Sandra Laugier voit le spectacle d’ouverture des JO comme « un troisième tour esthétique des législatives » …

Pour Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, la cérémonie d’ouverture des JO, à rebours du séparatisme culturel défendu par les réactionnaires, a transmis une nouvelle vision de la France, défendant une concorde, sinon une égalité, entre « grand art » et formes populaires . Lire l’intégralité de sa  Tribune publiée par le Quotidien Le Monde …

Pour Sandra Laugier, philosophe : « La cérémonie d’ouverture des JO est un troisième tour esthétique des législatives »

Dans la scène emblématique et jubilatoire où Aya Nakamura et ses danseuses, toutes d’or vêtues, surgissent de l’Institut de France, et chantent et dansent accompagnées par la garde républicaine, il n’y a pas seulement l’expression touchante d’un respect mutuel (les pas de danse des militaires et le salut final des femmes) ; certainement pas un « en même temps » politique baroque fusionnant modernité et conservatisme ; il y a une expression commune, et une position esthétique nouvelle. Il y a une revendication d’égalité culturelle.

La cérémonie, très majoritairement aimée par la population française et au-delà, est comme un prolongement direct du second tour des élections législatives, voire un troisième tour esthétique qui marque le rejet de l’extrême droite et d’une certaine vision de la France, de la culture et de ses hiérarchies. Sa réception est comme un rappel de la résistance de la société française à la victoire politique annoncée (et reportée) de l’extrême droite.

La fête inaugurale a mis à l’honneur un pays où les plus grandes stars sont des enfants de l’immigration ou des outre-mer : Jamel Debbouze et Zinédine Zidane pour lancer le show, Marie-José Pérec et Teddy Riner pour le final de la vasque olympique. Elle a transgressé les normes du genre et du validisme de façon constante, en conviant, aux côtés de ces stars, des athlètes des Jeux paralympiques et un centenaire en fauteuil roulant, quelques minutes après l’interprétation en « chansigne » par Shaheem Sanchez, malentendant, du tube disco Supernature. Le disco, gloire française, était d’ailleurs à l’honneur toute la soirée – tout comme l’électro, le metal, les talents des films animés ou des jeux vidéo. Des milliers d’artistes et de danseurs ont illustré un catalogue qui juxtaposait classique (deux étoiles de l’Opéra de Paris) et ultracontemporain, music-hall, hip-hop et autres styles urbains.

Prendre soin d’une société divisée

C’est toute la gamme des industries culturelles et créatives qui était ainsi illustrée et saluée pour la première fois, dans un monde où elles sont à la fois exceptionnellement innovantes et reconnues, et tenues à l’écart du « grand art ». Façon de montrer que c’est aussi par la fierté de formes de culture alternative, devenue populaire puis « classique », que l’on peut célébrer la culture française. Comme avec la présence de Rim’K du 113, auteur de la chanson emblématique Tonton du bled, hymne pour les familles issues de l’immigration, en même temps qu’un élément esthétique qui a dépassé son univers de départ pour composer, déjà, un pan de la culture nationale.

La fachosphère parlant de « saccage pour la culture française » malgré la présence massive à l’image de Notre-Dame, du Louvre, ou de la tour Eiffel a bien révélé l’enjeu démocratique de ce moment : non seulement faire descendre la culture classique de son « piédestal » (pour reprendre le mot du psychologue et philosophe John Dewey [1859-1952]), opération menée de longue date et non sans peine par le monde culturel, mais aussi, et plus radicalement, élever la culture populaire en fierté patrimoniale. « Cette rencontre entre ces deux types d’art – l’art académique, plus institutionnel, et l’art pop, urbain, moderne – » non seulement « crée de la beauté », comme a dit pertinemment Thomas Jolly, mais aussi de la bienveillance, du « care », en prenant soin d’une société divisée.

La culture est reconnue comme un produit de première nécessité, attentive à ses publics au quotidien – comme déjà durant la crise sanitaire. Cette capacité à contribuer au maintien des formes de vie solidaires et créatives est sa première qualité démocratique – précisément méconnue par des pouvoirs, politiques, institutionnels, intellectuels, souvent condescendants envers des produits qui ne sont pas marqués du sceau du grand art et sont indissolublement liés au développement technologique et numérique.

Rappelons que le grand historien d’art Erwin Panofsky [1892-1968] avait au XXe siècle pris comme point de départ de sa réflexion esthétique la nature populaire du cinéma, son rôle dans la constitution de l’expérience et de la compétence des spectateurs, insistant sur « le fait que le film a été créé d’abord et avant tout comme un divertissement populaire sans prétention esthétique qui a redynamisé les liens entre production et consommation artistiques, plus que ténus, pour ne pas dire rompus, dans de nombreuses disciplines artistiques ». Le philosophe Stanley Cavell [1926-2018] fut le pionnier d’une valorisation de la culture populaire – en l’occurrence du cinéma populaire de Hollywood. Aujourd’hui, cette revendication d’un art qui n’a pas perdu le contact avec le public déborde largement les limites du cinéma, qui n’a (vraiment) plus le monopole de l’union du grand art et du grand public.

C’est au séparatisme du patrimoine et du populaire que s’accrochent les déplorations, à droite, de la « vulgarité » et du « conformisme » de l’événement d’ouverture. Au-delà des habituels rejets racistes, sexistes et homophobes du « wokisme » et de l’inclusivité, c’est bien de démocratie et d’égalité qu’il s’agit, d’une dignité cognitive et culturelle qu’on veut encore nier aux publics et aux œuvres populaires. Elles sont pourtant des moteurs d’intervention sociale – et donc fabriquent de la démocratie réelle si on entend par démocratie, non des institutions à bout de souffle, mais une exigence de participation de toutes et tous à la vie publique.

Le sport partie prenante de la culture

Cette French Pride a transmis une nouvelle vision de la France en s’appuyant sur la culture populaire. Elle a aussi, événement politique majeur, affiché le sport comme participant de cette double culture : la longue histoire des exploits et des stars comme patrimoine, emblématisée par le retour de Marie-José Pérec, qui a glané là comme une dernière médaille ; le sport, non seulement occasion de la cérémonie mais partie intégrante de la culture populaire. On découvre sa puissance comme repère, lieu de reconnaissance et de compétence pour toute une part de la population qui y exprime un langage magnifique aux différents tons et accents – que seule l’extrême droite ne comprend pas. En affichant ses stars planétaires et racisées, en les reconnaissant comme porte-parole et pas seulement porte-drapeau, cette célébration fut aussi celle de l’intégration du sport dans la culture. Peut-être son génie le plus inattendu et radical, et son ultime transgression du cahier des charges souvent convenu de ce type d’événement.  »

Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Elle a récemment dirigé l’ouvrage collectif « Les Séries. Laboratoires d’éveil politique » (CNRS Editions, 2023). En savoir plus …



Revoir en complément : les quatre heures de la cérémonie d’ouverture des JO
orchestrée par Thomas Jolly le long des six kilomètres de la Seine entre les ponts d’Austerlitz et le Trocadéro résumées dans cette vidéo de 2′ 44″ signée Huffington Post  …


Lire par ailleurs sur PrendreParti à propos de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 …

Thomas Jolly et ses complices font flotter sur Paris des averses de Grains de folie …