Chili : l’espoir d’un peuple raconté par Ronnie Ramirez …

Connaissez vous le son d’un peuple en liesse le soir de l’élection du nouveau président qu’il a choisi parce qu’il a espoir que la vie s’améliore ? On ne connait pas bien ça chez nous. Alors, si vous voulez savoir comment le Chili en est arrivé là … Au micro des Mutins de Pangée, de retour du Chili, le réalisateur Ronnie Ramirez raconte cette histoire pleine d’enseignements …

Un podcast de 32′ proposé par la coopérative audiovisuelle et cinématographique Les Mutins de Pangée autour de films et de sujets liés à ces films qu’on peut retrouver en VOD sur CinéMutins. Réalisé par Olivier Azam :   à écouter par ici …


En savoir plus sur Ronnie RAMIREZ


Ronnie Ramirez est né en 1971 au Chili, c’est un enfant de l’exil. Son père, ancien prisonnier politique sous le régime de Pinochet, a été libéré par l’action d’Amnesty International d’Anvers, et s’est installé en Belgique, avec sa famille. C’était en 1975, Ronnie avait 4 ans. Depuis il vit et travaille à Bruxelles, en tant que réalisateur.   diplômé en « image » en 1996 à l’INSAS, école de cinéma située à Bruxelles. Il combine aujourd’hui la réalisation, opérateur de prise de vues et la pédagogie du cinéma. Les personnages de ses films sont tous confrontés aux changements de la société, donc des vies perturbées… Le travail de Ronnie Ramirez se caractérise par une démarche humaniste, de proximité et d’engagement social. Ses films ont reçu de nombreuses reconnaissances et prix lors de multiples festivals internationaux.

Membre de la Commission de sélection de films de la Communauté Française de Belgique depuis 2011, membre du comité belge de le SCAM et fondateur en 2009 de ZIN TV, une WebTV associative basé à Bruxelles pour laquelle il tourne de nombreux reportages et anime des ateliers d’éducation populaire. Il enseigne le cinéma dans les écoles professionnelles à Bruxelles, ainsi que dans des écoles de cinéma en Bolivie, à Cuba, au Chili et au Venezuela.


Ronnie Ramirez. Debout, caméra au poing

Revue Imagine 124 • novembre / décembre 2017

« Notre envie est de stimuler ceux qui se mobilisent, de faire prendre conscience à la société civile qu’elle doit s’approprier un média sous peine d’être dépossédée de son image. »

Fils de réfugiés chilien, le cinéaste Ronnie Ramirez a l’engagement dans le sang. De ses documentaires tournés dans les recoins du monde
au développement de la web TV bruxelloise d’action collective Zin TV, il utilise toujours sa caméra pour filmer « ceux qui se lèvent ».

Il existe une télévision qui suit de près les mouvements sociaux et les initiatives citoyennes. Où les reporters passent du temps avec les militants, les jeunes et les habitants d’un quartier. Où les cameramen sont encore bienvenus, même dans les moments chauds, parce qu’ils sont parvenus à établir une relation de confiance. Un média qui s’affiche comme un outil « d’émancipation télévisuelle », en proposant notamment des formations à l’audiovisuel qui apprennent à « construire un regard personnel ». Zin TV, dont le studio se niche aujourd’hui dans les sous-sols du Pianofabriek, le centre culturel flamand de la commune bruxelloise de Saint-Gilles, c’est tout ça à la fois. Pour l’un de ses fondateurs, le réalisateur Ronnie Ramirez, l’aventure a commencé officiellement en septembre 2009. Mais Zin TV est en germe depuis bien plus longtemps. « Tout militant a un vécu personnel qui est souvent la source de ses activités actuelles », sourit Ronnie, le visage rond, la voix chaleureuse.

Le sien débute au Chili, dans une famille bourgeoise, avec une nounou et un jardinier. Mais une bourgeoisie de gauche, activiste, résistante à Pinochet. Sous la dictature qui durera 16 ans (1973 – 1990) le père de Ronnie est emprisonné, puis relâché au bout de deux ans par l’entremise de la Croix-Rouge. Sa famille est contrainte de s’exiler et débarque en Belgique, à Deurne, « en ce temps-là bastion socialiste ».

