Au Chili, footballeurs et supporters s’opposent à Sebastián Piñera

Dans un pays où le football a été un vecteur de contestation sous la dictature de Pinochet, les stars du ballon se disent solidaires des manifestants et le championnat a été annulé sous la pression des joueurs et ultras. Ces derniers dépassent leurs rivalités pour unir leurs forces et grossir les cortèges contre le président Sebastián Piñera. Un article de Mickaël Correia paru dans Médiapart …

Les supporters de la U de Chile et du Colo Colo réunis dans la même rue : du jamais vu au Chili !

«Aujourd’hui, le Chili doit jouer un match plus important : celui de l’égalité et du changement pour que tous les Chiliens vivent dans un pays plus juste. » Ces mots sont ceux de Gary Medel, écrits le 13 novembre sur les réseaux sociaux. L’emblématique capitaine de l’équipe du Chili officialisait ainsi la décision des joueurs de l’équipe nationale (la Roja) de ne pas disputer un match amical contre le Pérou, en solidarité avec le mouvement social qui secoue le Chili depuis le 18 octobre.

Depuis le début de la contestation, de nombreux footballeurs internationaux chiliens ont en effet témoigné leur soutien aux protestataires. Dès le lendemain des premières manifestations monstres contre le gouvernement Piñera, Claudio Bravo, gardien de Manchester City et ex-capitaine de la Roja, dénonçait trente ans de politique néolibérale au Chili en tweetant : « Ils ont vendu au secteur privé notre eau, notre lumière, notre gaz, notre éducation, notre santé, nos retraites, nos chemins, nos forêts, le sel d’Atacama, les glaciers, les moyens de transport. Quoi de plus ? Le Chili appartient à son peuple, pas à une poignée d’individus. »

Après deux jours de révolte et le déploiement de l’armée dans les rues de Santiago – une première depuis la fin de la dictature en 1990 –, le président Sebastián Piñera, pour justifier l’instauration de l’état d’urgence décrété le 18 octobre (et qui serait levé dix jours plus tard), déclarait : « Nous sommes en guerre. » Ce à quoi Gary Medel répondit dès le jour suivant : « Une guerre implique deux camps et nous ne sommes qu’un seul peuple qui demande plus d’équité. » Le milieu de terrain du FC Barcelone Arturo Vidal a quant à lui exhorté les « politiciens » à « écouter le peuple », et la joueuse internationale Fernanda Pinilla a réclamé ouvertement le départ du président : « Tu n’as toujours pas compris qu’on te demande de partir ? […] Tu as réussi à tous nous unir et maintenant, on ne va plus te lâcher. »

Rebeldes del Fútbol Carlos Caszely (en français). © Festival Internacional de Cine Futbolero

Les joueurs du championnat chilien ont également pris position contre leurs dirigeants. Dès les premiers jours de l’état d’urgence, Jean Beausejour, star du club Universidad de Chile, a affirmé sur les ondes de radio ADN : « L’armée, je l’associe aux heures les plus sombres de l’histoire du Chili. La voir dans la rue me fait peur comme à beaucoup de gens. » Après que le président Piñera a opéré un remaniement ministériel le 28 octobre, Nicolás Maturana, de la Universidad de Concepción, a quant à lui ironisé : « Ils ont changé les clowns, mais c’est toujours le même cirque ; les pauvres resteront pauvres. » Ignacio « Nacho » Saavedra, jeune joueur de la Universidad Católica, et Iván Morales, attaquant du Colo-Colo, ont pour leur part défilé aux côtés des manifestants.

L’ensemble de ces prises de position font écho à celle de Carlos Caszely, buteur de légende de la sélection chilienne sous la dictature militaire, connu pour son engagement à gauche. Lors d’une présentation à Augusto Pinochet de l’équipe nationale après sa qualification pour le Mondial 1974, Caszely refuse de serrer la main du dictateur. Un geste fort qui fait le tour du monde. En représailles, la mère du joueur sera arrêtée et torturée par l’armée. Ensemble, ils mèneront campagne contre la prolongation du mandat de Pinochet en 1988, contribuant à la victoire du « non » et au retour de la démocratie au Chili.

Les structures sociales des clubs (corporaciones) prennent aussi part au mouvement. La corporación du Santiago Wanderers s’est ainsi engagée à aider financièrement les victimes de la répression policière, tandis que huit clubs, dont l’important O’Higgins (1re division), ont émis un communiqué commun en faveur des revendications sociales des manifestants.

Club le plus populaire du pays, la corporación du Colo-Colo (dont le nom et l’écusson se réfèrent à un chef de la résistance mapuche contre la colonisation espagnole au XVIe siècle) organise dans son stade El Monumental des calbidos (assemblées participatives). L’objectif ? Faire débattre les Chiliens pour qu’ils émettent des doléances et préfigurer une assemblée constituante – une des revendications principales des manifestants.

