Retraites : la désastreuse stratégie du saut dans le vide …

Des centaines de milliers de personnes ont manifesté ce vendredi 24 janvier en France. Le texte de la réforme des retraites promise par Emmanuel Macron a été validé en conseil des ministres, première étape avant son examen au Parlement. Dans le même temps, 13 partis de gauche proposent un contre-projet . Médiapart revient sur ce qu’il qualifie de « désastreuse stratégie du saut dans le vide… »

Plusieurs centaines de milliers de personnes ont manifesté ce vendredi 24 janvier en France, lors de la 7e journée d’action contre la réforme des retraites. Une mobilisation en hausse par rapport au 16 janvier, une nouvelle journée de manifestation est prévue le 29 janvier.  Un reportage vidéo de 1’54 » signé France 24

« Des projections financières « lacunaires », des « différences de traitement » injustifiées, un recours exagéré aux ordonnances, des promesses contraires à la Constitution…  » Dans son avis rendu le 24 janvier, le Conseil d’État vient à son tour d’attaquer sévèrement la réforme des retraites. Il dénonce l’empressement de l’exécutif à vouloir faire passer un texte dont la « sécurité juridique » n’est pas garantie ». A lire tout en bas de page du présent article …

En attendant et malgré l’opposition de la majorité des citoyens, malgré le refus de nombreuses professions, des éboueurs aux avocats, malgré les grèves les plus importantes depuis 1968, le gouvernement persiste et prépare un passage en force à coup d’ordonnances. Une synthèse vidéo de 6’06 » diffusée le 26 janvier 2020 par Le Média …


Retraites: treize partis de gauche proposent un contre-projet

Treize partis de gauche proposent un contre-projet à la réforme des retraites du gouvernement alors que la contestation se poursuit.
Un article de Anne Soetemondt  publié dans RFI du

Un mois et demi après s’être réunies pour un premier meeting commun à la Bourse du travail de Saint-Denis, au nord de Paris, revoilà les gauches sur la même estrade : parti communiste, parti socialiste, EELV, Place publique, Génération.s… Une dizaine de courants de gauche ont présenté ce mercredi 22 janvier un contre-projet au programme des retraites.

« Je voudrais rappeler que tout ça n’est pas fortuit ». Depuis un mois et demi et le meeting de Saint-Denis, Fabien Roussel est à la barre. Le patron des communistes a réussi à mettre toutes les gauches autour de la table (ou presque) pour plancher sur un contre-projet à la réforme des retraites présenté ce mercredi.

Au total, 13 mouvements : PC, PS, EELV, Génération.s, Place publique, Nouvelle donne, Radicaux de gauche, etc. « Nous avons cherché à créer les conditions d’un consensus pour faire pièce au projet qui est présenté par le gouvernement. Il n’y pas qu’un seul chemin », explique le numéro un des socialistes, Olivier Faure.

Le chemin n’a pour autant pas été simple.Après six semaines de travail, les gauches ont accouché d’une feuille de route, mais pas d’un texte de loi. Et pour cause, les divergences sont nombreuses.
« Sur les 60 ans, nous les écologistes on pense qu’il faut mieux partager le temps de travail, travailler moins pour travailler mieux. D’autres vont demander un âge précis d’âge de départ. Mais en tout cas on s’accorde sur une chose : repousser l’âge de la retraite ce n’est pas ce qu’il faut faire » se défend la porte-parole d’EELV, Sandra Régol.

C’est donc sur le plus petit dénominateur commun que tout le monde a signé : pas de retraite inférieure au revenu minimum et une meilleure prise en compte de la pénibilité.  « Je crois qu’on lutte d’autant plus et mieux qu’on se dit qu’il y a un horizon, une alternative possible », insiste la députée de la France insoumise Clémentine Autain.
Une présence qui détonne alors que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon n’a pas souhaité participer aux travaux communs. LFI a d’ailleurs présenté son propre contre-projet, comme le PS et le PC. Symbole d’une  gauche qui, à la faveur de la réforme des retraites, retrouve de l’oxygène, mais toujours dans le désordre.


Retraites : la désastreuse stratégie du saut dans le vide

 

Depuis deux ans, l’exécutif entretient une stratégie du flou sur une réforme qui va toucher plus de 45 millions de personnes. Comment le nouveau régime se mettra-t-il en place ? Il est demandé aux Français d’accepter la réforme sans connaître précisément ses mécanismes les plus cruciaux. 

