représente l’establishment. L’aile du Parti démocrate affiliée à Bernie Sanders a été totalement marginalisée. Bernie essaie toujours de trouver un terrain d’entente. C’est sa stratégie politique : « Qu’est-ce qui peut unir la coalition la plus large possible ? » À cause de son absence, la gauche s’est divisée en petites factions très agressives qui s’attaquent les unes les autres. Elle n’a pas créé un mouvement bienveillant capable d’attirer les travailleurs, ce qu’a réussi la campagne de Trump : elle a attiré beaucoup de gens de gauche, qui travaillent et ont besoin d’un espoir économique.

«  La gauche est devenue très académique et élitiste. Son discours n’est pas en phase avec le peuple.  » © Cha Gonzalez / Reporterre


C’est un paradoxe parce que le monde de Trump est celui des hyper riches, d’Elon Musk et de nombreux milliardaires.

Le Parti démocrate est perçu comme plus élitiste que le Parti républicain, qui est un mélange de riches volontiers grossiers et d’autres plus accessibles, en contact avec les classes populaires. Elon Musk échange avec les utilisateurs de Twitter, alors que les riches démocrates ne parlent à personne en dehors de leurs cercles. En 2016, j’ai écrit que le Parti démocrate ressemble à une fête à laquelle vous n’avez pas été invité. C’est une super élite qui a mis en scène un spectacle et pensait que les travailleurs s’y joindraient. Mais les gens se sentaient insultés et exclus. C’est ainsi qu’ils ont élu Trump.

« Le Parti démocrate est une super élite »

Bien sûr, le Parti républicain est au service de l’argent. Il n’a pas été pour autant condescendant envers les travailleurs comme a pu l’être le Parti démocrate. En outre, les expulsions massives promises par Trump ne sont pas seulement une politique raciste, mais aussi une politique économique dans le sens où il promet une redistribution des richesses à la classe ouvrière, de la même manière que les fascistes ont présenté l’antisémitisme comme une redistribution des richesses. C’est ce que dit Trump aux électeurs noirs et latinos : « Ces immigrés prennent votre travail, nous allons les éliminer pour que vous ayez plus d’emplois. » C’est horrible, mais il est important de comprendre qu’il y a une logique économique derrière ce vote.
Quelle doit être la stratégie de la gauche et des écologistes ?

Il faut commencer par examiner honnêtement la façon dont nous sommes perçus. Nous devons nous concentrer sur des politiques écologiques qui soient aussi des politiques de redistribution économique, qui montrent très concrètement qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre l’environnement, sa famille et son portefeuille. Nous devrions nous battre pour la gratuité des transports en commun municipaux et pour des pompes à chaleur pour tous qui réduisent la consommation d’énergie et permettent de chauffer et rafraîchir les maisons. Nous pouvons avoir des politiques vertes qui soient des politiques qui rendent la vie beaucoup plus abordable. Nous avons besoin d’un populisme écologique, d’un écopopulisme.
Le problème, c’est qu’il faut une redistribution, mais qu’elle semble absolument bloquée. Les gens savent qu’il y a de grandes inégalités mais ne pensent pas qu’il soit possible de la changer. Le fatalisme domine.

La meilleure façon de lutter contre le fatalisme est d’être stratégique. Choisissez 2 ou 3 projets sur lesquels vous pouvez gagner et gagnez-les ! Alors les gens reprendront espoir. On ne peut pas convaincre un fataliste avec seulement des arguments. Il faut lui démontrer que c’est possible.
Comment ?

Aux États-Unis, Trump est en charge de tout au niveau fédéral, mais les Démocrates sont aux commandes dans des États comme la Californie et dans des grandes villes comme New-York. Il y a beaucoup de critiques à adresser à Joe Biden sur le climat, mais il a réussi à faire passer le texte législatif de l’Inflation Reduction Act (IRA) [un plan d’investissement de 370 milliards de dollars sur dix ans pour engager la transition énergétique]. J’espère donc que la révolution des énergies renouvelables est suffisamment avancée pour qu’elle se poursuive sans politique fédérale. Joe Biden doit débloquer cet argent avant la fin de son mandat pour que les projets soient mis en œuvre sur le terrain. Certains gouverneurs républicains affirment déjà ne pas vouloir se débarrasser de l’IRA parce qu’il leur procurera des financements dont ils ont besoin.
Une autre difficulté est que Trump et l’extrême droite assument totalement de mentir, les faits ne sont plus des éléments sur la base desquels on peut discuter.

