Échos de La Grande Manifestive du 18 août à Aurillac …

Ce mercredi 18 août 2021 à Aurillac, des centaines d’artistes « bataillonnaires », soutenus par une foule nombreuse et tout aussi réjouie, ont manifesté leur attachement à cet incontournable catalyseur de rencontres, à l’espace public et à la liberté d’expression… Retour sur ce beau pari qui a su ranimer les énergies avec les témoignages de Stéphanie Ruffier et de Gildas Puget et les photos de Vincent Muteau

« Aurillac 18 août 2021… de ces belles journées qui commencent par le plaisir de se revoir mais il n’y a personne à marier… ils sont venus, ils sont (presque) tous là… des éclats de joie qui recouvrent une tristesse sourde… y’a même Giorgio le fils maudit… des éructations foutraques et les mots forts de Tartare qui apaisent… on la réchauffe de baisers, on lui remonte ses oreillers… l’énergie vitale de Marie-Do qui nous pénètre… y’a tant d’amour, de souvenirs, autour de toi, à travers toi… Alix nous offre un dernier rite sacrificiel… tout doucement, les yeux fermés chantent comme on berce un enfant après une bonne journée pour qu’il sourie en s’endormant. »  Vincent Muteau. Retrouver son album photos par ici …


« La Grande Manifestive », Fédération nationale des arts de la rue à Aurillac

Un article de Stéphanie Ruffier paru dans Les Trois Coups du 20 août 2021

Manifestive-Aurillac © Vincent-Muteau © Vincent Muteau

Ruer encore 

Ce mercredi 18 août 2021 à Aurillac, des centaines d’artistes « bataillonnaires », soutenus par une foule nombreuse et tout aussi réjouie, ont manifesté leur attachement à cet incontournable catalyseur de rencontres, à l’espace public et à la liberté d’expression. Cradingue, dénaturé par le tout sécuritaire, éprouvant pour certains habitants de la ville comme pour les compagnies de passage du off, qui y laissent parfois des plumes… N’empêche ! Le festival d’Aurillac, s’il essuie bien des critiques, reste le symbole de la fête, le climax des arts de la rue, la vitrine qui draine tous les publics. On y croise un méli-mélo de familles émerveillées, de punks à chien en goguette, de programmateurs à l’affût, passionnés et badauds. C’est LE rendez-vous populaire de l’été. Comment en est-on arrivé à annuler cet événement essentiel et à laisser sur le carreau une profession déjà exsangue, alors qu’Avignon et Cannes ont maintenu leurs festivals ? Mépris pour les formes populaires ? Méconnaissance de ce secteur artistique ? Manque de concertation ? Frilosité ?

Après la déflagration de l’annonce de l’annulation le 12 juillet, des compagnies réagissent illico avec la « déclaration de Saint-Amand » : « Nous disons Merdre ! ça suffit ! ça va chier ! ». Leur emboîtant le pas, Dominique Trichet, co-fondateur du festival et ancien directeur de la FAI-AR – les apprentis de la 8promotion Pernette n’ont toujours pas pu montrer leurs maquettes – et le collectif ADT Aurillac Toujours Debout réclament des explications officielles et une table ronde dans une incisive lettre ouverte : « Vous ne pouviez imaginer que nous restions muets et muettes ». La Fédération nationale des arts de la rue (Fédé) dégaine ensuite l’idée d’une Grande Manifestive, manifestation de colère et de joie pour réunir professionnels, publics et citoyens autour de la défense de l’art en espace public. Un beau pari qui a su ranimer les énergies !

Manifestive-Aurillac © Vincent-Muteau
© Vincent Muteau

Le matin du 18 juillet, le centre Pierre Mendès France déborde : le maire d’Aurillac et ses adjoints, Fred Rémy, président de l’association ECLAT organisatrice du festival, et la Drac sont venus rencontrer, sur l’invitation de la Fédération nationale des arts de la rue, des professionnels à bout de nerfs. Côté administrations, c’est un ballet d’ouvertures de parapluies. Chacun se défausse comme il peut de la responsabilité de l’annulation. On l’aura compris, les règles du combo sanitaire-sécuritaire qui ne cessent de changer et de se durcir auront, une fois de plus, été fatales. Et comme le préfet est absent, on l’accuse d’avoir condamné le festival sur le motif du « maintien de la sécurité et de l’ordre public ». Pourtant, nul arrêté n’est paru, et le lendemain, dans La Montagne, l’intéressé nie être à l’origine du couperet. Alors, qui a plié l’échine ?

« La langue sécuritaire est la langue du mensonge »

Les prises de parole regrettent la toute-puissance, tant de la Préfecture, que d’ECLAT : quand cessera-t-on de gouverner et de décider dans la verticalité et l’arbitraire ? Comment lutter contre la violence institutionnelle ? Comment sortir de l’état d’urgence permanent et des protocoles et faire reconnaître les spécificités des arts de la rue ? Peut-on encore célébrer l’espace public alors que le passe sanitaire le privatise ? Les mots sont portés comme des flèches : « Vous avez tué une partie de notre profession », « Nous sommes en danger de mort », « Nous sommes des animaux sauvages, on ne peut pas nous enfermer dans des zoos ».

Manifestive-Aurillac © Vincent-Muteau
© Vincent Muteau

Les artistes de rue ont en effet déjà été sévèrement éprouvés par des années de Vigipirate (Aurillac avait connu une émeute en 2016 s’élevant contre le barriérage de la ville et la fouille systématique). Depuis la crise Covid, la situation est ubuesque : un peu partout ailleurs dans les manifestations qui résistent ou insistent, les spectacles sont enfermés dans des enclos, des cours, les entrées filtrées, le passe opère un insupportable tri des publics… Où est passé l’esprit libertaire, transgressif, festif, contestataire des arts de la rue ? La liberté d’expression et de circulation subissent une inexorable saignée qui vident l’artistique et le poétique de leur sens et nuisent à la vitalité des formes. L’espace public, cœur battant et moteur de ces esthétiques, ne cesse de se réduire.

La rencontre se termine sur le mode incantatoire : rester « poésie et herbes sauvages », partir à l’assaut de la préfecture, mettre fin aux systèmes pyramidaux et privilégier les collégiales, convoquer des assises des arts de la rue, réaffirmer et questionner les forces de cette théâtralité singulière entourés de sociologues et philosophes… À la tête de la Fédé, on met sur les rails co-présidence et parité. On sent que désormais l’association ECLAT ne pourra plus guère faire l’économie d’une concertation avec les équipes artistiques. Elle se réfugie derrière l’édition 2022, dont rien n’assure qu’elle pourra avoir lieu dans la liberté dionysiaque retrouvée. L’absence de sa présidente, Madame Nyssen, est criante. Le maire d’Aurillac promet de rédiger une lettre à tous les édiles situés sur des territoires où se trouvent des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP). À ce propos, on se réjouit de la prochaine ouverture d’un quatorzième CNAREP. A l’heure de préparer la Grande Manifestive, tout le monde sort remué. « Soyons féroces ! »

« L’art est public »

Place Michel Crespin, à 1 heures, ils sont venus, ils sont presque tous là : les artistes de rue, pionniers et jeunes générations, ont traversé la France pour défendre Aurillac qui n’est pourtant pas une ville facile à rejoindre. La liesse est palpable, comme la force du collectif.

