L’intronisation encombrante de Mario Vargas Llosa à l’Académie Française …

L’ écrivain péruvien Mario Vargas Llosa rejoint ce jeudi 9 février les rangs de l’Académie française. Réception entachée par ses récentes et multiples prises de position en faveur de politiciens d’extrême droite en Amérique latine. Ses derniers positionnements ne peuvent qu’interpeller, tant ils sont contraires à ceux d’hier, quand il défendait ardemment les droits humains et les valeurs humanistes dont son œuvre est pétrie …

Mario Vargas Llosa à l’Académie française : une œuvre immense, des idées désolantes

Un article signé Valérie Lehoux publié dans Télérama.fr du 09/02/23

Mario Vargas Llosa avant son intronisation à l’Académie française, le 9 février.

Mario Vargas Llosa avant son intronisation à l’Académie française, le 9 février. Photo Emmanuel Dunand / AFP

La journée s’annonçait fastueuse, en tout cas joyeuse pour l’Académie française : le vénérable collège n’accueille pas si souvent un géant des lettres tel que Mario Vargas Llosa ! L’écrivain péruvien, auréolé d’un Nobel de littérature (en 2010) et de tant d’autres récompenses au fil de son étincelante carrière, y a été élu fin 2021. On prend son temps au pays des immortels : ce 9 février 2023 signe le jour de sa réception solennelle sous la Coupole et de son traditionnel discours d’entrée – toujours consacré à l’éloge du prédécesseur, en l’occurrence le philosophe Michel Serres, décédé en juin 2019. Pour une Académie qui peine à attirer des noms d’envergure, la venue de Vargas Llosa est a priori une aubaine. De quoi braquer les projecteurs médiatiques et redorer joliment un blason terni par le temps.

Sauf que. Dès son élection, des voix se sont élevées pour signaler que le nouveau venu dépassait de beaucoup la limite d’âge habituelle pour intégrer le cénacle – 75 ans, alors que lui en a 86 ; rappelant au passage qu’il serait le seul de ses membres à n’avoir jamais écrit en français – « mais il le parle très bien », rétorquent ses partisans. D’autres ont alerté sur les soupçons de fraude fiscale qui pèsent sur Vargas Llosa, son nom ayant été cité dans les scandales des Panama puis des Pandora Papers – l’intéressé posséderait une société offshore dans un paradis fiscal, ce qu’il a toujours nié. Accrocs regrettables à l’éthique de l’Académie ? À vrai dire, tout cela n’était rien au regard de la polémique qui entache aujourd’hui son arrivée : ses récentes et multiples déclarations politiques.

Une intronisation encombrante

Coup sur coup, Mario Vargas Llosa s’est prononcé en faveur de Keiko Fujimori au Pérou, fille et soutien d’un ancien dictateur condamné pour crimes contre l’humanité ; il s’est dit favorable au leader de l’extrême droite chilienne, Antonio Kast, nostalgique assumé de l’ère Pinochet ; et au non moins droitier Jair Bolsonaro, lors de son dernier face-à-face présidentiel avec Lula au Brésil. Des engagements qui laissent d’autant plus pantois que, fin 2018, Vargas Llosa tirait justement la sonnette d’alarme contre une possible élection de Bolsonaro (« tragédie », disait-il alors) ; qu’il avait été lui-même candidat à la présidentielle péruvienne de 1990, contre… Alberto Fujimori, le père de Keiko ; et qu’en 2010, il s’opposait à celle-ci sans ambiguïté : « Si la fille du dictateur qui a été condamné à des peines de prison pour crime et vol a la possibilité d’être présidente du Pérou, je serai l’un des Péruviens à tenter de l’en empêcher avec tous les moyens légaux… »