Personne n’est complètement attaché à la vérité. Nous choisissons tous nos fantasmes. Le poids de la réalité écologique, économique et militaire rend l’époque très difficile à supporter. Donc nous vivons tous dans nos bulles et nous projetons sur nos adversaires tout ce que nous ne supportons pas chez nous.

« La droite a détruit l’écosystème de l’information »

Mais c’est vrai qu’il y a une approche de plus en plus créative des faits par le Parti républicain. Nous subissons les effets d’une stratégie menée depuis cinquante ans par la droite, qui a détruit l’écosystème de l’information. C’est la raison pour laquelle je parle de choses comme le transport en commun, le prix du chauffage, celui des produits alimentaires… Moins nous sommes dans des débats abstraits sur les causes du changement climatique, mieux c’est.
Quand on parle de populisme écologique, qui est un mot très fort, est-ce que ça veut dire qu’il faut prendre les armes de l’adversaire, sa rhétorique, voire être plus brutal ?

Pour moi, le populisme n’est pas un gros mot.
En France, le populisme est un stigmate utilisé pour vous décrédibiliser.

Nous parlons d’une politique de redistribution et de la volonté de rencontrer les gens là où ils en sont. La gauche est devenue très académique et élitiste. Son discours n’est pas en phase avec le peuple. Quand vous parlez de commerce du carbone, les gens ne comprennent pas de quoi vous parlez. Il est très facile pour vos adversaires de déformer vos concepts. Ce que la droite fait souvent est de prendre un terme académique, comme la théorie du genre, et d’en faire sa propre interprétation. Ils en sont capables parce que les gens ne savent pas ce qu’est la théorie du genre. Alors que dire « j’aime les transports en commun gratuits », c’est facile.
Comment définiriez-vous le populisme ?

Le populisme doit être redistributif, en réponse directe aux besoins économiques des gens. Bernie Sanders est un populiste économique parce qu’il parle de redistribuer les richesses, en se concentrant sur l’augmentation des salaires, sur les soins de santé universels, sur des services qui vont répondre directement aux besoins des gens. Cela est tourné en dérision par le centre comme étant populiste. Je pense que nous devrions au contraire embrasser ces concepts. C’est bien d’être populiste !
Au début des années 2000 il y a eu des Forums mondiaux, comme à Porto Alegre au Brésil. Est-il imaginable d’essayer de faire une remise à zéro de la situation, en partant de l’écologie ? Comment faire renaître un grand mouvement populaire ? Est-ce un rêve ?

Ce n’est pas un rêve si lointain. Il peut y avoir une autre vague qui capture et dirige cette énergie. Les gens sont en colère. Ils comprennent que leurs conditions de vie sont de plus en plus difficiles et stressantes. Ils ont le sentiment que le système est truqué. Un populisme de droite prend cette colère et la dirige vers les personnes les plus vulnérables, en pointant les immigrés comme bouc émissaire. Le populisme de gauche tente de diriger l’énergie populaire contre les entreprises et les élites. Mais cette énergie a été cooptée par les Steve Bannon [ancien bras droit de Donald Trump], Giorgia Meloni [présidente du Conseil italien, d’extrême droite], Marine Le Pen…
La menace militaire semble monter partout dans le monde. Comment y faire face ?

Trump va la nourrir. Il veut davantage de dépenses européennes dans l’armement. C’est aussi une invitation à la gauche pour que nous investissions dans la santé et le logement au lieu du militarisme. C’est un choix difficile. Allons-nous construire des bombes ou des hôpitaux ?

«  Nous pouvons investir dans une économie qui donne un espoir de paix avec la Terre et entre nous.  » © Cha Gonzalez / Reporterre

Quelle serait la réponse de la gauche à cette question ? Devrions-nous augmenter nos dépenses militaires ?

Non, mais nous pouvons investir dans une économie qui donne un espoir de paix avec la Terre et entre nous. Trump fait miroiter un monde où nous investissons dans les armes offensives et dans un dôme de fer mondial. Nos frontières seraient ainsi protégées contre les effets de nos politiques et de l’immigration de masse… Il pourrait y avoir une autre vision pour la gauche populiste, axée sur la guerre climatique et l’injustice économique.
L’intelligence artificielle est devenue le moteur du capitalisme. Comment va-t-elle changer le paysage politique et quelle devrait être la réponse de la gauche et des écologistes ?