© Vincent Muteau

Avant que le cortège ne s’ébroue, Nadège Prugnard et Jean-Marie Songy, ancien directeur du festival, rendent hommage à Jean Georges Tartar(e), l’immense griot à la poésie voyageuse : « Il est urgent de prendre la Bastille où croupissent nos idéaux, urgent d’abattre les bastilles des privilèges ». On célèbre les mots « toxiques, orduriers, putrides, vipérins, volcaniques » : « Mon bic sera ma fronde ! ». Le maire fait une apparition entouré du service sécuricool des FFF. Jean-Luc Prévost, président de la Fédé réclame de l’amour, du lien : « Nous voulons être ensemble, hélas, il y a des administrations entre le public et nous ». Il doit être comblé : l’heure est aux retrouvailles. Certains murmurent même que le festival renoue avec sa formule la plus savoureuse : le surgissement dans les rues, la surprise, la rencontre, tout gratuit, les images flamboyantes, l’autogestion, tous ensemble dans une unique pastille bigarrée.

Manifestive-Aurillac © Vincent-Muteau
© Vincent Muteau

Au rythme tonitruant des tambours du Transe Express, c’est un véritable carnaval qui s’ébroue. En tête, le piano des Arts Oseurs : on y entendra l’emportante « Déclaration des poètes » de Chamoiseau, des textes de Sabrina Sow ou de Marie-Do Fréval. Sur les vitrines et les poteaux, un manifeste de l’autrice Julie Romeuf est affiché. Porté ensuite par dix performers ailés et des cuivres, il affirme haut et fort notre droit de regard et la nécessité de nous sentir tous concernés : « Ça me regarde, notre capacité collective à avoir accès à tous les lieux, tout le temps (…), ça me regarde la manière dont on va occuper nos rues dès maintenant et indépendamment de ce qui nous sera permis, ça me regarde qu’on soit attentif à y mettre de la poésie avant d’y mettre des vigiles. »

Balllad est venu avec une cinquantaine de casques audio. Ce dispositif sonore permet de faire résonner en chœur un texte de Nadège Prugnard qui dit NON et NIET. Il relaie aussi le magnifique rappel de Jean Georges : « C’est entouré de spectateurs que l’artiste a la sécurité sociale ». Les casques passent ensuite des mains des artistes à ceux du public cantalou, venu nombreux soutenir la manifestation. Tous scandent : « La rue est à nous ». Une grande marionnette Oisoh se fraie un chemin. En haut d’un promontoire argenté, Chtou (Gildas Puget) assure la visite guidée de la ville : « Voilà la square où vomissent les punks, la place aux échasses, le meilleur hôtel pour les ptits déj, Boubouche souvent aperçu en off du off, les culs de Pascal et Josy… » Les pancartes s’amusent et s’insurgent : « Réclamons deux mois de confinement par an », « L’art est public », « Pour une fois qu’il fait soleil ! », « Où est la poésie ? », « L’art libre, seul remède à tous vos mots », « Notre maison brûle et nous scannons des passes ». Un tag à la craie clame : « Aurillac mon amour ». Une spectatrice brandit une coupe : « À votre liberté ». Un clown édenté fend la foule avec sa matraque. L’occupation de l’espace public, le libre-arbitre et la solidarité résonnent dans les discours. Charlotte Teissier, de la Bouillonnante, dresse soudain, dans le silence, un portrait de la foule. Moment suspendu.

Manifestive-Aurillac © Vincent-Muteau
© Vincent Muteau

La beauté, bariolée, chamarrée, pailletée, est là, partout. Au final, sur la place Michel Crespin, Didier Super pousse la chansonnette provocatrice et cinglante. Un imposant mur du son réactive les joies de la free party, cette insolence libertaire qui se passe des autorisations. La moustachue Marie-Do entonne une chanson paillarde. Alixem est là avec ses accessoires fétiches et son style anarco-foutraque : peinture sanguine dégoulinante, drapeau français fantôme et nudité ostentatoire. Un public plus jeune s’enjaille. La « rue », c’est tout ça, ce mélange, ces corps dansants, ce présent, l’acrobatie, le texte, le chant, l’image choc, la pépite, le sale et méchant, la dentelle et le gros son…

Tard dans la nuit, le bonheur d’être ensemble se poursuit autour du séquoia, arbre fétiche du square des Carmes. Résonne « La Réhabilitation du lundi » de Jean Georges Tartar(e), relayée par ses chers amis de Générik Vapeur. Des larmes coulent. Un mystérieux collectif féminin se crée. Un cracheur de feu illumine l’obscurité. On trinque… Sous les étoiles, le cœur de la rue palpite. 

Stéphanie Ruffier


« Aurillac, nous sommes revenus.
Et désormais, tu le sais.
Nous reviendrons toujours … »

Le récit de Gildas Puget,

« Quand nous sommes arrivés à l’Espace des Carmes, après avoir emprunté les rues silencieuses du début d’après-midi, la grande salle était presque totalement vide. Seules, autour d’une table, quelques personnes nous regardaient en souriant.

Nous les avons rejoints, et le vide autour de nous a pris corps, les murs semblaient lentement s’éloigner, et le peu que nous étions, le si peu, nous est apparu dans toute son immensité. Aurillac 2021, la grande Manifestive, l’incontournable rendez-vous de la liberté et des arts de la rue commençait ici…

Et il commençait mal.

Je vais te raconter un grand moment d’histoire, mon frère, mais avant tout il faut que je m’excuse. Je vais oublier des noms, quantité de noms. Une myriade de personnalités ne seront pas citées parmi ceux que j’ai croisés, dont je me souviens des visages, mais ne connais pas les noms. Il te faudra les imaginer, ces gens, cette foule qui va venir, partout autour des mots, comme dans les nuits du temps d’avant, quand nos heures et nos rues étaient libres et communes.

Et quant à toi, si je t’ai appelé mon frère, ma sœur, j’espère que tu n’en prendras pas ombrage, ce serait dommage, parce qu’évidemment, tu es mon frère, et pour moi tu l’as toujours été, bien entendu. Je t’ai dit ma fraternité depuis si longtemps dans cette écriture que les nouvelles me paraissent laides et étrangères. Si tu m’aimes au point que je t’aime, tu me le pardonneras.

Sache également, mon frère donc, mon frère d’art, qu’il est bien probable que ce que je te raconte soit éloigné de la réalité. Tu sais comme moi, toi qui ériges des cathédrales d’histoires, que les mots traduisent le réel à nos cœurs, et que nos cœurs battent avec le monde. C’est au rythme de ces tambours qu’une fiction comme la nôtre se doit d’être entendue.