Qué pasa ? Chacun jugera comme il le souhaite la trajectoire partisane de l’homme, communiste et anti-stalinien dans ses jeunes années, et qui se battit pendant des décennies pour l’idéal démocratique, en Amérique latine comme dans l’ancien bloc de l’Est. Converti aux valeurs libérales depuis longtemps, un temps étiqueté centre droit, on avait bien remarqué ces dernières années sa tendance à glisser toujours plus à droite… sans anticiper que la glissade irait si loin. Aussi immense soit l’écrivain, ses derniers positionnements ne peuvent qu’interpeller, tant ils sont répétés et contraires à ceux d’hier, quand Vargas Llosa défendait ardemment les droits humains – valeurs humanistes dont son œuvre est pétrie. En décembre 2021, un collectif d’universitaires français publiait déjà une tribune dans Libération pour dénoncer son arrivée sous la Coupole. Une bonne année plus tard, l’ombre de la polémique ne s’est pas dissipée. Ce 9 février 2023, pour l’opération « prestige » de l’Académie, c’est un peu raté.


Quand Emmanuel Macron invite à dîner Juan Carlos, ancien roi devenu infréquentable en Espagne

Une contribution de Ludovic Lamant diffusée le 10 février 2023 dans Médiapart.

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Mario Vargas Llosa et Juan Carlos à l’Académie française à ​​Paris, le 9 février 2023. © Photo David Nivière / Abaca

Le chef de l’État a invité à dîner ce vendredi l’écrivain Mario Vargas Llosa, qui vient d’entrer à l’Académie française. Sur la liste des invités figure l’ami de ce dernier, Juan Carlos Ier, roi émérite d’Espagne, déchu en 2014 et exilé à Abou Dhabi pour ne pas ternir l’image de la monarchie.
À
peine de retour d’un Conseil européen à Bruxelles, aimanté par la présence du président ukrainien Volodymyr Zelensky, Emmanuel Macron reçoit à dîner à l’Élysée, ce vendredi. Le chef d’État tient à rendre hommage, au lendemain de la cérémonie d’entrée de Mario Vargas Llosa à l’Académie française, à l’écrivain péruviano-espagnol, nobélisé en 2010.

Le projet avait été ébruité par le quotidien catalan La Vanguardia, en marge du sommet franco-espagnol qui s’était tenu le 19 janvier à Barcelone : au détour d’une visite du musée Picasso, il avait invité l’écrivain Javier Cercas – avec lequel il s’est déjà longuement entretenu pour le journal El País – à ce dîner privé.

Vargas Llosa, natif d’Arequipa dans le sud du Pérou, âgé de 86 ans, fut l’une des figures d’un courant littéraire baptisé le « boom latino-américain ». Lui qui vécut un temps à Paris, au début des années 1960, est l’auteur de textes décisifs, dont Conversation à la cathédrale, inspiré de l’expérience de la dictature d’Odría au Pérou, de 1948 à 1956.

Il est aussi devenu une figure politique controversée, apportant son soutien à des candidats de droite ou d’extrême droite en Amérique latine et en Espagne. Il a par exemple pris le parti de José Antonio Kast, nostalgique de Pinochet, face à Gabriel Boric aux élections chiliennes de 2021, celui de Keiko Fujimori, fille de l’ancien dictateur péruvien, contre Pedro Castillo aux élections péruviennes de 2021, ou encore de Jair Bolsonaro contre Lula aux élections brésiliennes de l’an dernier.

Dans la crise actuelle au Pérou, il a ménagé la présidente par intérim, Dina Boluarte, malgré la soixantaine de morts victimes de la répression militaire dans les Andes. À Madrid, l’écrivain rate rarement une occasion de dire le bien qu’il pense de la vedette controversée de la droite espagnole, Isabel Diáz Ayuso, que certains critiques, au sein même de son proche camp, rapprochent d’un Donald Trump.

Si l’on en croit les thèses du politiste Ignacio Sánchez-Cuenca, Vargas Llosa incarne à la perfection dans le débat public une forme de « machisme discursif », au service d’opinions qui tournent le dos aux travaux des sciences sociales, mais « qui fondent leur autorité sur la seule identité de celui qui les émet ».

Mais c’est un autre invité à la table d’Emmanuel Macron, ce vendredi soir, dont la présence interroge : Juan Carlos Ier. L’ancien monarque espagnol, déchu en 2014 après 38 ans de règne, a fait le voyage d’Abou Dhabi pour assister à la cérémonie d’investiture à l’Académie à Paris.