Nous devons identifier les failles dans la coalition bricolée par la droite, qui a beaucoup de vulnérabilités. L’une d’entre elles est que Trump parle déjà d’investir dans l’intelligence artificielle, mais c’est en contradiction avec ce que dit Bannon et des figures de la nouvelle droite qui parlent d’un effondrement spirituel. La gauche n’a pas été douée pour parler de ce sentiment que le monde se déshumanise. Il s’agit d’une question de climat, de droits du travail, mais aussi d’une question spirituelle dont nous devons parler davantage.

Le Double — Voyage dans le Monde miroir, de Naomi Klein, aux éditions Actes Sud, octobre 2024, 496 p., 24,80 euros.

Résumé

Imaginez : vous vous réveillez un matin et vous vous découvrez un second moi, un double qui vous ressemble un peu et pas du tout ; un double qui a partagé nombre de vos préoccupations mais qui sert à présent les causes que vous avez toujours combattues.
Cette découverte, Naomi Klein l’a faite à ses dépens : sur les médias sociaux, on la confond avec une certaine Naomi Wolf, ancienne star du féminisme et consultante d’Al Gore devenue, pendant la pandémie de Covid-19, une figure de la droite complotiste.
La confusion s’amplifiant, Naomi Klein se met à filer son double sur Internet et à enquêter sur le phénomène : le moi numérique que nous nous créons sur les réseaux, notre transformation en marques vir¬tuelles, l’IA qui brouille les frontières entre l’humain et la machine, les réécritures de l’histoire, l’extension de l’État de surveillance, la prolifération des deepfakes, les projections ethno- raciales… Tout un monde souterrain de désinformation et de conspirations qui imitent et cir¬conviennent les croyances et les préoccupations des progressistes, un « Monde miroir » qui se nourrit de leurs silences et de leurs échecs. « Ce qui m’est arrivé avec l’autre Naomi, dit-elle, est arrivé plus largement à la gauche ; dans maints domaines, les causes que nous défendions sont désormais dormantes et ont été usurpées, remplacées par des doubles distordus dans le Monde miroir. » Les nations, les cultures, les partis ont aussi leurs doubles, sombres et vertigineux.
Ce livre est un voyage dans les bas-fonds politiques de l’Amérique du Nord, et plus généralement de l’Occident. Il dessine une cartographie inédite, éclairant l’étrangeté de notre moment politique. Mi-fil d’Ariane, mi-cheval de Troie, Le Double nous plonge dans le labyrinthe des miroirs d’une certaine droite contemporaine. Il nous engage à déjouer les pièges d’un monde hallucinatoire et à bâtir de nouvelles solidarités. Un essai insolite et inspirant, et un témoignage plus personnel que jamais.


Naomi Klein : « Elon Musk est une théorie du complot en soi »
Par Simon Brunfaut & Pascal Claude pour RTBF

 

© Sebastian Nevols
 

Dans « Le Double – Voyage dans le monde miroir« , la journaliste et essayiste Naomi Klein, figure incontournable de la gauche nord-américaine et autrice notamment du célèbre « No Logo« , raconte comment elle a été confondue avec un « double », Naomi Wolf, autrice et féministe américaine qui a basculé dans le complotisme… En partant de là, Naomi Klein s’est intéressée à ce monde du conspirationnisme en ligne tout en interrogeant l’avenir de nos démocraties et de la gauche.

 

« No Logo a fait de moi une marque », dites-vous. « Une marque mal gérée », ajoutez-vous. Pourquoi ?

« No Logo« , c’était un livre qui parlait justement de la création des marques, du marketing, de la façon dont ça transformait nos cultures. Mais quand je l’ai écrit dans les années 90, c’était aussi le début de cette idée que les êtres humains pouvaient aussi représenter des marques, devenir des marques. Au moment où je l’écrivais, il n’y avait que les grandes stars qui pouvaient devenir une marque, comme Oprah Winfrey ou Michael Jordan. Mais quand le livre est sorti, il devenait possible pour des gens moins célèbres de se voir comme des marques, de se considérer comme telles. Et j’ai commencé à réfléchir au fait que ça m’arrivait à moi aussi, parce que je devenais un certain symbole d’une forme de politique. C’était avant l’ère des réseaux sociaux. Mais c’était quand même quelque chose qui me mettait mal à l’aise Et donc j’ai commencé à mal gérer ma marque. Je sais comment créer une bonne marque, parce que j’ai étudié le sujet. C’est une question de répétition. Et en tant qu’écrivaine, c’était quelque chose qui me troublait, parce que je n’avais pas envie de passer ma vie à me répéter, en n’écrivant que sur la question des marques.