La grande salle était vide. Julien était là, venu du petit village de Marcolès, non loin d’Aurillac, où nous avions joué la veille. Le jeune homme impressionné que j’ai connu il y a quelques années a grandi en assurance, et compte parmi notre tribu à présent. Une belle jeune femme à la peau mate nous accueille, elle se nomme Maëva, et ses yeux sont profonds comme un songe. Je découvre, tandis que nous nous présentons, Anaïs et Clémentine de la Fédération. Subitement, j’associe un corps à ces noms dont je n’avais connaissance que par la correspondance. Clémentine, les cheveux blonds et orangés, un pantalon coupé de noir et blanc, porte la pétulance sucrée de son nom, et Anaïs, le regard franc, arbore un sourire capable au-dessus de son t-shirt l’Art est public. Toutes deux sont dynamiques et positives, nouvellement embauchées au sein de notre fédé, leur mission commence à grande vitesse, avec deux assemblées générales, une manifestation improvisée, un contexte politique dévasté et un renouvellement du conseil d’administration dès les premiers temps. J’apprécierai, dans les heures qui suivront, leur efficacité et leur dévouement.

Nous nous attelons à mettre en place tables et bancs, dans l’espoir qu’ils se remplissent, puisqu’une cinquantaine de personnes est attendue.

Une cinquantaine. Une misère, pour une manifestation.

La grande salle est vitrée, et d’un côté comme de l’autre, nous voyons des policiers défiler sans arrêt. Par petits groupes, fusil d’assaut à la main, ou en voitures lentes et suspicieuses, leur présence est constante.

On dit que des CRS sont postés non loin de là. Cette débauche de force publique est sans rapport avec notre petit nombre, mais contribue à électriser le sentiment d’exception qui nous tient tous au ventre.

Nous sommes rejoints par d’autres guerriers. Cédric des FFF, tout d’abord, les épaules larges, que j’ai plaisir à voir. Nous nous étions appelés avant tout cela, nous exhortant l’un l’autre à faire savoir notre envie de rébellion tout autour de nous, à convaincre toutes les compagnies croisées à rejoindre la fronde, c’est un homme engagé et clair. Voilà ceux qui font Aurillac, le voilà, le ventre. Voilà ceux qui allument les vivats des foules, dressent les ovations debout, ceux qui érigent le off en plus grand festival de France, ni historiques, ni contemporains, ni subventionnables, ni faiar-compatibles, voilà pourtant ceux qui font la rue aujourd’hui.

Rapidement, avec ses amis, nous mettons en place toute la salle, tandis que nous sommes rejoints peu à peu par de nouveaux camarades.

Photo Vincent Muteau

Parmi nous, des figures historiques apparaissent, qui portent avec elle l’histoire du mouvement, et qui sont les gardiennes de leur esprit premier. Caty Avram, forte et disponible, est de celles-ci.

Le temps se fige un instant. Je vois à quel point nous faisons nombre, nous sommes égaux, nous sommes puissants. Je suis frappé par la marque du temps, oui, nos anciens ont bien vieilli. Comme nous. Mais je les regarde, parmi la jeunesse, ouverts, aidants, agiles, ils n’ont aucune prétention, ils sont populaires, ils sont toujours là, vivaces.

Jeune, j’étais profondément intimidé. À présent que la maturité m’est bien malgré moi imposée, je suis profondément fraternel.

Nous décidons avec Bélinda de décharger la structure.
Excité au plus haut point par la tournure des événements, ce sentiment si cher à mon cœur de cohésion du mouvement, je sens monter en moi la joie du chien fou, et je me jette sur le matos.

Dès le premier fly, porté à bout de bras, je ressens une déflagration de douleur dans les lombaires. Glaçante, la réalité me douche subitement.

Oui, nous avons tous bien vieilli. Je viens de me péter le dos.
Dès lors, je devrai faire avec une douleur constante, et le moindre pas me coûtera.Serrant les dents, je ne peux abandonner.

Julien tente de joindre tous les ostéopathes de Marcolès. L’équipe des FFF se saisi des flycases comme s’ils ne pesaient rien et vident le camion en dix minutes. Les gens me regardent avec stupeur et pitié avancer par pénibles demi-pas. Qu’importe. On doit aller au bout.

L’atelier pancartes commence, et il s’agit de trouver des dizaines de slogans pour en distribuer au maximum de monde, et même au public qu’on espère avec nous demain. J’apprécie la vivacité d’esprit de David Cherpin. Espiègle, il a le mot fin, et sa bonne humeur est communicative. Nous commençons à faire groupe.

« Aurillac, sans toi, on ne sème plus »
« Nous c’est le public, le préfet c’est la raie »
« Prenez soin de votre liberté »
« Aujourd’hui demain s’écrit »
« Pas d’Aurillac, pas de Salers »

On fait de nos rages des éclats de rire.
Vient le temps du repas. Jean Claude Tisserand me donne des nouvelles de sa fille en Bretagne. Pierre Berthelot me confie une clef USB. Sur celle-ci, un son de Jean Gorges Tartare. Demain soir, nous devrons trouver un temps pour lui faire un hommage, au séquoia du Jardin des Carmes, il me confie la mission de trouver le moyen de sonoriser le texte, enregistré en juin, peu de temps avant sa mort. Son dernier texte.
Pierre est touché, cela se sent. Je suis honoré de sa demande.

Nous sommes bien cinquante, oui. Je ne sais plus le nom de cette jeune femme aux cheveux crépus, qui a été nous acheter du rouge, mais le grand Baloo du festival d’Olt est là, avec sa faconde verte et ses tatouages liserons, les gars de Paris Bénarès, bronzés et la clope au bec ont amené leur Oiseau, elle, elle a des couettes rouges, lui, une chemise colorée, voilà Les Arts Oseurs, et ce pianiste empathique, nous nous retrouvons dehors, Pierre Pélissier est là avec ses bacantes et son accent qui roule, il est 19 h passé et le temps de la réunion est venu.

Comme cela traine je pousse la voix pour qu’on commence, cela me plait cette liberté, on sent que même si la fédé est à la logistique, le mouvement nous appartient à tous, fédérés ou pas. 

Olive-Didier Super est arrivé, cet homme est d’une empathie rare, et la grossièreté populaire de son personnage s’accorde à merveille avec notre tableau : nous formons déjà un groupe hétéroclite de personnalités fortes, de grandes goules, d’artistes en tout genre, les tronches, les gueules, les styles se mélangent et les vannes fusent.

Serge Calvier donne le cadre, c’est lui qui a déposé la manifestation et fait le repérage avec les autorités. Comme d’habitude quand il parle c’est trop long, on a envie de le couper et de sortir une blague ou de s’énerver sur un détail, mais les tiroirs s’ouvrent les uns après les autres, et le plus énervant c’est que tout ce qu’il dit est essentiel, il est synthétique en diable, efficace, indispensable, c’est Serge, iconique, chemise rouge et longs cheveux gris, le plus syndical de nos piliers, et on a hâte qu’il finisse d’expliquer. 

Amédée est là avec sa dégaine de sportif, Alex de la cie de l’autre porte toute son humanité dans les yeux, Nadège Prugnard prend la parole.

Elle fait de belles phrases et sa voix de fumeuse impose ses basses, son verbe un peu bourgeois nous fait du bien, il élève le débat, et il souffle une émotion de puissance et de fermeté. Perrine le lui rend bien, sa chevelure en panache, les yeux doux, on la sent poète et comédienne à la fois, les rôles se distribuent et elle pourra lire un texte debout sur un piano mobile. Nos sœurs ont du chien.