À l’instar du Printemps arabe en Égypte, où les supporters rivaux se sont unis au Caire, ou plus récemment lors du « hirak » algérien, où les fans des clubs d’Alger se sont alliés contre Bouteflika, les groupes de supporters des trois grands clubs de Santiago (la Universidad de Chile, Colo-Colo et la Universidad Católica) ont appelé à manifester, mettant de côté leurs inimitiés.

Les ultras de Los de Abajo, supporters de la Universidad de Chile, durant les manifestations anti-Piñera. © Facebook Los de Abajo

Les maillots et drapeaux des clubs sont apparus massivement en tête des défilés, sur la Plaza de la Dignidad et en première ligne des batailles de rue contre les forces de l’ordre. Alors que quelques jours plus tôt, les barras bravas – collectifs de supporters ultras  – de la Garra Blanca (Colo-Colo) et de Los de Abajo (Universidad de Chile) s’affrontaient encore lors des matchs, les groupes ont fraternisé dans les cortèges et ont appelé à la grève générale (voir ci-dessous). « Ne travaille pas, ou si tu travailles, fais-le mal. Défends les petits commerces et attaque les symboles du néolibéralisme. […] Monte une barricade et défends-la. Vole les riches et organise-toi avec les pauvres », pouvait-on lire le 21 octobre dans un communiqué de la section antifasciste de la Garra Blanca.

Dans le cadre de l’état d’urgence, le championnat professionnel chilien a été suspendu dès le 19 octobre par l’Association nationale de football professionnel (ANFP). Dans l’intérêt du gouvernement comme de celui des actionnaires des clubs, l’ANFP a toutefois rapidement appelé à la reprise des matchs. C’est que les autorités du football et le pouvoir politique sont intimement liés au Chili. Sebastián Piñera a en effet été l’instigateur en 2005 d’une loi dite sur les « société anonymes sportives », qui a favorisé la libéralisation du football chilien. Par ailleurs, jusqu’en 2010, Piñera a été le premier actionnaire du Colo-Colo, transformant le club le plus apprécié du Chili en tremplin pour sa première accession à la fonction présidentielle, en janvier de la même année.

La volonté de relance du championnat s’est cependant heurtée aux joueurs et aux supporters, qui y ont décelé une tentative d’éteindre la contestation. Dès le 4 novembre, le capitaine du Colo-Colo Esteban Paredes a expliqué sur Radio Cooperativa : « Le gouvernement et l’ANFP veulent relancer le football pour calmer les gens. […] Mais nous serons toujours du côté des gens, car nous, les footballeurs, nous venons aussi de familles qui souffrent. » « Ils veulent nous épuiser, nous abrutir, nous aliéner et que nous oubliions la lutte », ont dénoncé pour leur part les supporters du club, tandis que les aficionados manifestaient dans la rue, avec pour mot d’ordre : « Pas de football sans justice ».

Malgré les appels au boycott de la part des barras bravas, l’ANFP a organisé une journée de championnat le 22 novembre. Mais pour le premier match du matin, opposant l’Unión La Calera au Deportes Iquique, la mairie de La Calera a refusé de prêter son stade en soutien au mouvement et, pour la photo d’avant-match, les joueurs ont posé la main sur l’œil gauche en hommage aux centaines de mutilés par la police.

Dix minutes après le début de la partie, les footballeurs se sont soudainement arrêtés de jouer et se sont réunis derrière une banderole « Pour un Chili plus juste », afin de respecter une minute de silence pour les manifestants tués par les forces de l’ordre. Quant aux supporters du Colo-Colo, ils ont envahi le stade en seconde mi-temps et interrompu le match. Les footballeurs des équipes qui devaient s’affronter dans la journée ont dans la foulée communiqué leur refus de jouer.

Face à ce cuisant échec, et au grand dam du pouvoir en place, l’ANFP a annoncé le 29 novembre dernier l’annulation pure et simple de la saison 2019-2020. Une suspension qui siffle la fin de la partie pour l’engagement des supporters ? Le 6 décembre, pour le cinquantième jour de protestation contre Piñera, la Garra Blanca a de nouveau appelé à manifester en clamant : « Rien n’a changé, nous ne sommes toujours pas entendus. Tous dans la rue ! »

Un article de Mickaël Correia paru dans le Médiapart  du 23 décembre 2019


En savoir plus  sur Mickaël Correia

Mickaël Correia est journaliste indépendant. Il a déjà collaboré à la Revue du Crieur (lire ici) et est l’auteur du remarquable Une histoire populaire du football (La Découverte, 2018). Il a déjà publié dans Mediapart un entretien sur la place du foot dans la révolution algérienne et une série d’articles sur la longue marche féministe du football.

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Un article paru dans « La Lucarne opposée » intitulé « Le Chili  face à la révolte « 
Le Chili connait une vague de protestation citoyenne et populaire sans précédent. Ce qui a commencé avec la hausse du ticket de métro, n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de trente années (voir plus si l’on compte la dictature militaire) de politiques néolibérales. Mais quelles ont été les réactions du monde du foot et les conséquences sur le football local ? Éléments de réponse.