Vous écrivez encore « Les marques auxquelles nous sommes réduits ne sont pas conçues pour contenir notre pluralité. Elles exigent fixité, passivité, unicité du moi, en somme, des hommes statues. Et vous ajoutez, ça pourrait bien être  « le plus grand  danger de notre époque« . Pourquoi ?

Je crois que nous sommes confrontés à une énorme crise, une crise pour notre espèce, que ce soit la crise du climat, celle du pouvoir oligarchique ou celle de la démocratie. Toutes ces crises sont connectées. Il n’y a aucun doute sur le fait que nous sommes dans une situation très compliquée. Le problème, c’est qu’on ne sait plus si on peut se faire confiance les uns aux autres, mais aussi si on peut se faire confiance à nous-mêmes. Et le résultat, c’est qu’on finit par jouer une espèce de version marketée de nous-mêmes, de notre identité, dans le monde numérique. Mais ce qui me troublait, c’est que je voyais que cette idée du personal branding, du fait de créer sa propre marque, prenait de plus en plus d’ampleur dans notre culture. Sur les réseaux sociaux, on a en quelque sorte une agence de publicité dans notre poche, sur notre téléphone, et on peut se marketer en permanence. Avec les réseaux sociaux, nous devenons nous-mêmes des marques. Je pense que ça change notre manière d’échanger avec les autres, d’être en rapport avec les autres.

Je crois que nous sommes confrontés à une énorme crise, une crise pour notre espèce, que ce soit la crise du climat, celle du pouvoir oligarchique ou celle de la démocratie. Toutes ces crises sont connectées.

C’est ça le problème? Ca produit davantage d’individualisme ?

Ce n’est pas seulement l’individualisme. Toutes les marques, évidemment, sont en concurrence avec d’autres marques. Et ce n’est pas très compatible avec la solidarité. Peut-être avec une forme de collaboration entrepreneuriale, mais ce n’est pas la même chose que la solidarité. Donc ça a à voir avec l’individualisme, mais la crise est plus profonde : est-ce que ces marques que nous projetons dans le monde, que nous diffusons, sont vraiment ce que nous sommes ? Et c’est ainsi que la défiance se répand. Quand je pense aux défis que nous avons à relever face à ces crises, je me dis que nous sommes en très mauvaise forme parce qu’il nous manque justement ce degré de confiance pour les affronter.

Quand vous utilisez Zoom pour des réunions, vous aimez flouter votre visage à l’aide de l’option « retoucher mon visage ». Vous dites : « J’ai découvert que j’aimais ça« . Pourquoi appréciez retoucher votre visage sur Zoom ?

Je crois qu’on a tous du mal avec notre image, c’est une manière de gérer sa marque. J’ai écrit, il y a longtemps, qu’on avait tous envie, quelque part, de vivre à l’intérieur de nos télés, de se faufiler là-dedans. Il y a quelque chose dans la surface lisse de ce marketing, dans cette artificialité qui est extrêmement attirante. Et je crois que notre esthétique contemporaine repose énormément sur cette espèce de vision caricaturale de nous-mêmes. D’ailleurs, qui est Donald Trump, par exemple, si ce n’est un dessin animé, une caricature qui a pris vie ? Cependant, dans le monde de Kamala Harris, il y a aussi de l’artifice. C’est de la télé de prestige, cette fois. Elle nous rappelle un gentil agent de police avec un bon cœur, dans un drame, une émission policière. Tim Walz, quant à lui, fait penser au gentil coach de foot américain. Voilà ce qu’ils incarnent comme personnages. Donc c’est une culture plus élitiste, mais c’est tout aussi faux. Je ne crois pas qu’on puisse battre Trump au jeu de la fausseté. C’est lui le maître du faux.

Qui est Donald Trump, si ce n’est un dessin animé, une caricature qui a pris vie ?

Pourquoi la réélection de Donald Trump n’a pas été une surprise pour vous ?