Vargas Llosa l’a invité à Paris au nom de leur amitié – « dans la mesure où les rois peuvent entretenir des amitiés, je suis ami avec lui », a expliqué l’écrivain. Juan Carlos avait été le premier à féliciter Vargas Llosa lorsque ce dernier avait obtenu, en 1993, la nationalité espagnole, affirmant qu’il était très content qu’il devienne « son sujet ».

Il a été roi d’Espagne. Nous n’allons pas le traiter comme s’il était le concierge [des lieux].Hélène Carrère d’Encausse

Dans une analyse récente, le journal InfoLibre (partenaire de Mediapart) écrit que Vargas Llosa, 86 ans, et Juan Carlos, 85 ans, incarnent un même type de « masculinité d’une autre époque », où les femmes sont condamnées à jouer les seconds rôles.

Du côté de l’Académie française, son secrétaire perpétuel (sic), Hélène Carrère d’Encausse, qui s’était déjà beaucoup démenée pour l’élection de Vargas Llosa à l’Académie (malgré le fait qu’il dépassait la limite d’âge, notamment), s’est félicitée de la présence de l’ancien roi, interrogée là encore par El País : « Il a été roi d’Espagne. Nous n’allons pas le traiter comme s’il était le concierge [des lieux]. Nous le devons à l’Espagne. »

Emmanuel Macron semble être sur la même longueur d’onde que l’historienne. Joint à plusieurs reprises par Mediapart, l’Élysée n’a pas confirmé la présence de Juan Carlos Ier au dîner. Mais la presse espagnole a écrit qu’il avait bien été invité, et le fils de Mario Vargas Llosa, Álvaro, s’est fendu jeudi d’un message sur Twitter : « Macron les a invités à dîner tous les deux. »

Une fin de règne ternie par de nombreux scandales financiers

Juan Carlos Ier a longtemps été perçu – et cette vision domine sans doute encore largement en France – comme le monarque de la transition, celui qui a su, après la mort de Franco en 1975, mettre en place puis consolider les bases de l’actuelle démocratie parlementaire. Il joua un rôle clé, en particulier, pour faire échouer la tentative de coup d’État de février 1981, celle-là même que décrit avec brio Javier Cercas dans Anatomie d’un instant (2009).

Mais la fin du règne de Juan Carlos fut bien plus controversée. Au moment où son pays s’enfonçait dans les programmes d’austérité et la contestation sociale des indignados (les « indignés »), lui menait, en 2012, une luxueuse chasse à l’éléphant au Botswana, qui lui avait par ailleurs provoqué une fracture à la hanche.
Surtout, il a terminé son règne cerné par les scandales financiers, après avoir amassé une fortune colossale, chiffrée à 1,8 milliard d’euros par le New York Times en 2014. Si plusieurs monarchies du Golfe ont enrichi le monarque, ce sont ses relations avec l’Arabie saoudite qui l’ont fragilisé.

Des enregistrements de son ancienne maîtresse, l’Allemande Corinna Zu Sayn-Wittgenstein, puis des révélations de la Tribune de Genève, ont établi que Juan Carlos avait reçu, en 2008, 100 millions de dollars du roi Abdallah d’Arabie saoudite, sur un compte en Suisse d’une fondation panaméenne. C’était une commission liée à la signature d’un contrat de près de sept milliards d’euros pour la construction d’un train à grande vitesse entre La Mecque et Médine par un consortium d’entreprises espagnoles.

Plusieurs enquêtes ont été ouvertes en Espagne, liées à ces donations de l’Arabie saoudite, à des comptes en Suisse ou à des fonds non déclarés au fisc espagnol. Mais toutes ont été classées sans suite, soit parce qu’il jouissait de l’inviolabilité royale garantie par la Constitution au moment des faits, soit parce que les délits qui lui étaient reprochés étaient prescrits, soit parce qu’il a régularisé – en partie – sa situation fiscale.