 

Le projet de loi de réforme des retraites, présenté en conseil des ministres ce vendredi 24 janvier, marquera une rupture à plus d’un titre. Par l’ampleur de sa cible, d’abord : presque 30 millions d’actifs et de chômeurs cotisent au titre de l’assurance-retraite, et 16 millions de retraités touchent une pension. Par la profondeur de la transformation prévue, ensuite : si la réforme aboutit, le système de retraite français deviendra un régime « universel » par points, qui devrait rassembler tous les régimes généraux et complémentaires existants.

Le système subira aussi un renversement de sa philosophie même. Aujourd’hui, il garantit une pension correspondant à une partie du dernier salaire touché, en fonction d’une durée de cotisation (système dit à prestations définies). Demain, il n’offrira plus qu’une seule certitude, celle du montant de cotisations prélevées sur le salaire, sans pouvoir garantir un niveau de pension précis (système à cotisations définies). De quoi susciter un mouvement de contestation à la durée inédite, qui entame sa septième semaine.

Mais cette réforme restera aussi – surtout ? – dans les mémoires en raison du très grand nombre de questions non résolues qui se posent toujours, deux ans après le début des concertations avec les syndicats et le patronat.
Classiquement, la procédure législative veut que le gouvernement présente une copie presque finalisée, avalisée par le Conseil d’État, au Parlement, qui peut ensuite l’enrichir ou l’amender lors de son examen à l’Assemblée nationale et au Sénat. Mais nous sommes très éloignés de cette épure, alors que les débats à l’Assemblée démarrent en commission le 3 février et que le gouvernement espère boucler l’ensemble de la procédure législative dès cet été.

Les failles qui persistent pour comprendre réellement les mécanismes de la réforme sont béantes. Combien coûtera la réforme ? Comment sera-t-elle financée ? Qui en seront les vrais perdants, et les gagnants (même s’il devient possible de commencer à les désigner) ? Comment seront revalorisées les carrières des fonctionnaires pour que le niveau de leurs pensions ne dégringole pas ? Sur quelle durée se feront les transitions ? Comment la pénibilité sera-t-elle prise en compte ? Pourquoi les entreprises emploieraient-elles plus de seniors qu’elles ne le font aujourd’hui ? Pourquoi les plus hauts salaires ne pourront-ils plus cotiser pour la retraite sur une grosse partie de leur revenu ?

Depuis des mois, les syndicalistes discutant avec le gouvernement se plaignent de n’obtenir aucune réponse précise à leurs questions. « Qui va payer, quoi, combien ? Qui va toucher ? Quoi et comment ? Et quelles sont les catégories concernées ? », interrogeait début janvier François Hommeril, le dirigeant de la CFE-CGC, syndicat des cadres. On en est toujours au même point. Les zones d’ombre restent innombrables, et le flou quasiment aussi fort qu’en octobre 2018, lorsque Jean-Pierre Delevoye, alors haut-commissaire à la réforme, présentait les premières ébauches de ses réflexions, ou qu’en juillet 2019, quand il dévoilait ses préconisations.

Et ce n’est pas l’étude d’impact accompagnant le projet de loi qui lèvera les interrogations et les inquiétudes. Selon les médias qui ont eu accès à des versions diversement finalisées au cours de la semaine (Les Échos et Le Monde, notamment), ce texte se contente de dresser un tableau général, fort vague, des conséquences de la réforme, en recensant par exemple des cas types presque unanimement gagnants grâce à la réforme, via des paramètres adroitement choisis (que nous avons déjà largement démontés en décembre).

Finalement, quels sont les éléments de cette réforme que nous connaissons réellement ?
On sait qu’elle n’entrera pas en vigueur avant au moins 2037, année à partir de laquelle les premiers travailleurs concernés, nés en 1975, pourront commencer à prendre leur retraite à 62 ans (si l’âge légal n’a pas été repoussé). On sait aussi que les derniers salariés relevant des régimes spéciaux de la RATP ou de la SNCF qui pourront bénéficier des conditions avantageuses de départ à la retraite seront ceux nés jusqu’en 1984. Si les régimes spéciaux seront bel et bien supprimés, cela ne devrait donc pas se voir avant… 2047.