Jean Luc est arrivé, il reste discret. Il savoure probablement la passation, et laisse le fil se dérouler à son aise. Fred Rémy aussi passe, mais sans intervenir. J’essaie de recadrer le débat, on sent que beaucoup ont envie de s’exprimer, parfois juste pour exister. L’intelligence collective n’est pas à la hauteur de l’envie de participer, coute que coute, aux aboiements de la joyeuse meute.

David est là pour intervenir habillement. Un gars aura un ampli dans le dos et improvisera en toute liberté de la musique techno, il a la rébellion chevillée au corps. Bertrand a amené 60 casques HF et pourra coordonner autant de personnes pour scander des textes simultanément. Alixem viendrait avec un mur de son. Parmi nous, un type des RG essaie d’être invisible, mais tous nous l’avons repéré. Il faudrait le pass sanitaire au début de la manif, place Michel Crespin ? Tout le monde s’insurge, il y a un énorme consensus anti-pass, dans chaque bouche il est hors de question qu’on s’auto contrôle, des menaces d’insurrection grondent, un débordement à la préfecture est évoqué, tout reste possible.

Il faut du monde pour encadrer la manif. La discussion part dans tous les sens, Dominique Trichet me fait signe que nous devrions conclure. Il est incroyable, voûté, sec comme un olivier, mais le regard étincelant, il est venu avec une cloche de pestiféré pour la faire tinter quand il veut jeter de l’huile sur le feu. On se dit qu’on mettra tout en place demain après-midi, juste avant de partir. Le brassage d’idées prend fin, quantité de gens ont pu s’exprimer, et nous avons formé un groupe, aussi étonnant qu’il puisse paraître.

Une réalité s’impose : nous sommes extrêmement peu. 

Nous espérons tous être plus nombreux demain, mais qu’importe, à mes yeux, nous avons déjà gagné. Ceux qui sont là représenteront les autres. Et s’il y a des débordements, est-ce que ce n’est pas légitime ?…

Je pars me coucher, pas à pas, et dans mes yeux restent les images de cette famille professionnelle qui n’a pas d’égale… François Mary, mal rasé… Paco Bialek sourire aux lèvres… Bruno de Beaufort souple et élégant… Laetitia, son fils sur les épaules… Plusieurs anciens stagiaires… Le directeur du cnar de Villeurbanne dont je ne connais pas le nom… Deux spectateurs qui viennent tous les ans revoir mes spectacles, et qui ont fait 300 bornes pour nous soutenir… Des jeunes, beaucoup de jeunes. Beaux, motivés, bigarrés… Rue des carmes, bras dessus bras dessous avec Bélinda qui me soutient, nous sourions en échangeant quelques mots complices. Elle a décidé de partir en collage sauvage cette nuit, avec des textes, des affiches, des engagements qui nous concernent… Est-ce que ce n’est pas légitime ?

Le matin révèle un soleil éclatant et un ciel parfaitement dégagé, dans un air frais et agréable. Nous rejoignons la grande salle pour l’AG.

À mon heureuse surprise, nous sommes nombreux, très nombreux, bien plus nombreux que je l’espérai. Sur le parvis, on se croirait à l’espace pro, à Jules Ferry, le mercredi soir. Le maire est là, nous nous saluons, je le sais apprécier mes spectacles, la dernière fois que je l’ai vu, il m’a payé un demi, c’était l’année dernière quand nous étions venus jouer malgré l’interdiction. J’apprends que le fameux préfet du Cantal est venu à Marcolès il y a deux jours. Il n’avait jamais vu de spectacle de rue. Il avait réservé pour les Barges et pour moi, l’après-midi.

Je me souviens alors de mon speech de fin. Aux remerciements, je me suis mis à moquer tous les préfets de France, et leurs décisions aléatoires, je me foutais bien de leur gueule, en les chargeant et la foule était morte de rire.

Le préfet, lui, était assis quelque part parmi eux…

Je ne suis pas sûr d’avoir fait du bien à la cause ! À la fois au moins, le voilà dans le vrai bain.

L’adjoint à la culture est là, il vient me parler, nous nous sommes vus hier, des Aurillacois aussi, venus soutenir la cause, je ne sais plus où donner de la tête, je connais tout le monde, j’aurais envie de parler avec tout le monde, j’essaye d’avoir un temps avec chacun, mais il faut papillonner sinon je vais en rater trop, François Baraize est là, et Fatma est venue, il y a Jackie bien sûr, figure emblématique d’Aurillac, le régisseur du off depuis les débuts, cet homme est un vrai philosophe, un humaniste à la pensée qui vous prend par la main et vous serre sur son cœur.

Pour rentrer, c’est super long, les filles distribuent les procus à tour de bras, on trouve une place avec Bélinda en haut des gradins, bondés.

Jean Luc lance l’AG de sa grosse voix, on sent qu’il est heureux d’arriver enfin au bout de son mandat, il en profite même pour tacler, pour se défouler joyeusement, et envoyer chier ceux qu’il mésestime, comme Artscénaze. Il est libre. Laetita, comme d’habitude, est précise, intelligente, et sa parole est claire et animée. Les bilans moral et financier sont votés hyper massivement. Court moment où on lit la joie et la fierté dans les yeux de ceux qui ont tenu la fédé, sous les applaudissements. Trop court à mes yeux, quel beau travail accompli dans ces temps délétères, bénévolement, au service du bien commun…

Mais vous savez, je l’espère, auquel point nous vous sommes reconnaissants, comme des frères le sont, sans trouver les mots et le moment pour le dire, profondément.

Et vient le temps du débat. Face aux gradins, le Maire, son adjoint à la culture, un autre type qui restera silencieux derrière son masque, et Fred Rémy.

La tension monte. Les interventions fusent, Marie Do vibre d’émotion quand elle dit notre colère, notre désespoir, des témoignages de festivals, d’artistes, la foule se rue sur les mots et les bouscule, le micro a peine à suivre les mains qui se lèvent pour intervenir, on sent dans le gradin la colère des arts de la rue. En face, le Maire, parfois attaqué nommément et violemment, assure le souhait de la municipalité de soutenir le festival, depuis toujours, cette année encore, l’année suivante aussi, il est avec nous, je l’aime bien ce maire, il s’en sort bien et pourtant on lui rentre dedans sévère. Fred parle doucement, il essaye d’expliquer qu’ils ont été jusqu’au bout, qu’ils sont aussi dépités que nous, mais Nadège lui réfute d’être dans ce nous, ce nous de ceux qui ont perdu leur salaire, ce nous qui meurt, de la salle les menaces s’élèvent de foutre le bordel, de mettre le feu à la ville, Fred nous exhorte à sauver le festival en 2022, mais la foule s’insurge, qui peut espérer quoi que ce soit en 2022, qui peut se projeter, la colère a lieu maintenant, tout de suite, nous n’en pouvons plus, non au pass, on veut une direction collégiale du festival, et soudain Josy rentre dans la salle et nous engueule tous ! Tous là, sans masque, dans une salle, alors qu’il y a autant de monde dehors et même pas d’enceinte pour entendre, tout cela est absurde, au niveau sanitaire on est des inconscients, Pascal s’y met aussi, la salle déborde de monde, j’arrive à attraper le micro et je dis ma joie de nous retrouver, tous ensemble, dans la férocité !