En exil depuis 2020, Juan Carlos est revenu sur le sol espagnol en mai 2022 pour un séjour express qui n’a pas manqué de provoquer la polémique. Trop sulfureux, il n’avait pas été autorisé par son fils, Felipe VI, à passer la nuit à la Zarzuela, l’une des résidences de la famille royale.
D’après de nombreux observateurs, la perspective d’un retour définitif du roi émérite en Espagne, dans l’air depuis que toutes les enquêtes le visant ont été classées, a été repoussée à l’après-élections générales. Celles-ci doivent avoir lieu, au plus tard, en décembre 2023.

Malgré les affaires, l’amitié de Mario Vargas Llosa avec Juan Carlos a donc tenu bon. Ce n’est pas forcément une surprise, alors que l’écrivain avait été épinglé par deux fois pour des pratiques d’évasion fiscale, d’abord dans les Panama Papers en 2016, puis les Pandora Papers en 2021. Qu’on se rassure, tous ces sujets ne seront sans doute pas évoqués vendredi soir, autour de la table du dîner de l’Élysée.

Ludovic Lamant


TRIBUNE

Faire entrer Mario Vargas Llosa à l’Académie française est une erreur

Tribune écrite par un collectif de professeurs et de chercheurs universitaires et publiée dans Libération du 8 décembre 2021
Elu le 25 novembre, l’écrivain et prix Nobel de littérature 2010 apporte son soutien au candidat d’extrême droite de la présidentielle chilienne du 19 décembre. Un engagement qui n’est pas sans précédent.

« Nous avons appris, avec stupéfaction le 25 novembre, l’élection de Mario Vargas Llosa à l’Académie française. Nous en ignorons les motifs. Peut-être l’Académie a-t-elle considéré que l’écrivain péruvien incarnait l’idéal de l’écrivain engagé issu des Lumières. Mais cette élection pose de graves problèmes éthiques. Le récent soutien de Mario Vargas Llosa à José Antonio Kast, candidat d’extrême droite, nostalgique défenseur de la dictature militaire de Pinochet, à l’élection présidentielle du Chili le 19 décembre prochain, n’est en effet qu’un des derniers avatars d’une attitude qui légitime depuis des décennies des dirigeants responsables d’assassinats et de violations des droits humains … »


Vargas Llosa, le néo-pinochétisme et Karl Popper

Vargas Llosa, récemment admis à l’Académie Française (même s’il n’a jamais écrit une ligne en français), est intervenu dans la vie politique chilienne à l’approche des nouvelles élections présidentielles pour apporter son soutien à Kast, néonazi travesti en démocrate, fils d’un membre du parti national-socialiste hitlérien, sous-officier de la Wehrmacht. Un article signé Roberto Gac  édité le 21 novembre 2021 dans son blog Médiapart .

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Vidéo-conférence entre Vargas Llosa et Kast, Youtube, Santiago du Chili, décembre 2021.

(Il faut préciser que ce n’est pas la première fois que le romancier péruvien apporte son soutien aux pinochétistes. Il l’avait déjà fait à l’occasion de l’élection de Sebastián Piñera en 2009, sous prétexte de défendre la « Société Ouverte », la Open Society définie par le philosophe Karl Popper. Voici le rappel de cette intromission, rappel qui coïncide avec l’ouverture des portes de l’Académie Française (Open Academy) au romancier dévot de Mme Thatcher, de Reagan, et des Bush (père et fils). Peut-on imaginer la réaction de Michel Serres s’il avait su que son fauteuil d’académicien serait offert à un tel personnage, crée romanesquement par l’US Ideological Publicity Agency ?)

