Gaspard Koenig, philosophe, écrivain essayiste a lancé en mai 2021 le mouvement citoyen « Vie plus simple » en faveur de la simplification des rapports entre les citoyens et l’administration française. Entretien.
Le Covid-19 vous a privé de votre liberté de voyager. Comment avez-vous vécu cette privation ?
La pandémie et le Brexit ont fait réapparaître les frontières, avec à chaque fois, un nouveau document à présenter, un contrôle supplémentaire, des contraintes aberrantes imposées sous des prétextes sanitaires qui ne tiennent pas la rampe. Ces murs qu’on a remis partout ne sont pas près d’être défaits. L’enfermement, dont j’ai profité pour écrire, a changé ma vie. Il m’a poussé à quitter Londres, fin juin, pour m’établir en France.
Que retenez-vous des confinements ?
Les gouvernements ont révélé leurs pires côtés. Ils se sont montrés incapables d’anticiper, d’élaborer des plans sérieux en cas d’apparition d’un virus. Ils sont retombés sur leurs pieds en multipliant les contrôles envahissants.
Au XVIe siècle, Montaigne appelait à ne surtout pas laisser les médecins gouverner. Il est normal qu’ils veuillent sauver des vies. Le politique doit-il pour autant vouloir les sauver toutes ? La réponse est non. Sinon, il interdirait la voiture.
Montaigne a traversé la France à cheval, alors que la peste sévissait. La mort était du voyage. Cette part de risque qu’il acceptait fait figure de leçon à notre époque.
Après avoir cheminé à cheval, vous entamez cette semaine un tour de France…
L’été dernier, lors de mon dernier voyage à cheval à travers la France, un seul sujet alimentait la conversation chez mes hôtes : l’excès de normes. Un thème aussi vieux que la France, dont parlaient déjà les philosophes Montaigne et Alexis de Tocqueville.
Qu’ils soient bouchers, artisans, agriculteurs, notaires… Tous racontent la même histoire absurde. Celle de gens honnêtes qui veulent faire leur boulot, mais qui se trouvent écrasés par une réglementation qu’ils ne peuvent appliquer.
Cette surcharge rend fou. Simplifier nos vies doit être une priorité nationale. Simplifier les relations entre le citoyen et l’administration doit être le sujet majeur des programmes des candidats à la présidentielle et du prochain quinquennat.
Les présidents français ont souvent fait campagne contre l’excès de normes…
Pompidou appelait à « cesser d’emmerder les Français », Giscard à « refouler la marée blanche de la paperasse »… On dénombre pourtant 84 619 articles législatifs et 233 048 articles réglementaires. Chaque député ajoute une couche.
Nul n’est censé ignorer la loi, mais en réalité personne ne peut la connaître. Seuls ceux qui peuvent se payer des avocats ou des conseillers s’en sortent. Au bout de la chaîne, les plus faibles se prennent tout en pleine figure. Ce système quasi aristocratique viole le principe même d’égalité et crée de l’injustice sociale. La loi libère, la liberté opprime et sans loi, le pouvoir est arbitraire. D’accord ! Mais l’excès de loi réintroduit de l’arbitraire.
Simplifier, c’est l’objectif de votre voyage et de la plateforme vie plus simple ?
Ce voyage dans toutes les régions, entamé en Mayenne le 5 juillet, a pour but de collecter un grand nombre de témoignages et d’exemples de normes abusives. Nous avons ouvert une plateforme, sur laquelle les citoyens peuvent décrire une situation. Ce travail, à l’écoute du terrain, n’est pas fait par l’administration aujourd’hui.
À quoi serviront ces témoignages ?
L’objectif est de constituer un mouvement populaire, construit et structuré, une division de militants afin de rappeler aux dirigeants qu’ils doivent faire simple… et moins.
Nous avons constitué un groupe de juristes qui formulera des propositions. Nous les remettrons en octobre afin qu’elles nourrissent le débat présidentiel. Entre la volonté de prévenir le risque, vouloir tout anticiper et la liberté, il y a un équilibre à trouver. Le vrai sujet, ce n’est pas de faire plus, mais moins. Et plus simple…
Faute de quoi, c’est la révolte ?
La première chose que les Gilets jaunes ont créée, en s’appropriant l’espace public, ce sont des cafés, au milieu des ronds-points occupés. Les bistrots disparaissent, de 600 000 en 1960 on est passé à 30 000.
Aujourd’hui, Il faut être un héros pour ouvrir un café tellement il existe de règlements, de charges… La norme s’impose de manière verticale, et quand elle tombe sur le terrain, elle tombe mal.
Est-il possible de faire machine arrière ? N’est-ce pas utopique ou risqué ?