Ce livre que je viens d’écrire parle d’une immersion très profonde dans le monde des médias de Make America Great Again et de Donald Trump. Je me suis lancée là-dedans parce qu’il se trouve que j’ai un double qui est une star dans cette univers. C’est une autre autrice qui s’appelle Naomi Wolf. Pendant l’épisode Covid, elle a commencé à parler de la pandémie comme d’un choc exploité par les élites pour instaurer un règne autoritaire à la chinoise aux États-Unis. Donc on comprend bien comment ce genre de voix peut créer la confusion. Et il y a eu toutes sortes de confusions, c’est devenu très bizarre. Quand j’allais sur le web, je tombais sur des milliers de gens qui me criaient dessus et me demandaient comment je pouvais aller dire toutes ces horreurs sur Fox News et prétendre que la pandémie était une arme biologique inventée  par les Chinois. Et donc j’ai commencé à suivre ce qu’elle faisait, à essayer vraiment de comprendre ce nouveau monde dans lequel elle évoluait avec Steve Bannon, Tucker Carlson, etc. Et plus j’écoutais Steve Bannon et son podcast quotidien, plus je me suis rendue compte qu’il était vraiment en train de construire une nouvelle coalition politique, différente de toutes les précédentes. Les femmes étaient davantage impliquées dans cette coalition ainsi que les personnes non-blanches, les latinos, les noirs. Bannon parle de « nationalisme inclusif »…

Qu’est-ce que ce nationalisme inclusif?

C’est l’idée d’une xénophobie multiraciale. On croit souvent qu’aux États-Unis, le racisme est forcément blanc. En fait, le racisme peut être multiculturel. Donc j’avais l’impression vraiment d’assister à l’émergence en temps réel d’une nouvelle coalition politique.

On croit souvent qu’aux États-Unis, le racisme est forcément blanc. En fait, le racisme peut être multiculturel

Est-ce que Kamala Harris a eu raison de faire campagne sur l’avortement, selon vous ?

Je pense que c’est le sujet sur lequel elle était la plus passionnée. Sur ce sujet-là, elle était formidable. Mais le problème, c’est que sur tous les autres sujets, on avait l’impression qu’elle avait été conseillée par des groupes de consultants et qu’elle essayait de parler à trois catégories de population au même moment. Je pense que c’était très bien qu’elle défende le droit à l’avortement mais qu’elle aurait dû défendre d’autres choses, comme le droit à la santé. J’aurais aimé aussi qu’elle défende l’arrêt des livraisons d’armes à Israël. Elle a dit qu’elle voulait un cessez-le-feu, mais elle a continué à envoyer des armes…

Donald Trump ne perd pas une minute. Elon Musk sera l’un de ses ministres. Comment ça se fait que vous n’avez pas encore quitté Twitter ?

J’y travaille…

De quelle manière ?

J’ai cessé de publier sur le réseau et je crois que je vais passer à Blue Sky. Mais j’ai des sentiments partagés. Parce que ces réseaux, c’est nous qui les avons développés. Ils ont été construits avec nos idées et notre travail. Et l’idée que la réponse soit simplement de partir me dérange. Je pense qu’en fait, il faudrait en faire une sorte de coopérative de travailleurs. C’est important de comprendre comment cesser de fournir du travail gratuit à Elon Musk. Donc, je ne publie plus mes idées, mes réflexions. En revanche, je continue à essayer de faire du lien entre les gens et donc quelque part à utiliser Twitter pour les faire quitter Twitter… Il faut qu’on réfléchisse à ces plateformes comme un bien public, un bien commun, essentiel à la démocratie. On doit exiger une libre disposition d’une source d’informations en commun. C’est le cœur de nos combats actuels. Et je pense que ça fait aussi partie des raisons qui font gagner la droite et s’effondrer la gauche ou le centre.

C’est important de comprendre comment cesser de fournir du travail gratuit à Elon Musk. Donc, je ne publie plus mes idées, mes réflexions

Quel est le message qu’il faut adresser aujourd’hui à celles et ceux qui sont aspirés par ces théories conspirationnistes ?

Il faut comprendre comment fonctionnent ces théories, qui les pilote, et pourquoi. Quand on regarde quelqu’un comme Elon Musk, c’est un homme qui est une théorie du complot en soi. Il se sert de l’audience massive qu’il obtient pour servir ses propres intérêts économiques. Il incarne une conspiration, un complot. C’est vraiment les plus puissants qui travaillent dans leurs propres intérêts et qui faussent le système à leur service. Ce qu’il nous propose, c’est une distraction du véritable complot, qui est sous notre nez. Les plus riches et les plus puissants de la planète veulent qu’on croit dans ces fantasmes, parce que ça nous empêche de nous concentrer sur la manière dont notre système est en réalité faussé. Cette posture qui consiste à se battre contre les élites est en réalité un cadeau aux élites puisque ça permet de distraire le peuple…

Naomi Klein est l’invitée de Pascal Claude dans « Dans quel Monde on vit« .