Mario Vargas Llosa s’est rendu à Santiago, en décembre 2009, entre les deux tours de l’élection présidentielle, afin d’intervenir dans la vie politique du Chili. Il s’est déplacé non pas pour défendre la démocratie, car le gouvernement de Michelle Bachelet a été et restera un modèle du genre en Amérique latine, mais pour appuyer Sebastián Piñera, candidat des néo-pinochétistes et l’un des hommes les plus riches du continent. Réplique chilienne de Berlusconi, Piñera est propriétaire, entre autres, d’une chaîne TV, d’un club de foot, d’une compagnie aérienne (LAN) et de 115.000 hectares de terres appartenant, en principe, aux Indiens Huilliches. Investissant d’immenses sommes d’argent dans sa campagne, et profitant de la division d’une gauche usée par vingt ans de gouvernement, il gagna l’élection malgré ses démêlés judiciaires (faillite de la Banque de Talca et disparition de 250 millions de dollars alors qu’il en était le directeur; délit d’initié dans la vente de ses actions en Bourse; association illicite de pharmacies dont il était actionnaire) et, encore, ses carambouillages aux États-Unis (amende de 88 millions de dollars à LAN-Cargo pour concurrence déloyale et atteinte à la « freedom » commerciale en collusion avec EL AL et ABSA), etc. 1  Voici un rapide profil du politicien auquel Vargas Llosa apporta son appui comme « Captain America » de la société capitaliste, pour le remercier des importants investissements consentis par Piñera au Pérou (LAN-Pérou), mais aussi pour encourager la formation d’un axe régional contre la république bolivarienne du Venezuela.

Il est très loin le temps où Varguitas conseillait aux écrivains latino-américains -tout particulièrement aux écrivains sympathisants de la révolution cubaine- de ne pas se mêler de politique et de se consacrer uniquement à la littérature. Cela ne l’empêcha nullement de se jeter lui-même à corps perdu dans la politique, allant jusqu’à briguer la présidence du Pérou. Sa participation aux manifestations organisées par les habitants des beaux quartiers de Lima pour défendre la « liberté » des banques, menacées de nationalisation par la gauche alors au pouvoir à Lima, lui valut les applaudissements de la bourgeoisie latino-américaine, de la City et de Wall Street, mais lui fit perdre les voix du peuple péruvien, qui lui préféra Alberto Fujimori.

Après cette défaite humiliante, il se consacra, plus que jamais, à ses fonctions de commis culturel hispanique pour le compte des financiers et des politiciens anglais et états-uniens, parmi lesquels ses mentors, Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Cette dernière deviendrait pour lui une sorte de marâtre spirituelle à la suite d’un banquet offert à un groupe d’intellectuels auxquels elle demanda, en guise de remerciements pour le succulent repas (et de quelques petits cadeaux, cela va de soi), de faire l’éloge de sa personne et de son gouvernement. C’est l’origine de plusieurs dithyrambes de Vargas Llosa parus dans les journaux espagnols et latino-américains, saluant la culture, l’intelligence et la gentillesse bienfaisante de Margaret Thatcher et de sa politique.

Les Argentins se souviendront toujours de cette politique, puisque la Dame de Fer -pendant la guerre néocoloniale des Malouines- donna l’ordre au sous-marin nucléaire Conqueror de couler par surprise le « cadet training ship » de la flotte argentine, le vieux croiseur Général Belgrano. Le navire  transportait près d’un millier de jeunes mousses et de cadets à son bord, et se trouvait hors de la zone de combats proposée et reconnue par la Royal Navy elle-même, laquelle s’appuyait, pour perpétrer ses méfaits, sur des alliés comme le général Pinochet. Celui-ci -congratulé par la Dame de Mort en tant que « sauveur de la démocratie chilienne »- avait trahi la fraternité historique du Chili et de l’Argentine, en apportant sa meilleure aide logistique aux amiraux anglais 2. Bien sûr, Varguitas ferma les yeux sur le crime de guerre commis par sa marâtre et sur les centaines de jeunes marins massacrés par les torpilles de Sa Majesté. L’histoire de l’Argentine jugera le romancier félon, absout par la bourgeoisie qui se presse au somptueux Théâtre Colon de Buenos Aires pour l’applaudir à l’occasion de ses tournées politico-culturelles. « La bourgeoisie manque essentiellement d’intelligence« , disait Balzac. Elle manque aussi de cœur, pourrait-on ajouter.