On l’a fait sous Napoléon, quand les grands codes ont été adoptés. Le droit ne peut anticiper toutes les situations. Cette part de risque est normale dans une société libre qui doit faire confiance à l’individu. Ce dernier qui sera ravi d’être responsabilisé.
La simplicité doit devenir la matrice des politiques publiques. Accorder plus de liberté aux collectivités serait un moyen de la produire la norme par le bas.
Que vous inspirent les nouvelles mesures pour contrer la propagation du virus ?
Je suis effaré et indigné par l’extension du pass sanitaire, qui nous fait rentrer dans une société de contrôle dystopique où il faudra justifier de son identité pour prendre un café.
À partir du moment où toute la population a accès au vaccin, et où donc chacun est en mesure de se protéger s’il le souhaite, la prise de risque sanitaire doit relever de la responsabilité individuelle.
Par ailleurs, ce pass ne réduit que marginalement la circulation du virus, puisque la vaccination n’empêche pas la transmission. C’est évidemment une mesure qui, sur le terrain, ne sera pas ou mal appliquée. Encore une folie numérico-bureaucratique qui affaiblit davantage le respect de la loi et fait perdre toute crédibilité au pouvoir.
Qu’en est-il de la sphère privée, des entreprises du numérique ?
Elles se comportent comme des administrations, avec des formulaires à remplir de plus en plus intrusifs. Je plaide pour la création d’un un droit de propriété des données personnelles. Des biens dont abusent les grandes entreprises du numérique à qui on fait gagner de l’argent. Le droit de propriété n’interdit pas le don, la mise à disposition gratuite. Mais pour donner, encore faut-il posséder. Aujourd’hui, c’est du siphonnage, de l’extorsion.
Comment garder la maîtrise de ces données ?
Avec l’aide d’un portefeuille intelligent, auquel toutes nos données seraient attachées, afin de ne pas les laisser dans la nature. Ce « wallet » individuel rassemblerait les conditions contractuelles que nous souhaitons leur conférer. Les plateformes voulant les utiliser devraient s’y connecter en respectant les termes précisés.
L’intelligence artificielle menace-t-elle nos libertés ?
J’ai signé le manifeste pour des Smart Cities plus inclusives lancé par Hubert Béroche, un ancien étudiant que l’expérience du voyage nous rapproche. Il a exploré douze villes, dans le monde, pour comprendre comment l’intelligence artificielle les transforme.
Il a fondé le cercle de réflexion Urban IA et pointe le danger de vouloir planifier, réguler la manière dont se comportent les gens en ville, lieu d’errance et de hasard. Je ne suis pas technophobe. Fluidifier la circulation a du bon, à condition de laisser de la friction entre les êtres humains. C’est fondamental. Ces technologies doivent s’adapter à nos besoins de liberté, non l’inverse.
Que redoutez-vous ?
Pendant la campagne des régionales, la présidente réélue d’Île-de-France, Valérie Pécresse, s’est, comme d’autres candidats, déclarée favorable à la mise place la reconnaissance faciale dans les transports en commun.
Il s’agirait d’une dérive à la chinoise insupportable. Tout usager se verrait reconnu par l’appareil. Ce serait la norme absolue, un monde de surveillance dans lequel il faut souhaiter ne surtout pas vivre.
Quel exemple de bonne réforme citeriez-vous ?
Le revenu universel, le Liber, permettrait de simplifier le système des minima sociaux et la fiscalité avec une taxe unique, la même pour tous, que nous appellerions la Libertaxe. Un tiers de bénéficiaires du RSA ne réclament pas leur droit, selon le dernier rapport du Secours catholique. Une telle mesure apporterait de la transparence, de l’égalité, chacun ayant la certitude d’être traité de la même manière.
Montaigne vous a inspiré votre dernier voyage, à cheval. Pourquoi ?
Après un voyage consacré à l’intelligence artificielle, à la rapidité, j’ai voulu déconnecter, couper. J’avais envie d’un voyage européen, j’ai donc choisi de suivre les traces de Michel de Montaigne qui, en 1580, a quitté Bordeaux pour rencontrer le maximum de personnes en sillonnant l’Europe à travers la France, la Suisse et l’Italie pour parvenir à Rome.
Quelle leçon tirer de la philosophie, justement ?
Au Moyen Âge, Guillaume d’Ockham, théologien, a laissé à la postérité le principe du rasoir. Un concept doit être épuré jusqu’à atteindre la signification parfaite. On peut parler très simplement pour dire des choses profondes. Cela demande juste plus d’efforts.
Le terrain, c’est le moteur de vos réflexions ?