Une belle AG, qui nous a ressemblé. Dans l’émotion, tout le monde commence à se barrer, il est super tard et on crève de faim. On vote vite fait le groupe des nouveaux administrateurs nationaux, tout d’un bloc. Je me suis mis dedans. Je vous aime trop.

Cette fois au repas nous sommes un sacré paquet.
Ça brasse dans tous les sens, je n’ai plus le temps de dire bonjour.

Comme je suis toujours handicapé, on a besoin de monde pour monter la structure en vitesse. Un appel et on se retrouve avec 7 jeunes types qui se jettent dessus. L’un d’entre eux a juste un veston en poils noirs sur le torse nu, l’autre est en bleu de travail, les Paris Bénarès sont là, des clefs de 19 au bout des doigts, j’hallucine de la rapidité, de la compétence, la structure est montée en quinze minutes. Il faut déjà qu’on file, Julien m’a dégoté un Ostéo, j’ai une séance qui fini une demi-heure avant le grand départ de la procession, on nous prête une bagnole, et si on se speed, on aura juste le temps de brancher la sono, de mettre les costumes, et d’être à temps pour le départ.

Nous nous retrouvons avec Bélinda soudain hors du vrombissement de la ruche.

Aurillac, sous préfecture du cantal, par un été lascif, dans les quartiers lointains, calmes et déserts…

L’Ostéo sourit en me voyant rentrer. Il me reconnait immédiatement. Il a fait l’araignée, du temps des Champions du bien, il était « tentacules ». Il a vu 3 fois la beauté du monde, et sa sœur est rentrée au conservatoire en présentant mes textes.Retour dans la ruche. Bélinda me run à toute vitesse vers le centre, déjà fliqué et barré de partout. Bélinda, je n’ai pas de mot pour toi. J’ai tout mon cœur qui bat.

Nous réglons les derniers détails de la structure, j’enfile un costume argenté, et nous lançons les moteurs pour rejoindre la place Michel Crespin.

Au détour de l’horrible cinéma le Cristal, découvrant la place, j’hallucine. Il y a un monde fou. Le mur de son d’Alixem est monté, et de la grosse, grosse tek envoie de la basse à un volume ahurissant. Il y a des discours, cela chante, c’est le bordel, perché sur ma plateforme, je peux embrasser toute la foule du regard.

C’est incroyable, c’est inespéré.
Les Aurillacois sont venus.

Quand nous nous élançons dans les rues, nous ne sommes pas des centaines, nous facilement deux milliers.

Devant, le piano des arts oseurs, puis une foule, derrière, l’oiseau de Paris Bénarès, puis une foule, Pascal et Josy qui tiennent une grande affiche d’eux à poil, ça nous aurait manqué, puis une foule, nous avec la structure, une foule, les tambours de Transe express, une foule, et la Marianne au fond.

C’est magnifique, c’est puissant, c’est historique.

J’improvise, la sono marche du feu de dieu, je fais marrer les centaines de manifestants qui me suivent, je commente, je replace les souvenirs dans l’écrin de la ville, évoquant les compagnies, les moments, les histoires, j’exhorte à la liberté, à la défense de l’art dans l’espace public, je scande, je profane, je défends, je revendique nos valeurs de poésie et de fraternité, et derrière moi la foule rugit et siffle, elle applaudit de contentement, elle exulte, nous sommes ensemble, nous sommes réunis à nouveau !

Le groupe Tonne fait exploser des chapelets de pétards, il ya des fumigènes partout, des fumées rouges, des fumées noires, les sons de toute la procession se mélangent, c’est un incroyable bordel libératoire. Nous avançons dans la ville.

C’est passé si vite.

Je me rappelle des lectures du groupe tonne, debout sur un mur de la rue des Carmes, « ça me regarde » déclinaient-ils, également les mots scandés par les encasqués de Bernard, sinuant dans la foule en criant « non ! Non ! », la Marianne portant sa main aux balcons les plus hauts pour saluer les Aurillacois médusés, la comédienne au sourire de printemps qui a croqué la foule en un texte improvisé, en face du square, et le puissant, l’envoutant, le magnifique texte dit par Perrinne, sur le rond-point de Monthyon, face à la Marianne, et les applaudissements à tout rompre qui ont suivi.

Un succès incroyable, des retrouvailles si belles avec les Aurillacois venus par centaines, un triomphe de la rue dans sa ville mère.

Nous avons tourné autour du rond-point, sous les hourras, nous les rebelles, nous les poètes, nous les gens de peu, nous les amis des arts et de la liberté, et notre public était avec nous. 

Sur le chemin du retour, j’admirai les visages épanouis, j’apostrophai les commerçants, les habitants, et partout les gens riaient et nous applaudissaient.

De retour à la place Crespin, juché tout en haut de la tour d’enceintes, Didier Super, en équilibre, guitare à la main, nous attendait.

Alors devant un public hilare il a tout sali, tout foutu par terre, le covid, les gens de gauche, les féministes (qui ont grimpé pour l’attaquer, pure impro), les convenances, et nous ne cessions de rire et de rire encore à ce bel, ce tonique affront à tout ce qui peut entraver la liberté d’expression.

Alors le son est venu, énorme, tonitruant, gras, et les jeunes se sont mis à danser sur un rythme primaire et puissant.
Nous sommes partis démonter, à nouveau aidés par des jeunes, des amis et des inconnus, et même un directeur de cnar. 

Je doute que nulle par ailleurs ce genre d’horizontalité existe.
La nuit est tombée.

Alors est venu le temps de l’hommage à Jean Georges.
Nous sommes allés au séquoia.

Pierre avait amené des cubis et des bières. Il s’agissait de boire un coup en l’honneur de notre griot disparu, symbole s’il en est de ce festival.
Jean Marie Songy, des spectateurs, des artistes inconnus, Jean Luc, Gilles Rodhe, nous étions tous là, réunis dans un cercle silencieux et ému.

Nous avons écouté l’incroyable texte, ce dernier et magnifique texte de Jean Georges, dans un silence profond. Puis nous avons jeté un peu de notre vin au sol, et nous avons bu à son honneur.

Mes amis, c’était, je peux vous le dire, touchant, noble, et digne.

Oui nous étions là, tous, réunis par une histoire dont nous nous revendiquons tous, une histoire commune, l’histoire des arts de la rue, et nous rendions hommage à celui qui nous avait quittés. 

Quelle meilleure preuve d’humanité, de communauté que celle-ci ? 

Comme je suis fier de nous appartenir, nous qui savons procéder ainsi à des rituels communs pour honorer nos disparus, nous qui sommes assez beaux pour inventer et célébrer des moments comme celui-ci.

Ainsi s’est achevée pour moi la grande Manifestive.
J’ai entendu dire que la veillée près de la souche a durée jusqu’au point du jour.