Dans un entretien au journal El Mercurio de Santiago, Vargas Llosa affirme que c’est l’essai de Karl Popper -La Société ouverte et ses ennemis- qui l’aurait convaincu de devenir un guérillero anti-socialiste. Varguitas (surnom du romancier utilisé par sa tante et première épouse), qui n’a aucune formation philosophique sérieuse, ni aucune formation scientifique (sa culture est essentiellement romanesque, donc fictive), avoue que l’ouvrage de l’épistémologue autrichien (philosophe spécialiste des sciences, précisément), lui avait été recommandé par sa marâtre intellectuelle, Margaret Thatcher, dont l’illettrisme était pourtant l’objet des moqueries sans fin de ses propres ministres et de la presse britannique (illiterate lady).

Karl Popper (Vienne 1902 – Londres 1994) est surtout connu pour sa tentative d’assassinat de Karl Marx. Ce geste fut salué par la reine Elizabeth II -fanatique des romans d’Agatha Christie et des assassinats en famille « british style »- qui lui accorda le sobriquet de « Sir », en 1965. « La Mort de Marx ! », voilà un titre pour un roman de Vargas Llosa, connu d’ailleurs pour la gaucherie et l’inélégance de la plupart des titres de ses livres. Après ce meurtre rêvé, quel soulagement pour la très gentille et ouverte société bourgeoise, menacée par d’affreux ennemis totalitaires.  En vérité Karl Popper aurait mérité un disciple un peu plus crédible, car son œuvre -en particulier celle qui concerne l’épistémologie- est intéressante, ne serait-ce que par sa prétention colossale.

Bien que mon propos soit de combattre et non d’expliquer le phénomène poppérien,3 je voudrais donner un aperçu de la méthode de Popper comme penseur. Pour tuer Marx, il lui fallait d’abord démolir Hegel et sa dialectique, mère de la logique marxiste, mais auparavant, pour démolir Hegel, il se devait de démolir Platon et Socrate et, au passage, Héraclite et (pourquoi pas tant qu’on y est) Aristote lui-même! Ce vaste projet de démolition accompli (Derrida et son entreprise de déconstruction était, quand même, plus fin), il ne restait plus qu’à attendre que Marx tombât de son propre poids du piédestal où les méchants totalitaires l’installèrent au XIX siècle.

Varguitas, qui croit obstinément en la fiction comme panacée contre toute fièvre révolutionnaire, avala goulûment les arguments poppériens et ne remarqua pas sous la surface apparemment lisse et cohérente de l’écriture de Popper, le nombre incalculable d’amalgames, de raccourcis, de déformations et de citations tronquées qui jalonnent toute son œuvre. Même un étudiant recalé en première année de philosophie serait capable de repérer les failles dans la logique poppérienne, failles dissimulées sous des affirmations provocatrices, nullement fondées et mal étayées, au point que le lecteur attentif pourrait se demander si Popper connaissait vraiment Descartes et sa méthode.

Sa logique, très peu cartésienne donc, lui permet de considérer Platon comme un philosophe de « mauvaise foi », traître à son maître Socrate, et La République comme la matrice de tous les totalitarismes. D’après ses propos, Aristote serait un « écrivain médiocre », plus érudit qu’intelligent, et Hegel un « bouffon » dont la « pseudo philosophie », « fatras nauséabond », ne serait qu’une « imposture », « une des pires escroqueries intellectuelles de notre époque » 4 . Ce n’est pas tout. Utilisant Schopenhauer comme bouclier, Popper affirme que l’auteur de La Phénoménologie de l’Esprit (l’un des sommets incontestables de la philosophie occidentale) est un « mafioso » dont la pensée « pathologique » serait à la base du fascisme et, bien entendu, du stalinisme, etc. Fait étrange, celui qui se tire le mieux de ces rafales dignes d’un authentique terroriste intellectuel, c’est… Marx.

Popper, marxiste dans sa jeunesse,  n’arrive pas à cacher sa fascination et sa passion  pour Karl Marx (un peu comme la passion presque érotique de Varguitas pour Fidel Castro)5. Le philosophe viennois couvre Marx de louanges (« grand penseur profondément honnête, grand humaniste, sincère dénonciateur de l’injustice de la société des classes », etc.) croyant ainsi pouvoir le tuer sans éprouver de sentiments de culpabilité. Cependant, il n’y parviendra pas. En tout état de cause, il se sentira coupable, à l’instar de Yvan Karamazov, le personnage dostoïevskien, même s’il n’a pas réellement tué son père.