Autres certitudes : la réforme impliquera de travailler plus longtemps pour espérer obtenir un niveau de pension comparable à celui des travailleurs partant actuellement à la retraite ; enfin, la part des pensions dans les dépenses publiques n’augmentera plus. Et tant pis si d’ici 2050, le nombre des plus de 60 ans pourrait augmenter de 40 %. Selon Les Échos, l’étude d’impact du texte indique en effet que la part des dépenses de retraites, qui se situe aujourd’hui à 13,8 % de PIB, baisserait à 13,3 % de PIB en 2040 (contre 13,5 % sans réforme), puis 12,9 % en 2050 (contre 13 % sans réforme).

Voilà pour les points fixes, peu rassurants. Pour le reste, le gouvernement semble attendre un acte de foi de la part des Français : accordez votre confiance, dit-il en substance, les réponses précises arriveront au fur et à mesure. Pendant le débat parlementaire, certes, mais aussi bien longtemps après, car plusieurs points seront réglés par ordonnances, des mois, voire des années après le vote de la loi. Emmanuel Macron et ses ministres nous demandent de sauter dans le vide, et de leur faire confiance pour assurer l’atterrissage, en douceur forcément.

Incompétence ou stratégie ?

Il y a deux façons d’interpréter la situation, qui peuvent se cumuler. Soit l’exécutif manque grandement de compétence : en se lançant dans la mise en œuvre de la promesse de campagne d’Emmanuel Macron, il n’avait pas conscience que le principe du « régime universel » cachait une myriade de décisions techniques et politiques à prendre. C’est l’une des hypothèses d’un haut fonctionnaire qui suit de près le dossier, et qui nous glissait quelques jours avant le début du mouvement de contestation le 5 décembre que « sur le plan politique, l’ampleur du travail de réforme à mener a sans doute été négligée ».

Une interprétation rendue crédible par le récit largement médiatisé de la façon dont des arbitrages majeurs ont été tranchés en dernière minute à l’Élysée, dans la nuit du 10 au 11 décembre, juste avant que le premier ministre Édouard Philippe ne prononce son discours de présentation du projet finalisé. Les discussions y ont été menées au nom d’équilibres politiques à doser subtilement, bien plus qu’en gardant en tête l’intérêt général.

Le même constat s’applique à l’abandon, sans doute provisoire, de l’âge pivot pour les générations non concernées par la réforme, le 11 janvier. Cette mesure d’économie pure a été lâchée par Édouard Philippe sur pression d’Emmanuel Macron, afin de pouvoir compter la CFDT et l’Unsa comme (seuls) soutiens de la réforme.

Les reculs successifs devant les policiers, les pilotes de ligne et les stewards, et le début de concessions accordées à des avocats toujours plus déterminés, peuvent relever de la même explication : peu sûr de lui face à des professions vent debout contre la réforme, l’exécutif a préféré lâcher, plutôt que de voir les avions cloués au sol ou les policiers renoncer à réprimer les manifestations en cours.

L’autre hypothèse, également crédible, est que ce flou entretenu relève d’une stratégie. Cacher les choix politiques qui gouvernent la réforme permet de désarmer en partie ses opposants. Masquer ses conséquences négatives assure une certaine sérénité à ses auteurs. « L’exécutif, et c’est de bonne guerre, veut garder le plus de cartes en main avant de dévoiler son jeu », rappelait aussi le haut fonctionnaire déjà cité.

Le détail du financemenent attendra

À notre connaissance, la vérité crue des estimations gouvernementales n’a été dévoilée qu’une seule fois clairement. C’était dans une interview de Jean-Paul Delevoye, en juillet, dans La Voix du Nord, où il signalait que la réforme serait favorable aux « 40 % de retraites les plus faibles », et que « l’effort » serait donc « supporté de manière graduelle par les 60 % restants ». Dit autrement, cet été, le gouvernement savait déjà que la majorité des Français seraient perdants et il s’est bien gardé de le répéter.

En septembre, le haut-commissariat à la réforme ne se cachait d’ailleurs pas de ne pas vouloir tout mettre sur la table. À l’époque, l’un de ses responsables avait déjà indiqué à Mediapart que des simulateurs précis ne seraient pas dévoilés avant le débat parlementaire.

Il est vrai que toutes les données n’étaient pas disponibles, notamment pour les salariés dépendant de petites caisses de retraite. Mais, plus sûrement, il fallait attendre que l’exécutif rende tous ses arbitrages. Ce n’est qu’une fois tous les choix opérés par le président et son gouvernement que l’éclairage pourrait être fait sur les effets de la réforme. Et il n’a jamais été question d’éclairer toutes les pistes possibles dans ce vaste débat, en fournissant l’ensemble des données et des hypothèses dont dispose l’administration.