Aurillac, nous sommes revenus.
Et désormais, tu le sais.
Nous reviendrons toujours. »

Chtou
Capitaine de l’espace artistique de Qualité Street


Politique culturelle

Les artistes de l’espace public imposent leurs revendications dans les rues d’Aurillac

Les artistes de l’espace public imposent leurs revendications dans les rues d’Aurillac

Un article signé Mathieu Dochtermann paru dans  toutelaculture.com du 20 août 2021

A l’appel de la Fédération Nationale des Arts de la Rue (FNAR) et de ses fédérations régionales, une Manifestive (contraction de “manifestation” et de “festive”) a réuni plusieurs centaines de personnes à Aurillac ce 18 août, pour montrer la détermination des artistes, des publics et des habitants à ne pas accepter la disparition du fameux festival d’Aurillac, principal festival en France et en Europe pour les arts de la rue et de l’espace public.

Périne Faivre de la cie Les Arts Oseurs face à la marionnette de Marianne, Manifestive (Aurillac), 18 août 2021 (c) A. Mourot

Second été noir pour les arts de la rue

Il faut dire que les arts de la rue traversent leur second été noir. En 2020, face à la situation sanitaire et en l’absence de vaccins, la plupart des manifestations culturelles ont été annulées. Mais 2021 n’est pas plus faste pour les artistes de l’espace public. Face aux mesures draconiennes exigées des festivals pour sécuriser les événements, beaucoup ont dû jeter l’éponge.

Cela constitue une menace pour l’avenir même de ce secteur : au-delà du manque à gagner lié aux annulations, qui peuvent mettre des compagnies en difficulté, et fragiliser les diffuseurs, c’est toute la dynamique de la création et de la diffusion qui est menacée. Ces festivals sont des moments indispensables, non seulement parce qu’ils sont le lieu de la rencontre entre les œuvres et le public, mais encore parce qu’ils permettent aux programmateurs de repérer les spectacles qu’ils vont acheter. Sans festivals, les créations récentes risquent de ne pas tourner, et de finir aux oubliettes. Pour couronner le tout, les cachets qui ne sont pas versés parce que les spectacles n’ont pas lieu vont poser des difficultés aux interprètes, qui vont avoir du mal à renouveler leur statut d’intermittents.

La détermination des équipes, des directions, en synergie avec les collectivités locales, ont permis de sauver quelques événements. Même si, souvent, les dispositifs ont été complètement revisités pour tenir compte des contraintes réglementaires. Mais ces dernières sont tellement fortes que certains festivals, notamment ceux qui n’ont pas assez de moyens humains et budgétaires pour y faire face, préfèrent ajourner leur événement. Même Chalon Dans La Rue, qui est l’un des festivals les plus importants du secteur, a failli ne pas se faire. C’est une volonté politique forte qui l’a sauvé. Mais les difficultés ont été telles que l’un des deux co-directeurs, Pierre Duforeau, a annoncé son intention de démissionner.

L’annulation de trop

C’est dans ce contexte que le représentant de l’Etat dans le département du Cantal a contraint l’association Éclat à annuler le festival d’Aurillac. Les organisateurs avaient pourtant fait un certain nombre de concessions. Le festival devait se faire selon un dispositif exceptionnel, entièrement revu, un peu comme celui que Chalon avait mis en place un mois plus tôt : l’association Éclat avait prévu “deux rendez-vous, d’une durée de 3 jours, [qui] rassemblait une dizaine de compagnies programmées et 80 compagnies de passage dans des lieux clos, contrôlables et répondant aux protocoles sanitaires et sécuritaires”. Malgré cela, “les autorités préfectorales nous ont indiqué qu’elles ne pouvaient pas autoriser la tenue de cette manifestation en l’état”, précise le communiqué de l’association Éclat.

Le préfet s’est expliqué sur sa décision dans la presse. Il précise que les mesures prises par l’organisateur lui paraissaient prendre “insuffisamment en compte les impératifs sanitaires et de sécurité publique”, notamment les impératifs liés au plan Vigipirate. Ce qui lui posait problème, dans le dispositif proposé, était le fait que deux week-ends consécutifs de spectacles étaient ouverts au public. Cela lui faisait craindre de trop grandes difficultés à “maîtriser l’affluence générée par les spectacles”. En somme, la préfecture était prête à ce que les représentations aient lieu, tant que le public n’y assistait pas. Dans ces conditions, Frédéric Rémy, le directeur du festival, a fini par prendre à contre-coeur la décision d’annuler.

Face à l’annulation du festival d’Aurillac, la mobilisation des artistes

C’est face à ces décisions que le secteur s’est mobilisé.
Dans un premier temps, des artistes et organisateurs de festivals ont rendu publique une “déclaration de Saint-Amand”, le lundi 12 juillet à Saint-Amand de Coly lors du festival “Saint-Amand fait son intéressant !”. Dans des termes forts, les signataires dénonçaient un “choix liberticide” menant à une “destruction culturelle”, à mettre au regard d’un “droit de pratiquer ces rituels urbains” qui n’est pas sans rappeler notamment la notion de droits culturels, consacrée par le droit français et international. La déclaration se finissait sur un appel à “un mouvement de contestation radical et pacifique”.

Suite à son Assemblée Générale le 21 juillet, la FNAR a lancé un appel rendu public le 11 août, invitant toutes les personnes intéressées à se réunir à Aurillac à la date du 18 août, pour une manifestation surnommée “Grande Manifestive”. Le mot d’ordre était “la défense des libertés dans l’espace public”. Le communiqué de la Fédération soulignait le caractère “arbitraire” des décisions prises par les autorités alors même que la profession s’adaptait “du mieux [qu’elle] pouvait” en faisant preuve de “bonne volonté”. L’objectif était de “réaffirmer les libertés d’expression, de création et de circulation dans l’espace public”.

Un rendez-vous sous haute surveillance

Ce 18 août, des centaines de personnes ont convergé sur le centre-ville d’Aurillac. Le cortège s’est constitué place Michel Crespin, devant un mur d’enceintes rappelant le dispositif des free party, avec un concert surprise – et bénévole, précise l’intéressé – de Didier Super, et des prises de parole de nombreux artistes.

Les mots de Jean-Georges Tartar(e), figure tutélaire des arts de la rue disparu au début du mois d’août, lus par Nadège Prugnard et Jean-Marie Songy (ancien directeur du festival), ont résonné sur la place : “Le monde va mal, tant pis, j’irai seul au combat. Seul je monterai à l’abordage du sanctuaire de la peur et de la tyrannie, seul, dressé sur mes jambes séniles, je déclencherai l’Intifada ! Mon Intifada à moi, féroce, cruelle, implacable, avec à la place des pierres, les mots.” La forme est poétique, le fond, politique, et la rage se sent dans les voix.