En effet, contrairement aux désirs de Popper, Marx est toujours vivant, comme le prouve la dernière crise financière qui a secoué la société capitaliste, crise prévue -qu’on le veuille ou non- par le matérialisme historique. Ce fut la conclusion du congrès qui réunit à Londres, en mars 2009, de grands intellectuels européens rassemblés pour analyser la surprenante actualité du marxisme, seule théorie capable -encore aujourd’hui- d’expliquer avec clarté l’origine et le mécanisme du hold-up à dimension planétaire perpétré par Wall Street et la City.

Karl Popper doit se retourner dans sa tombe, mais lui, il ne sortira jamais du cimetière. Son œuvre, qu’on aurait pu imaginer, compte tenu de sa prétention, proche par sa valeur de celles de Platon, d’Aristote, d’Hegel et de Marx, s’avère creuse et d’une étonnante trivialité. Mais pour l’intellect et la culture de Varguitas, c’est largement suffisant.

Quelqu’un a dit (en pensant au merveilleux Douanier Rousseau, sans doute) « García Márquez, écrivain naïf pour des lecteurs naïfs ». Je me permets d’ajouter, me rappelant le slogan bien connu visant les revues Life et Time Magazine (« Life pour ceux qui ne lisent pas, Time pour ceux qui ne pensent pas ») : « Mario Vargas Llosa, écrivain médiocre pour des lecteurs médiocres »6 . Certes, mon compatriote Roberto Bolaño,  lamentable sycophante de la révolution cubaine (« film de gangsters tourné sous les Tropiques », affirmait-il, en toute objectivité romanesque), a fait son éloge dans le  journal El País.7 Malheureusement Bolaño mourut avant la publication de Las travesuras de la niña mala, roman porno-soft  de Vargas Llosa,  dont le niveau de la prose rappelle celui des magazines sud-américains pour femmes, style Paula, Claudia, ou l’ancien Para Ti.  Bolaño n’eut pas non plus le temps de lire le livre de Varguitas sur Onetti, où le romancier péruvien confond piteusement fiction et conscience, et propose, grosso modo, avec ses raisonnements d’un niveau comparable à celui du Sélections du Reader’s Digest, de remplacer la révolution socialiste… par la fiction. Cela, tout en conseillant aux peuples latino-américains affamés de lire beaucoup de romans (d’abord les siens) pour s’évader de leur triste réalité 8. Face à tant de sottise, de dévergondage, de pseudo culture camouflée derrière un mur de prix littéraires octroyés par la bourgeoisie aux écrivains (servant writers) qui savent défendre la société capitaliste de ses ennemis, il serait honteux de se taire et de laisser pontifier Vargas Llosa sans réagir

NOTES

1 Obligé par les circonstances, Piñera a été contraint de céder à ses amis quelques-unes de ses affaires les plus voyantes… pour les récupérer à la fin de son mandat, après quatre ans de gestion présidentielle saine, neutre et parfaitement honnête à l’égard de ses intérêts privés, bien entendu. (Aujourd’hui, pendant l’épidémie du Covid, ses entreprises « déléguées » lui ont apporté environ U$ 400 000 000).

2 Elle ne fut pas seule à féliciter Pinochet pour avoir délivré le Chili des socialistes sanguinaires. Jean-Paul II -véritable esprit saint de la Trinité Thatcher-Reagan-Wojtyla- fit de même au cours de sa visite à Santiago, lorsqu’il bénit les troupes pinochétistes sous le regard larmoyant du très catholique général Pinochet, auteur -d’après Varguitas- du « miracle » économique chilien, miracle dûment authentifié par Wall Street et la City en vue de la béatification du Saint Père.

3 « Bien que mon propos soit de combattre et non d’expliquer le phénomène hégélien… » (K. Popper, Hegel et le néo-tribalisme, I.)

4 « …Une des pires escroqueries intellectuelles de notre temps ». (K. Popper, Hegel et le néo-tribalisme, VI). Ces mots, acceptables dans un pamphlet mais impensables dans un texte philosophique, pourraient être appliqués plutôt à l’œuvre de Vargas Llosa.