Le secrétaire d’État Laurent Pietraszewski, le remplaçant de Jean-Paul Delevoye, n’a pas dit autre chose au Sénat, le 8 janvier. « Lorsque les paramètres seront complètement déterminés et que la loi aura été votée, nous serons en mesure de faire des simulations qui seront complètement cohérentes pour l’ensemble des Français », a-t-il expliqué sous les huées d’une partie des sénateurs. Après un tel aveu, comment lui faire crédit de ses déclarations suivantes, où il défend, sans aucun élément tangible, « une réforme éminemment sociale, de justice sociale » ?

Le saut dans le vide que demande le gouvernement concerne en premier lieu la pierre angulaire de la réforme : son financement. En première lecture à l’Assemblée, les députés ne pourront pas aborder ce point crucial, car la fameuse « conférence de financement », concédée par le pouvoir à la CFDT, battra encore son plein. Ses conclusions ne seront connues que fin avril. L’exécutif a d’ores et déjà fait savoir que le détail précis de la manière de financer la réforme ne pourra donc être discuté qu’après cette date. Fâcheux, à moins d’acter définitivement que notre démocratie n’a de parlementaire que le nom.

Le débat aurait pourtant permis de pointer certaines incongruités. Au premier rang desquelles le chiffrage du gouvernement, qui affirme, dans un document soumis récemment aux partenaires sociaux, qu’en 2027, le régime des retraites subira un déficit de 12 milliards d’euros. L’économiste Philippe Aghion, soutien déclaré d’Emmanuel Macron avant de s’opposer récemment à la façon dont la réforme s’engage, a vendu la mèche dans Le Monde : le montant a été calculé « en faisant la moyenne entre la projection la plus optimiste du Conseil d’orientation des retraites pour 2025 et sa projection la plus pessimiste, sans discuter des hypothèses sous-jacentes ».

« Ce n’est simplement pas sérieux. Plus généralement, je suis frappé par le manque d’informations », s’indigne l’économiste, qui appuiera la CFDT pendant la conférence de financement. Et il aura fort à faire pour éviter que le piège de l’âge pivot ne se referme sur les salariés. Si le premier ministre a accepté de retirer temporairement la mesure pour tous ceux qui partiront à la retraite avant l’entrée en vigueur de la réforme en 2037, rien ne dit qu’il ne l’imposera pas plus tard.

Le gouvernement rappelle en effet constamment qu’il veut que le régime soit rapidement à l’équilibre financier, mais aussi qu’il refusera une baisse du niveau des pensions, tout comme un renchérissement du « coût du travail ». Le Medef, qui fera partie des négociateurs, est quant à lui frontalement opposé à toute hausse des cotisations sociales. La marge de manœuvre est donc bien étroite.

Et quand bien même l’âge pivot serait retiré pour la période précédant 2037, rien, absolument rien ne dit qu’il le sera lorsque la réforme entrera en vigueur. Il est toujours prévu qu’il soit fixé à 65 ans pour la génération née en 1980 : ceux qui partiront avant verront leur pension amputée de 15, 10 ou 5 %, s’ils partent à 62, 63 ou 64 ans, et ils obtiendront un bonus de 5 % par année de travail supplémentaire. Qui plus est, l’âge pivot est pensé pour reculer avec le temps. Le rapport Delevoye publié le prévoyait aux alentours de 66 ans pour les travailleurs nés en 1990, et l’étude d’impact envisage qu’il atteigne 67 ans vers 2060.

Dans une longue interview publiée par L’Obs le 21 janvier, le dirigeant de la CFDT Laurent Berger réaffirme son opposition à ce principe, mais se veut rassurant : « Je fais le pari qu’on trouvera des scénarios alternatifs. […] On peut arriver à un consensus entre gouvernement et patronat sur des solutions qui ne soient pas aveugles comme l’était l’âge pivot », affirme-t-il.

Rien n’est moins sûr. L’étude des premiers profils mis en avant par le gouvernement démontre que ce dispositif est au cœur du projet de réforme : dans presque tous les cas présentés, il garantira des pensions plus élevées… pour ceux qui travailleront plus tard, jusqu’à 65, 66 et surtout 67 ans. À l’inverse, il fera baisser la retraite de ceux qui partiront à 62 ou 63 ans.

