Au Chili, les multinationales possèdent tout …

« Au Chili, les multinationales possèdent tout : la terre, les montagnes, l’océan … «  Dans un entretien paru ce jour dans le quotidien L’Humanité, l’écrivaine et cinéaste franco-chilienne Carmen Castillo décrit un mouvement horizontal, cristallisant le rejet d’un modèle inégalitaire et le refus, parmi les jeunes des classes populaires, d’endurer encore des conditions de vie indignes …

Carmen Castillo a travaillé auprès du président Allende. Après le coup d’État de 1973, les militaires ont abattu son compagnon Miguel Enriquez, chef du Mouvement de la gauche Révolutionnaire (MIR) ; elle-même, gravement blessé, a trouvé refuge en France. Au cœur du soulèvement populaire elle porte aujourd’hui une « mémoire vivante ».

Un entretien signé Rosa Moussaoui paru dans L’Humanité du vendredi 25 Octobre 2019.

Quelle est l’atmosphère des marches populaires qui se succèdent au Chili ?

C’est une ambiance extraordinaire, par la multitude des collectifs et des organisations impliqués, par l’originalité des pancartes brandies, pleines d’humour dans l’expression des demandes sociales, par le souffle que donnent à ce mouvement la jeunesse des quartiers populaires et les étudiants. Toutes les générations sont emportées par cet élan. Ce qui s’affirme, c’est le refus de céder à la peur, la détermination à tenir la rue. Personne ne se laisse prendre au festival de démagogie mis en scène par le discours, mardi soir, du président Sebastián Piñera, qui affiche un grand mépris devant les exigences exprimées par les Chiliens.

Les images du déploiement militaire face au mouvement populaire ont soulevé partout dans le monde une vague d’émotion, d’indignation. Quelles formes, quelle ampleur revêt la répression ?

L’Institut des droits de l’homme, un organisme d’État, a recensé cette semaine 18 morts et plus de 1000 arrestations. Des cas de torture ont été mis en lumière. Mercredi matin, lors de la manifestation autour du métro Plaza Baquedano, au centre de Santiago, on a découvert les traces d’un centre clandestin de torture. Des investigations sont en cours. Des protestataires ont, semble-t-il, été torturés dans une aile de la station de métro. La maltraitance est manifeste, les arrestations d’étudiants se multiplient, le déploiement de l’armée est pesant. La population est en alerte, des témoins filment les scènes de violences. À ce jour, le ministère de l’Intérieur se montre incapable d’établir un bilan précis, et même de publier les noms des personnes tuées. Mais ce qui est frappant, pour nous qui vivons ces évènements, c’est que cette répression n’arrête rien. Ils ne parviennent pas à susciter le repli. Le déploiement d’une armée prête à tirer ne produit pas l’effet recherché, celui de nous faire rentrer à la maison. Cette réponse répressive, la posture martiale du gouvernement, qui se dit « en guerre », a provoqué, au contraire, un regain de mobilisation. Mercredi, les protestataires ont franchi le périmètre interdit, la marche a continué son chemin. Un groupe, en ce moment-même, danse la cueca sous les fenêtres du palais de la Moneda, malgré l’impitoyable répression en cours dans le centre-ville. Les Chiliens occupent la rue. J’ai subi le coup d’État, la dictature. Mon indignation de voir l’armée ainsi déployée ne produit en moi aucune paralysie, bien au contraire. Nous-mêmes, les plus vieux, sommes portés par cette disparition de la peur.

Comment expliquez-vous l’ampleur prise par ce mouvement qui, parti d’une révolte contre la hausse des prix des transports, semble mettre en cause le modèle néolibéral ?

La hausse du prix du ticket de métro a allumé une révolte d’abord propagée par les étudiants. Le gouvernement leur a dit : « Vous ne payez pas les transports ». Ils ont répondu : « Nos parents, nos grands parents, eux, paient. Nous nous mobilisons pour eux ». Ces jeunes ont attiré dans la contestation des familles entières. Le 18 octobre, à 18 heures, le gouvernement a décidé d’arrêter le métro, bloquant au centre ville 100 000 personnes qui ne pouvaient plus rentrer chez elles. Voilà comment le mouvement a pris corps : il est né d’une prise de conscience, du refus de subir encore des conditions de vie indignes. C’est une explosion sociale, nationale, populaire, contre un système qui a cru pouvoir régler les affaires de la société par le marché, les abus, l’exploitation des plus pauvres. Le clivage social au Chili reflète une situation de lutte des classes, avec, d’un côté, les riches appuyés par un petit secteur des classes moyennes, et puis, de l’autre côté, les pauvres et la plus grande partie des classes moyennes, qui subissent de plein fouet le système. Cette société est coupée en deux.

Qui sont les manifestants sortis spontanément dans la rue ?