5 Son cas rappelle le béguin d’Allen Ginsberg pour Che Guevara (« so cute »). L’Histoire ne raconte pas si Guevara se rendit devant les avances du poète américain. C’est peu probable. En revanche, c’est sûr que Fidel Castro n’a jamais aimé Varguitas (« so clever »), ni comme homme, ni comme romancier.

6 « Le médiocre s’accouplant au médiocre, l’art romanesque de Vargas Llosa ne peut qu’engendrer du médiocre », pourrait-on dire en parodiant Socrate et Platon (La République, livre X).

7 El País, quotidien qui a toujours été un glorificateur inconditionnel de Varguitas, sans doute parce qu’il appartient au même groupe multinational que ses éditeurs. On peut se demander ce que les 150 journalistes licenciés brutalement par la Direction pour des raisons de crise de la « Société Ouverte », pensent du silence ignoble face à ce méfait du « Marqués » Vargas Llosa (il fut anobli par le roi, ex-aequo avec l’entraîneur du Real Madrid Football Club, Vicente del Bosque.)

8 « El Señor Lara », créateur des prix Planeta destinés à contrôler le marché littéraire hispanique, s’occupe de la besogne. Encouragé par Varguitas (lauréat frauduleux en 1992, la récompense de 50 millions de pesetas ayant été monnayée à l’avance entre le romancier et l’éditeur devant le silence complice de la presse espagnole), Lara forgea une nouvelle couronne -le prix « Casa de América »- pour neutraliser le prix cubain « Casa de las Américas ». Maintenant « el Señor Lara » doit être plutôt inquiet parce que Varguitas vient  de créer, en toute humilité et grâce à sa fortune placée « off shore », son propre prix -Premio de Novela Mario Vargas Llosa- pour contrecarrer le prix Rómulo Gallegos, adjugé désormais par le Venezuela  bolivarien.

9 Parmi ces récompenses, le Irving Kristol Award offert par l’American Enterprise Institute, nid des néoconservateurs américains et vivier du think-tank de l’extrême-droite du Parti Républicain, qui conçut les horreurs du gouvernement de Georges W. Bush. Cette couronne tressée de dollars dont Varguitas fut ceint pour son appui à l’invasion criminelle de l’Irak (« To Mario Vargas Llosa, whose narrative art and political thought illumine the universal quest for freedom ») devrait être un déshonneur et une honte pour tout démocrate honnête. De toute évidence, ce n’est pas le cas de Mario Vargas Llosa, qui ne semble connaître ni la honte ni l’honnêteté.


Lire en complément « La bataille du Petit Trianon », un roman de l’auteur brésilien Jorge Amado …

Publié en 1979, La bataille du petit Trianon, est un livre à part dans l’œuvre amadienne. L’action se déroule à Rio de Janeiro, dans un milieu d’intellectuels. Au centre de l’attention, l’Académie Brésilienne de Lettres, où une place est vacante par la mort du poète bohème Antonio Bruno, à Paris, après avoir pris connaîssance de la chute de la ville aux mains des nazis. Commence alors une dispute acerbe qui va se prolonger pendant quatre mois, en conséquence de l’élection du remplaçant de Bruno. Les candidats qui se présentent n’ont rien à voir avec l’esprit et le style du poète défunt. Ce sont le général Waldomiro Moreira et le colonel Agnaldo Sampaio Pereira, sympathisant de l’idéologie nazie. Jorge Amado situe la trame en 1940, époque où le totalitarisme est au centre de la politique mondiale : « de toute part dans le monde apparaissent de nouveau les ténèbres, la guerre contre le peuple, la domination ». Au Brésil se sont imposés les jours asphixiants de la dictature de l’Estado Novo avec sa longue liste de brutalités et de persécutions. Ce que Jorge Amado a voulu exprimer avec ce roman, c’est que même sous l’oppression et la tyrannie, « il est toujours possible de planter une graine, de faire naître un espoir ». Ce livre est conseillé par Luc Amoros. En savoir plus, c’est par ici …