Il faut s’arrêter un instant sur l’iniquité de cette mesure. Avec un âge pivot à 65 ans, un ouvrier qui commencerait à travailler à 20 ans et cotiserait 43 ans pourrait perdre 10 % de sa pension, quand un cadre démarrant à 24 ans aurait droit à un bonus de 10 % en travaillant exactement la même durée ! Et cela alors même que les cadres vivent plus longtemps (et en meilleure santé) que les ouvriers – à rebours du discours présidentiel promettant qu’un euro cotisé donnera les mêmes droits à la retraite pour tous, les premiers touchent donc au total plus d’argent que les seconds, pour chaque euro cotisé…

L’âge pivot est d’autant plus absurde qu’avec un système à points, il est parfaitement inutile : une fois le système transformé, les Français accumuleront des points de retraite pendant toute leur carrière. Ce capital engrangé sera ensuite transformé en pension de retraite grâce à un coefficient de conversion. Coefficient que l’exécutif a de toute façon prévu de faire varier pour chaque Français, en fonction de son âge de départ à la retraite, mais aussi de l’espérance de vie de sa génération. Ce système permet en lui-même de maîtriser le montant des retraites versées, génération après génération, et de pousser les Français à retarder l’âge auquel ils commenceront à toucher leur pension.

La confiance a disparu, les partenaires des négociations aussi

Pour compenser, au moins en partie, ces inégalités manifestes, le gouvernement promet des avancées sur la pénibilité. Mais comme nous le racontons en détail ici, les choses partent mal pour le moment. Des discussions intensives branche par branche sont promises, mais il est probable qu’elles n’aboutissent pas avant le vote de la loi, qui imposera donc un nouveau chèque en blanc.

L’exécutif souhaite supprimer tous les dispositifs de départ avant l’âge légal en raison de la difficulté du métier, et veut en parallèle généraliser le système de « points de pénibilité », accumulés dans un compte (le C2P), permettant de partir plus tôt. Pour la fonction publique, c’est le coup de massue. Au moins 250 000 fonctionnaires perdront la « catégorie active » qui leur permet de partir 5 ou 10 ans plus tôt que les autres, sans aucune nouvelle mesure. Exemple très frappant, les égoutiers risquent de partir dix ans plus tard qu’aujourd’hui.

Il faut rappeler par ailleurs que le gouvernement a déjà réduit le champ du compte pénibilité. Dix critères avaient été retenus à sa création et quatre ont été supprimés par ordonnance en 2017 (manutention de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux). Il reste le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif, le travail exercé en milieu hyperbare et dans des températures extrêmes.

Actuellement, si un salarié est exposé sur une part significative de sa carrière à ces six critères et qu’il est reconnu invalide pour ces raisons, il peut partir à 60 ans. Le projet de loi prévoit la même chose, et l’étendra à tous. Mais malgré la demande unanime des syndicats, il semble pour l’instant hors de question de réintroduire les quatre critères effacés il y a deux ans. La seule concession est l’abaissement des seuils pour le travail de nuit : de 120 à 110 nuits par an et de 50 à 30 nuits pour les équipes alternantes. Quelles autres mesures seront prises ? Mystère.

Il existe d’autres sujets, plus techniques mais pour lesquels le gouvernement assume tout aussi tranquillement de ne disposer au moment du vote final d’aucune vision précise. Ainsi de la durée de la transition nécessaire pour passer, selon les professions, du régime actuel au nouveau système. La transition pourrait durer « 10 à 15 ans, voire plus », se contente d’indiquer l’exécutif. L’exemple le plus frappant concerne les enseignants.

Comme nous l’avons détaillé, l’avant-projet de loi souligne que la « mise en place du système universel de retraite » s’accompagnera d’une « revalorisation » de « la rémunération » des professeurs et des chercheurs, dans le cadre de lois de programmation qui concerneront spécifiquement l’Éducation nationale et la recherche. Il s’agit de garantir « un même niveau de retraite pour les enseignants et chercheurs que pour des corps équivalents de même catégorie de la fonction publique ». Si possible avant fin juin.

Des augmentations progressives de budget sont prévues, et doivent s’étendre jusqu’à l’horizon 2037, pour un total de 8 à 10 milliards d’euros. Une revalorisation très forte, mais dont on ne connaît ni le détail, ni les contreparties qui seront demandées aux enseignants. Une chose est certaine : pour que la négociation aboutisse, il va falloir que les syndicats et leur ministre établissent un minimum de confiance les uns envers l’autre. Pour l’instant, cette condition nécessaire est loin d’être remplie. Et on retrouve ce problème pour les avocats ou pour les soignants hospitaliers.