 

Le moteur de ce mouvement, c’est une jeunesse transversale. Pas seulement les étudiants : tous les quartiers populaires sont dans la rue, avec cette jeunesse précarisée, sans emploi. Tout a commencé par un grand « ça suffit ! », avec le refus de payer si cher des transports en commun drainant chaque jour 2,5 millions de passagers. Le métro a été attaqué, incendié parce qu’il est le symbole même de ce système, d’une modernité bien réglée. On marche, on prend le métro, on subit des trajets de deux heures, on va travailler, on obéit. Et il faut payer, en prime, des prix exorbitants pour ceux qui perçoivent le salaire minimum. Le métro cristallise, comme les supermarchés, comme les pharmacies qui vendent à prix d’or les médicaments, le refus de la réponse de marché, de la corruption. Il y a une raison sociale à ces violences. Les grands médias fustigent en boucle le vandalisme, dans le but de faire refluer le mouvement. Sans succès : dans les quartiers populaires, les habitants se sont auto-organisés pour défendre les petits magasins, pour faire face à la délinquance, aux bandes domestiquées qui s’attaquent aux pauvres. Mais ce qui est complètement nouveau, c’est que les manifestations s’étirent jusqu’au cœur des quartiers riches.

Comme celles des gilets jaunes en France…

 

. Oui ! Comme en France, les protestataires ont investi ces quartiers chics, c’est complètement inédit. Ce que nous vivons ici devrait d’ailleurs alerter le gouvernement français, et tous les gouvernements de la planète dévoués au néolibéralisme. Le Chili était, de ce point de vue, le système parfait. On ne pouvait pas s’attendre à ce qui est venu. Ici, dans ce laboratoire du néolibéralisme, ça fonctionnait très bien : le soi-disant ruissellement n’est jamais arrivé ; la population endurait l’oppression, elle était ligotée par la consommation, les cartes de crédit, l’endettement. Avec, bien sûr, une société pour les pauvres et une société pour les riches. Une éducation pour les pauvres, une éducation pour les riches. Idem pour le système de santé, les transports, etc. Au Chili, les gens subissent une immense cruauté. Les choses sont en train de bouger, même s’il est impossible de prédire l’issue de ce soulèvement. Ce qui est évident, c’est que l’évènement a eu lieu et que rien ne peut plus être comme hier. Je participe, avec mon collectif de l’école populaire de cinéma, à des actions, des micros ouverts, des projections d’images, des assemblées de quartier. Ces rendez-vous fédèrent tout le monde, autour de revendications sociales et du sentiment que la vie n’est plus vivable, qu’il n’y a plus rien à perdre. Il y a des syndicalistes, des écologistes, des féministes, des citoyens engagés dans des collectifs ou des groupes de quartiers, des gens seuls qui se retrouvent avec d’autres. C’est magnifique. Vous savez ce que l’on ressent quand on a le privilège de vivre un tel éveil…

Comment jugez-vous les premières réponses avancées par le président Piñera ?

Elles sont stupides, burlesques. Au Chili, de toute façon, la classe politique ne fait plus de politique depuis longtemps. Ils pensaient pouvoir gérer cette situation en déployant l’armée, en décrétant le couvre feu en mobilisant la rhétorique de la guerre et de l’ennemi intérieur : ça ne marche pas. Une hausse du salaire minimum est envisagée, mais elle serait prise en charge par l’État ! Personne n’est dupe de ces petites mesures. L’aveuglement de ce pouvoir est celui de tous les pouvoirs néolibéraux au monde. Ils sont tous pareils. Ils ne savent pas comment vivent les gens, ce qu’ils pensent. Après un demi-siècle, bientôt, de néolibéralisme au Chili, les mots qu’emploient partout les gens dépourvus d’organisation, dans les lieux de rassemblement, tissent une parole authentique, d’une intelligence sidérante. On ne peut plus les berner. Ils n’ont pas réussi à occuper complètement les têtes avec leurs histoires de consommation, de marchandise et d’argent.

Ces dernières années, l’Amérique latine est devenue le théâtre d’une contre-révolution pour anéantir les politiques populaires expérimentées par la gauche. Les mouvements de protestation qui se développent aujourd’hui, au Chili et ailleurs, expriment-il le rejet de cette reprise en main par les tenants du néolibéralisme ?

Je l’espère. Je ne peux parler que du Chili. Je suis cinéaste : j’ai besoin du tangible. Je suis en train de tourner des images avec des jeunes cinéastes, vidéastes, qui filment les évènements en cours. Ce qui surgit aujourd’hui, c’est l’inattendu, l’imprévisible de l’histoire. Je l’ai toujours répété, j’ai voulu le dire dans mon film « On est vivant » : il n’y a pas de fatalité, jamais, c’est nous qui faisons l’histoire. Il faut donc tenir, tenir contre l’impossible. D’innombrables mouvements sociaux ont précédé ce soulèvement. À chaque fois, nous perdions. Mais nous ne perdions pas tout : la preuve est là, ça ressurgit et ça prend. Les abus sont trop forts, la conscience de l’injustice est trop grande. Les luttes, depuis 2006, sont incessantes, elles se sont heurtées à ces gouvernements se prétendant de gauche, qui n’ont fait qu’administrer le modèle néolibéral de Pinochet. Bien sûr, on ne peut comparer les trente années écoulées à l’ère de la dictature mais les politiques conduites tout au long de cette période n’ont fait qu’aggraver l’injustice et le saccage. Au point que le Chili appartient totalement, désormais, aux multinationales. Elles possèdent tout : l’eau, les montagnes, la terre, l’océan, l’électricité, les transports. Tout ! La lutte pour l’eau, dans le Chili d’aujourd’hui, est une lutte profondément anticapitaliste. Le mot révolution n’a pas été levé ces jours-ci. Mais des lignes de perspectives apparaissent, avec la revendication d’une assemblée constituante, l’appel à une nouvelle constitution. Chaque jour, de nouvelles pistes sont défrichées. Le mot « égalité », ce mot formidablement dense, qui avait été évacué du vocabulaire politique au profit du mot équité, vide de sens, fait aujourd’hui son retour. Il est brandi dans les marches, avec le mot « liberté ». Au point où nous en sommes, ce que je ressens, c’est que ces archipels de luttes peuvent créer un continent populaire où la majorité des Chiliens pourra se retrouver.