L’alliance de la politique et de la fête, le savoir-faire des artistes de rue

Le cortège a commencé à se mettre en mouvement vers 17h30. En queue de cortège, Marianne, une marionnette géante faite de tôle et d’osier, construite collectivement en 2016 à l’occasion des 10 ans de Rue Libre, Journée internationale des arts de la rue et de la libre expression dans l’espace public. Un symbole fort, accompagné par le slogan “L’Art est public !”. Certaines compagnies avaient fait le déplacement avec costumes et instruments de musique. D’autres ont consenti un sacrifice financier pour déplacer quelques-unes de leurs constructions: ainsi du piano roulant de la compagnie Les Arts Oseurs, ou de l’Oisôh de la compagnie Paris Bénarès.

Parti de la place Michel Crespin, le cortège y est retourné après une boucle qui l’a fait passer par la rue des Carmes avant un demi-tour cours Monthyon. Jusqu’au dernier moment, le parcours et les modalités de la manifestation ont fait l’objet d’intenses négociations avec les services de la préfecture.

L’ambiance est festive, joyeuse. Périne Faivre, directrice artistique des Arts Oseurs, résume ainsi l’atmosphère de ce rassemblement : “chaotique, furieux, vivant”. Juchée sur le piano de la compagnie, elle a adressé à la foule, avec la complicité de Renaud Grémillon, “La déclaration des poètes” de Patrick Chamoiseau. En y ajoutant quelques mots, parmi lesquels ont a pu entendre: “Les poètes déclarent que la ville d’Aurillac est le lieu de tous les possibles, […] que le théâtre de rue essentiel, unique, vital, nauséabond, collant, viscéral est indispensable à un monde vivant et rude, que les murs de la ville sont érigés pour faire écho à nos voix et non pour les arrêter, […] que rien n’arrêtera jamais la parole des femmes et des hommes qui doit être entendue en plein jour et sous les mêmes orages ».

Malgré les craintes des autorités, matérialisée par la présence de nombreux CRS, aucun débordement n’a eu lieu. La Manifestive, pour être revendicative, n’avait pas besoin d’être destructive. Aucun représentant de la préfecture ou du Ministère ne semble avoir assisté à l’événement. En revanche, les collectivités locales étaient présentes; notamment le maire, son adjoint et son directeur de cabinet sont restés jusqu’à la fin de la journée. Une absence particulièrement remarquée : celle de Françoise Nyssen, ancienne Ministre de la culture, présidente de l’association Éclat, qui ne semble pas avoir considéré que la défense de son festival valait le déplacement.

Un bilan très positif

Jean-Luc Prévost, le Président de la FNAR, parle de la manifestation du 18 août 2021 comme “un gros succès”. “1500 voire 2000” personnes étaient présentes, selon ses estimations, dont “une centaine d’artistes ou un petit peu plus”. Le reste du cortège était donc composé d’habitants de la ville et de spectateurs venus soutenir la manifestation. “On lit parfois sur les réseaux sociaux que les Aurillacois en ont assez du festival, mais la réalité sur le terrain c’est qu’ils nous disent à quel point ils y sont attachés”, note Jean-Luc Prévost.

“Dans le côté joyeux, dans l’amour d’être ensemble, dans la fraternité ça a été très fort”, ajoute-t-il. Pourtant, les débats de la matinée ont été très vifs, dans une ambiance tendue. La mairie s’est entendue dire qu’elle avait contribué à tuer une partie de la profession. Le directeur du festival, Frédéric Rémy, s’est vu adresser le reproche d’avoir pris la décision de l’annulation sans se concerter avec le reste de la profession. Mais les discussions ont permis également de rétablir un certain dialogue, le maire d’Aurillac, Pierre Mathonier, s’engageant notamment à adresser un courrier à tou.te.s les maires des autres villes où se trouvent des CNAREP (Centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public).

On constate en tous cas qu’une partie du secteur de la rue fait désormais front commun, unie pour la défense de sa liberté de présenter ses œuvres au public, face aux décisions politiques et administratives qui la menacent. Les artistes insistent sur le fait qu’ils ne sont que le fer de lance d’un combat plus large : de ne pas abandonner l’espace public et les libertés qui y sont consacrées à l’inexorable avancée des restrictions décidées au nom de la sécurité. Jean-Luc Prévost rappelle que ce combat est aussi un combat pour une autre manière de pratiquer la démocratie, avec une gouvernance plus horizontale, un dialogue renoué. “Il faut accompagner au lieu d’interdire. On a besoin d’une société de confiance et non pas d’une société de défiance.”


Aurillac. EN IMAGES ET VIDEOS : la Grande manifestation des arts de la rue

Ce mercredi 18 août, la fédération nationale des arts de la rue organisait la Grande Manifestive. Une déambulation au cœur de la ville d’Aurillac.

La Grande Manifestive des arts de la rue ce mercredi 18 août 2021 à Aurillac.
La Grande Manifestive des arts de la rue ce mercredi 18 août 2021 à Aurillac. (©NG)

Ce mercredi 18 août 2021 aurait dû être le lancement du Festival de théâtre de rue (dans sa forme habituelle). La crise sanitaire est passée par là, entraînant son annulation. A la place, c’est la manifestation « Champ libre » qui a été mise sur pied.

Mais pour montrer que les arts de la rue sont toujours vivants et manifester leur désapprobation face à cette annulation (format habituel), la fédération nationale des arts de la rue a décidé de mettre sur pied sa Grande Manifestive. Une déambulation artistique en centre-ville d’Aurillac.

Déambulation en centre-ville

Ainsi, ce mercredi 18 août 2021, ce sont environ entre 600 et 700 personnes qui ont participé à l’évènement.

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Vers 17 heures, place Michel Crespin, les artistes ont donné rendez-vous au public pour cette virée au coeur de la cité géraldienne, en compagnie d’une Marianne géante. Sur son sein gauche, l’inscription « l’art est public ».


À Aurillac, les artistes reprennent la rue

Un article signé  Marie-José Sirach dans L’Humanité du mardi 17 Août 2021

Depuis la décision des pouvoirs publics d’annuler le plus grand festival de théâtre de rue sans autre forme de procès, les artistes se mobilisent. Mercredi 18 août, ils se retrouvent à Aurillac pour se faire entendre.

Il est d’étranges coïncidences. On apprenait il y a quelques jours la disparition de Jean-Georges Tartare, poète saltimbanque à la longue barbe blanche, artiste libre, inventif, généreux, figure majeure qui fut de la fondation du festival d’Aurillac. Le monde des arts de la rue lui doit énormément et sa mort coïncide avec une décision mortifère, prise sans concertation aucune, d’annuler, pour la deuxième année consécutive, le plus grand festival international des arts de la rue.