Après avoir imposé successivement la réforme du code du travail, de l’hôpital, de la justice et de l’assurance-chômage, après avoir démontré mois après mois le peu d’estime dans lequel il tenait les syndicats ou les représentants des secteurs qu’il ciblait, le gouvernement a perdu une grande partie de ceux qui devraient être ses partenaires dans les négociations.

« Ce qui est compliqué, c’est que de nombreux éléments devront être gérés par nos successeurs, les nôtres ou ceux de l’actuel gouvernement. C’est pourquoi il faut des engagements extrêmement clairs, pluriannuels, écrits », plaide Laurent Berger. Encore faut-il que la défiance entre les parties ne soit pas la plus forte et qu’elle n’empêche pas toute avancée des discussions. Incompétence ou stratégie, le gouvernement en porterait en tout cas la responsabilité.


Dernière minute …

Réforme des retraites: le Conseil d’Etat assassine le projet du gouvernement

pour Médiapart du 25 janvier 2020

Des projections financières « lacunaires », des « différences de traitement » injustifiées, un recours exagéré aux ordonnances, des promesses contraires à la Constitution… Dans son avis rendu le 24 janvier, le Conseil d’État attaque sévèrement la réforme des retraites. Et dénonce l’empressement de l’exécutif à vouloir faire passer un texte dont la « sécurité juridique » n’est pas garantie.

 

Ni fait ni à faire. C’est en substance l’avis que le Conseil d’État a rendu sur les deux projets de loi – organique et ordinaire – destinés à créer un régime universel de retraite par points, et adoptés vendredi 24 janvier en conseil des ministres. Dans un document rendu public le même jour, que Mediapart publie in extenso ci-dessous, la plus haute juridiction administrative française étrille littéralement la façon dont le gouvernement – et son chef Édouard Philippe, pourtant lui-même conseiller d’État – a conduit cette réforme. Son examen parlementaire doit démarrer le 3 février à l’Assemblée nationale, malgré une mobilisation qui ne faiblit pas.

Saisi le 3 janvier, le Conseil d’État n’a eu que trois petites semaines pour rendre son avis sur les deux textes, que le gouvernement a par ailleurs modifiés à six reprises dans cette période. Des conditions de saisine qui ne l’ont pas « mis à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé », écrit-il. Avant d’ajouter que cette situation est « d’autant plus regrettable » qu’il s’agit d’une « réforme du système des retraites inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir […] l’une des composantes majeures du contrat social ».

« Il est exact que le calendrier de travail du Conseil d’État a été resserré, le gouvernement assumant de vouloir déposer un texte en conseil des ministres avant la fin janvier, soit dans un délai court après le discours du premier ministre au CESE [Conseil économique, social et environnemental – nldr] le 11 décembre », se contente de commenter le cabinet du secrétaire d’État en charge des retraites. Interrogé par Mediapart (voir notre boîte noire), l’entourage de Laurent Pietraszewski « se félicite du travail produit » par l’institution, « une analyse juridique approfondie qui a été résumée dans une note de 63 pages […] qui apporte de nombreuses améliorations au texte ».

Édouard Philippe et Marc Fesneau à l’Assemblée nationale, le 21 janvier. © AFP Édouard Philippe et Marc Fesneau à l’Assemblée nationale, le 21 janvier. © AFP

Le Conseil d’État, qui n’est pas franchement connu pour son caractère révolutionnaire, est également très sévère vis-à-vis de l’étude d’impact qui accompagne les deux projets de lois, un document bourré de chiffres sur lesquels la majorité comptait s’appuyer pour défendre ce que certains qualifient encore de « réforme de gauche », redistributive et solidaire. Mais pour l’institution, cette étude, d’abord jugée « insuffisante », ne donne toujours pas satisfaction malgré les précisions apportées par le gouvernement. Elle « reste en deçà de ce qu’elle devrait être », souligne l’avis, qui parle de projections financières « lacunaires », notamment sur la hausse de l’âge de départ à la retraite.