Quelle place tiennent les organisations politiques, syndicales, dans ce mouvement horizontal ?

Les syndicats y sont impliqués, ils ont lancé un appel à la grève, le pays est à moitié paralysé. D’autres organisations, actives depuis des années, sont engagées, comme le mouvement « no mas AFP », qui demande l’abolition du système de retraite par capitalisation hérité de la dictature. Ses porte-parole sont dans la rue, à l’antenne des radios, sans être à la tête du mouvement. Le peuple mapuche vient de publier une déclaration très forte, avec un appel à élargir la mobilisation et à s’organiser dans les territoires indigènes. La parole mapuche est très importante dans le Chili d’aujourd’hui… L’attitude de Daniel Jadue, le maire communiste de Recoleta, au nord de Santiago, est formidable, il se tient au côté des protestataires, comme Jorge Sharp Fajardo, le maire de Valparaiso, militant de Convergencia social. Les députés communistes et quelques figures du Frente amplio disent « non » et refusent toute négociation en catimini. Mais ce n’est pas par là que ça passe. Des collectifs, des individus se retrouvent et marchent ensemble. On ne voit pas de dirigeants politiques dans la rue. Ce mouvement horizontal, sans leaders, trouve ses articulations à la base, hors des cadres traditionnels.

Les révoltés chiliens regardent-ils vers les soulèvements populaires en cours ailleurs dans le monde ? Ont-ils le sentiment de participer à un mouvement global ?

Jusqu’ici, les protestataires s’exprimaient en marchant, en chantant, au travers de cacerolazos, avec peu de prises de parole. Ils commencent à prendre le micro et lorsqu’ils le font, la parole qui jaillit est intarissable. Certains font la connexion avec une crise planétaire du système néolibéral. Comme si le néolibéralisme n’arrivait pas à mourir, et que nous étions dans le temps long de l’agonie d’un monde, avec des sursauts du mouvements social contre ce système fondé sur l’exploitation, l’injustice et la cruauté. Mais la conscience d’un mouvement global n’est pas répandue pour l’instant. Elle viendra. Pour l’instant, nous en sommes encore à nous reconnaître entre nous, à vivre au jour le jour, à surmonter les tensions et les peurs pour faire perdurer cet élan. Cette conscience viendra, car il y a de frappantes similitudes entre les explosions sociales contre cette logique économique et son modèle de société.

Vous avez pris part, au côté d’Allende, à l’expérience de l’Unité populaire. Vous avez subi dans votre chair l’innommable violence de la dictature de Pinochet. Comment ce mouvement résonne-t-il aujourd’hui en vous ?

Vous savez, quand on survit à tout cela, on porte en soi une mémoire vivante. Je ne ressens pas de nostalgie. Je regrette simplement que ma génération n’ait pas su transmettre assez cette histoire, la façon dont nous faisions de la politique dans ces années-là. Nous aurions du raconter davantage et mieux, aux Chiliens et au monde entier, comment Salvador Allende a consacré toute sa vie à la construction de cette alliance politique qui a gagné les élections. Il était tout le contraire d’un démagogue : c’était un éducateur du peuple, un homme d’un grand courage, porté par une éthique, une intelligence politique, un attachement profond à l’unité. Nous aurions du faire vivre la pensée de Miguel Enriquez, celle du pouvoir populaire et de l’action directe. Aujourd’hui, je suis habitée par eux, je suis avec eux dans la rue. Cette mémoire des vaincus reste une énergie qui s’incarne aujourd’hui dans ce mouvement populaire. En y prenant part, je ne pense pas au coup d’État. Ce n’est pas ça que j’ai en tête quand je traverse le couvre-feu. J’affronte, avec cette jeunesse révoltée, les enjeux d’aujourd’hui, avec l’expérience du passé.
Ce que je porte en moi de Salvador Allende, de Miguel Enriquez et de mes amis assassinés, torturés, disparus, ce n’est pas leur mort. C’est leur vie.

Entretien réalisé pour L’Humanité par Rosa Moussaoui
Source :
Ismaël Dupont


 

 

 

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