C’est la clé de tout. Voyager à travers la France à cheval m’a fait changer. Je suis allé au contact, les yeux dans les yeux, en porte à porte. Je me sens moins fermé, plus enclin à douter.
Ce voyage à cheval vers Rome, sur les traces de Montaigne, c’est une expérience de liberté ?
J’ai la chance d’avoir pu l’accomplir de juin à novembre 2020, entre les deux confinements, avec Destinada. Une jument grise pure race espagnole âgée de 6 ans. Quand on voyage à cheval, rien n’est régulé. Pas de permis, pas d’assurance.
En chemin, il n’existe aucune obligation. On est libre de mettre un casque ou pas. On prend ses responsabilités. Si ça tourne mal, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. Dans notre monde extrêmement normé, ça a été une expérience de liberté très intense.
Voyager à cheval, c’est apprendre à prendre le temps ?
Montaigne disait : « Mes pensées dorment si je les assois ». Il est connu qu’on pense bien quand on marche. On rêvasse. Chaque journée donne matière à réflexion. J’ai souhaité aller en profondeur, en prenant le temps de rencontrer les gens, de faire face à l’aléa. L’imprévu fait partie du voyage. Bifurquer, ne pas savoir où s’arrêter, c’est un luxe que nous permet la modernité. D’ailleurs, j’ai voyagé plus lentement que Montaigne. Lui changeait de cheval tous les jours…
Ce temps de voyage a facilité vos échanges ?
Ce véhicule étrange qu’est le cheval vous met en rapport direct, sur un pied d’égalité avec les gens que vous croisez. J’ai vécu des moments fantastiques d’hospitalité, de solidarité. Le trajet vous expose au danger. Pas le même qu’à l’époque de Montaigne, qui s’exposait à la peste, aux brigands. Mais cela montre qu’on a besoin des autres.
Que vous apporte la randonnée ?
Beaucoup de gens randonnent, à pied, à cheval, à dos d’âne. La marche permet de voyager très loin. Et d’explorer le moindre repli d’un paysage. C’est plus exotique que d’aller en Thaïlande, en Sicile et ailleurs… Quand Jacques Lacarrière écrit Chemin faisant, en 1977, on l’a pris pour un fou. Aujourd’hui, c’est presque banal.
Que retenez-vous de cette expérience avec l’animal ?
J’ai beaucoup appris au sein de l’écurie de La Pommeraye, dans le Calvados, au côté d’Antoine et Alice Castillon avec qui j’ai préparé le voyage. Montaigne en parle beaucoup. Il est inutile de projeter ses sentiments sur l’animal. Tout cela ne veut rien dire. Il faut rester dans le trait transactionnel, je fournis le foin, la sécurité, la jument, le transport. Après, on peut laisser la relation se nouer. Ou pas. C’est toujours fragile, délicat. Du jour au lendemain, tout peut s’effondrer.
Vous plaidez en revanche pour accorder des droits aux animaux…
Reconnaître aux animaux le droit de ne pas souffrir nous emmène très loin. Chasse à courre, élevage intensif, animaux domestiques qui tournent en rond dans des appartements… Nous sommes loin du but qui est aussi nécessaire que l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle. Faut-il interdire l’élevage intensif ? Comment compenser les éleveurs, les propriétaires ? On se pose les mêmes questions qu’à l’époque.
Gaspard Koenig en quelques dates
1982 : Naissance à Neuilly-sur-Seine. Sa mère Anne-Marie est journaliste pigiste, son père, Jean-Louis Hue a exercé au Magazine littéraire dont il est devenu rédacteur en chef en 2004.
2004 : Il obtient l’agrégation de philosophie, après avoir été reçu major à l’École normale supérieure de Lyon en 2002. La même année, il publie son premier roman, Octave avait vingt ans, chez Grasset.
Juin 2012 : S’engage en politique et fait campagne aux législatives dans la 3e circonscription des Français de l’Étranger (Europe-Nord) sous l’étiquette du Parti libéral démocrate. Il termine 6e avec 4,40 % des suffrages. Fondé en 2008 par Aurélien Véron, le PLD avait appelé à voter François Bayrou au premier tour de la présidentielle.
2013 : Création du cercle de réflexion GénérationLibre, visant à promouvoir les libertés. Parmi ses combats : instaurer un revenu universel et donner plus de pouvoir aux communes.
2019 : Publication de La Fin de l’individu (Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle), aux éditions de l’Observatoire. L’ouvrage vient clore un tour du monde.
2021 : Lance la plateforme numérique, Simple, publication en septembre de Notre vagabonde liberté, sur les traces de Montaigne, (L’Observatoire) tiré d’un voyage à cheval accompli de juin à novembre 2020 de Bordeaux à Rome.