Le choix de recourir à 29 ordonnances, y compris « pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite », est aussi vertement critiqué. Il « fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité », estime le Conseil d’État, qui souhaite aussi voir disparaître du texte la promesse de revalorisations des enseignants et des chercheurs par des lois de programmation. Car « sauf à être regardées, par leur imprécision, comme dépourvues de toute valeur normative, ces dispositions constituent une injonction au gouvernement de déposer un projet de loi et sont ainsi contraires à la Constitution ».

La note « relève également la conformité à la Constitution de la quasi-totalité des dispositions des deux projets », se réjouit toutefois le cabinet de Laurent Pietraszewski, qui voit là une façon « de garantir la sécurité juridique des deux projets de loi ». Quant à l’utilisation des ordonnances, l’entourage du secrétaire d’État répond simplement que cette pratique avait été annoncée dès le discours du CESE et qu’elle est « normale dans la mesure où, même si nous avons acté le principe de transitions longues, le dialogue social continue pour en préciser les modalités ». « Si au cours des débats nous pouvons transformer certains habilitations en “articles en dur”, nous avons dit que nous le ferions, comme cela est déjà arrivé », ajoute-t-il.

L’avis du Conseil d’État confirme que, dans sa dernière version, le texte du gouvernement renvoie « à une ordonnance le soin de définir les modalités de retour à l’équilibre financier des régimes en utilisant plusieurs leviers possibles, sur la base des propositions émises par une conférence des financeurs »le fameux semblant de compromis obtenu par Édouard Philippe avec la CFDT et l’Unsa. Les députés qui se pencheront sur la réforme à partir du 3 février, le feront donc sans connaître les modalités d’équilibre, puisque ces dernières sont censées émerger des travaux de la fameuse conférence à la fin du mois d’avril, soit au moment de la deuxième et dernière lecture des projets de loi au Sénat.

Pour finir, l’institution anéantit aussi la promesse d’Emmanuel Macron de créer un régime universel, en soulignant, malgré ce qu’en dit l’exécutif, que « le projet de loi ne crée pas un “régime universel de retraite” qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique ». Si le gouvernement crée bien le même système pour les salariés du public et du privé, il maintient à l’intérieur « cinq régimes » (le régime général des salariés ; celui des fonctionnaires, magistrats et militaires ; celui des salariés agricoles ; celui des non-salariés agricoles ; et celui des marins).

« À l’intérieur de chacun de ces régimes créés ou maintenus, des règles dérogatoires à celles du système universel sont définies pour les professions concernées », notent encore les juges administratifs qui demandent au gouvernement de mieux « justifier » les raisons pour lesquelles il garde ces « différences de traitement […] entre assurés relevant du système universel de retraite et rattachés, le cas échéant, à des régimes distincts ». S’agissant de la dérogation obtenue par les navigants aériens pour conserver leur caisse complémentaire et financer ainsi des départs anticipés, ils écrivent : « Aucune différence de situation ni aucun motif d’intérêt général ne justifiant une telle différence de traitement, elle ne peut être maintenue dans le projet de loi. »

Aussitôt l’avis du Conseil d’État publié, plusieurs élus d’opposition s’en sont emparés pour demander le retrait du texte. « Il faut arrêter cette folie maintenant », a tweeté la présidente du Rassemblement national (RN) Marine Le Pen. « On reste sidérés par le niveau d’amateurisme et d’improvisation du gouvernement pour une réforme aussi cruciale pour chacune et chacun ! », a commenté l’eurodéputé EELV Yannick Jadot. « L’avis rendu par le conseil d’État a valeur de claire sanction de l’amateurisme gouvernemental dans la méthode de travail, de sanction publique de ses mensonges », a également écrit le chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon, sur son blog.

Selon cette décision du Conseil constitutionnel, les projets de loi ne peuvent être inscrits à l’ordre du jour du Parlement, si la conférence des présidents de la première assemblée saisie – en l’occurrence l’Assemblée nationale, présidée par Richard Ferrand, macroniste de la première heure« constate que les règles fixées par la loi organique sont méconnues ». « En cas de désaccord entre la conférence des présidents et le gouvernement, le président de l’assemblée intéressée ou le premier ministre peut saisir le Conseil constitutionnel qui statue dans un délai de huit jours », précise la décision.

Contacté par Mediapart, Matignon nous a renvoyés vers le cabinet du secrétaire d’État en charge des retraites Laurent Pietraszewski, qui nous a répondu dans l’après-midi de samedi. L’article a été amendé pour intégrer cette réponse.