Pour des raisons vaguement sanitaires mais aussi et surtout pour « risques de troubles à l’ordre public », comme l’avait déclaré haut et fort le préfet du Cantal, l’annonce de l’annulation du festival début juillet a été vécue par les artistes et compagnies qui devaient s’y produire comme un tir sans sommation. Le festival est annulé et le silence de Françoise Nyssen, ancienne ministre de la Culture et présidente du conseil d’administration du festival, passe mal. Elle qu’on a vue se démener comme un beau diable pour que le Festival d’Avignon, dont elle préside également le conseil d’administration, ait lieu, coûte que coûte, quoi qu’il en coûte serait-on tenté d’écrire, n’a pipé mot…

« Une catastrophe pour les compagnies »

Cette seconde annulation intervient alors que toutes les précautions sanitaires envisagées auraient permis la tenue du festival. La manifestation qui, d’habitude, se déroule sur quelques jours se déployait sur trois week-ends baptisés Champ libre ! Pour Nadège Prugnard, actrice, autrice et performeuse, cette annulation est « une catastrophe pour les compagnies, les artistes qui, pour la deuxième année consécutive, ne pourront pas montrer leur travail ». Le temps du théâtre de rue est court : trois mois d’été, à peine de quoi faire ses heures pour ouvrir les droits à l’assurance-chômage. « Ce que nous demandons désormais, c’est de mettre à profit ce temps confisqué pour organiser des assises du théâtre de rue et acter la légitimité des arts de la rue. » Elle et d’autres ont décidé de ne pas se laisser faire. « Les arts de la rue, poursuit-elle, convoquent d’autres classes sociales, plus populaires, plus jeunes, réunissent des publics qui ne fréquentent pas les théâtres. La magie d’Aurillac tient à son public, hétérogène, jeune ; à ses artistes qui imaginent des paysages poétiques rabelaisiens, inventent des machines à rêver pour ceux qui n’ont pas accès à l’art. »

La journée du 18 août se veut une journée d’action et de réflexion pour sortir les arts de la rue du mépris avec lequel le ministère de la Culture les considère.

Pour Nadège Prugnard, « ce sera une manifestation artistique et politique avec tous ceux qui pourront se déplacer à Aurillac ». Pour Dominique Trichet, ancien délégué général d’Aurillac et cosignataire, avec de très nombreux artistes, d’une lettre ouverte « à ceux qui ont pris la décision d’annuler le festival d’Aurillac », « ça devient de plus en plus difficile de jouer dans la rue. Tous les prétextes sont bons. Désormais, même les habitants d’une ville qui veulent traverser un square accueillant un spectacle ne peuvent plus le traverser, cet espace étant considéré comme un établissement recevant du public. C’est une négation du rapport que nous avons créé depuis sa création avec le public d’Aurillac ».

Dans cette lettre, à l’adresse de Françoise Nyssen, du préfet, du délégué du festival et du maire de la ville, ils écrivent : « Le Festival de théâtre de rue d’Aurillac n’aura pas lieu. Pourtant ce n’est pas la guerre. Nous, artistes et artisan·es des arts de la rue sommes en droit de savoir qui a pris cette décision et pourquoi. (…) Transformons la déception en réflexion collective. (…) Il serait bienvenu que cette table ronde soit placée sous l’égide de la Drac et que des représentant·es du ministère de la Culture, au plus haut niveau, soient présent·es. Cette annulation est-elle le fruit d’un consensus avec les tutelles et les partenaires financiers ? » s’interrogent-ils. Hier, la Drac s’est enfin manifestée et a annoncé sa venue à Aurillac.

Tout comme au festival d’Uzeste, qui ne veut pas ressembler à un camp retranché, l’esprit de liberté et de créativité qui souffle à Aurillac depuis sa création ne peut se jouer entre deux barrières Vauban. « C’est un des derniers espaces de liberté, estime Nadège Prugnard. C’est un festival qui s’est fait avec les artistes et on devrait fermer nos gueules ? On ne veut pas qu’Aurillac se transforme en un “événementiel” comme il en existe ailleurs. C’est un festival poétique, politique que la préfecture remet en question. Nous voulons que cette journée acte une reconnaissance de la part des tutelles pour les arts de la rue. Nous sommes déterminés à nous retrouver pour construire, inventer ensemble d’autres possibles. » À Lourdes, 9 000 pèlerins se sont pressés le 15 août pour célébrer l’Assomption. « On a vu la joie sur leur visage », a déclaré à la presse Michel de Verneuil, président de l’Hospitalité Notre-Dame du Salut, chargée de l’organisation du pèlerinage national. À Aurillac, on annule, à Lourdes, on fait des miracles …


Les arts de la rue sommés de se rentrer !

Par Pierre Dharréville, délégué national du PCF à la culture, député des Bouches-du-Rhône

« L’annulation du festival ÉCLAT, qui devait se tenir ces jours-ci à Aurillac, crée un précédent qui soulève notre indignation. La pandémie avait conduit à son annulation en 2020. Mais cette année, l’équipe organisatrice avait conçu, dans le plus grand respect des règles sanitaires, une édition allégée, plus étalée dans le temps, où toutes les mesures de sécurité étaient respectées. Pourtant la Préfecture du Cantal a procédé à son interdiction pure et simple, pour motifs « d’ordre public ».
Aurillac accueille la plus importante manifestation dédiée aux Arts de la Rue en France. Elle rassemble chaque année plusieurs dizaines de spectacles du monde entier et accueille plusieurs centaines de « Compagnies de passage ». Elle est depuis 1986 un rendez-vous incontournable pour tous les artistes de l’espace public et draine un public jeune, joyeux, populaire, souvent désargenté et que l’on dit parfois turbulent…
Nous sommes pour le moins étonnés que la décision de son annulation ait été prise sans qu’aucune raison autre que d’éventuels « troubles à l’ordre public » n’ait été évoquée. Comment comprendre cette décision ? Nous sommes très étonnés du silence du Ministère de la culture, comme de celui des autorités locales, comme de celui de la présidente d’ÉCLAT Françoise Nyssen, qui inaugure bien mal son nouveau mandat… Le mal est fait. Mais c’est de l’avenir du Festival ÉCLAT qu’il est question aujourd’hui, comme de l’avenir de toute création artistique dans l’espace public, qui exige autant et plus que toute autre de l’air et de la liberté !
« La rue est un théâtre à 360 degrés… » avait coutume de dire Michel Crespin, fondateur en 1986 du Festival d’Aurillac. La rue est le lieu de la rencontre la plus directe, la plus simple et souvent la plus poétique entre la création artistique et le plus large public, le plus jeune, le plus populaire. C’est aussi l’espace de la gratuité, pour la beauté du geste. Même si jusqu’à présent les nécessaires concessions
mutuelles avaient été trouvés, cela n’a jamais plu à l’autorité… L’annulation d’Aurillac dans ces conditions est un précédent qui soulève toutes les inquiétudes non seulement pour l’avenir de ce festival, mais aussi pour la nécessaire liberté, pour les artistes, de créer dans l’espace public et d’y rencontrer leur public.
Le Parti communiste est évidemment aux côtés de la Fédération de Arts de la Rue et des artistes qui organisent ce mercredi 18 août, une manifestation artistique et revendicative qui sillonnera le centre-ville d’Aurillac, de la place Michel Crespin à l’Hôtel de Ville. Appel est lancé aux artistes et au public de rejoindre ce mouvement, pour faire de cette manifestation un grand moment de fête et de partage, pour la défense des libertés, et plus globalement la défense des droits fondamentaux. Nous réprouvons cette dérive aux accents sécuritaires qui aujourd’hui frappe les artistes de rue et toutes celles et ceux qui « cultivent l’imaginaire au grand air », occupent l’espace public et en détournent les codes et les fonctions, tout en y injectant la dose de poésie qui nous permet de vivre – encore – debout. »