« Nous avons été très bien accueillis, se souvient Ronnie. A l’arrivée à l’aéroport, le bourgmestre de Saint-Josse Guy Cudell nous a même pris dans ses bras et nous sommes passés à la télé. Nous avons reçu beaucoup d’amour à l’époque. Aujourd’hui, je m’efforce de le rendre un peu. Mais si nous étions arrivés aujourd’hui… » La famille Ramirez atterrit ici sans rien, c’est comme « une prolétarisation ». « Mais nous ne l’avons pas mal vécu, car nous avions la vie sauve. » Leur quotidien s’organise, avec toujours l’idée de repartir. Une possibilité concrétisée seulement 17 ans plus tard : « On nous a dit que la “démocratie” était revenue, qu’on pouvait rentrer. Mon père y est allé dès qu’il a pu, pour participer au processus. Nous, toute notre vie était construite ici… »

Cette enfance parmi les réfugiés chiliens, où le rapport à l’injustice, à la mort aussi, était toujours présent, a évidemment marqué Ronnie. « Les adultes auraient-ils dû nous cacher tout ça ? Je ne sais pas. Mais je ne peux en tous cas pas penser ma vie sans engagement social. Militer est génétique. »

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‘‘ Le réel est une ressource inépuisable ’’

C’est dans les réunions politiques chiliennes, où il s’ennuie enfant, que Ronnie va se mettre à dessiner. Il continue dans les marges de ses cahiers, jusqu’à ce qu’un prof convoque ses parents : il leur conseille de l’envoyer poursuivre ses études en section artistique. L’adolescent penche d’abord pour la BD, « mais les gens que je rencontrais dans le milieu étaient plutôt des introvertis. Je n’avais pas envie de passer ma vie enfermé dans un grenier à dessiner ! » Lors d’une visite à l’école supérieure artistique Sint-Lukas, il passe la tête dans le local des étudiants en cinéma : « Ils avaient l’air sociables, communicatifs, passionnés – même si leurs films étaient très mauvais –, je voulais être comme eux ! »

Lors d’un cours, l’apprenti-cinéaste assiste à la projection de L’enfant aveugle de Johan van der Keuken. « Ce film m’a véritablement pétrifié, l’émotion était très forte. Alors que je restais assis dans la salle, un prof est venu me voir, je lui ai dit, “je veux faire ce genre de film”. Il m’a conseillé de passer à l’Insas. » C’est là qu’il assistera à une rencontre avec le documentariste néerlandais. « J’ai compris qu’il existait une méthode, une démarche, pour donner le pouvoir à un faible – l’enfant aveugle dans ce cas – que la forme était capitale, pas seulement le message idéologique. Et que le réel est une ressource inépuisable. » C’est ce cinéma du réel qu’il veut pratiquer à sa sortie de l’école. « Mais je débutais dans le documentaire en même temps que le plan Magellan[[Plan de réforme, d’économies (et de réduction des emplois de 20 %) des chaînes de radio et télévision publiques. Et les débuts de leur « commercialisation ».]] à la RTBF… On nous annonçait en gros que le bateau coulait. On s’est rapidement demandé que faire pour que ce type de cinéma puisse exister quand même. »

Tout en poursuivant un parcours classique dans le milieu, assistant caméra, opérateur, et en devenant professeur, Ronnie Ramirez organise avec Mourad Boucif[[Réalisateur de Kamel, Au-delà de Gibraltar, La couleur du sacrifice et Les hommes d’argile.]] des ateliers vidéo dans les quartiers populaires. Et réalise ses propres films. Le premier, Les fantômes de Victoria, sur un village fantôme au Chili, lui attire la reconnaissance, « mais aussi la demande de reproduire son succès. Or je n’avais pas envie de devenir un autre Patricio Guzmán[[Réalisateur chilien travaillant la mémoire de son pays et de la dictature.]], d’exploiter le filon du passé chilien. Mes films suivants se passent en Palestine, au Congo, à Anvers, je ne voulais pas m’enfermer dans une case. » Le lien entre toutes ces réalisations ? « On m’a dit que je filmais des gens qui se lèvent. Je vais voir des catastrophes et des personnes qui cherchent des solutions pour s’en sortir. Etre un militant c’est pour moi cela : chercher des solutions. »

Ronnie Ramirez, cinéaste, formateur militant, pour que la société civile ne se fasse plus déposséder de son image.

A partir de 2003, Ronnie Ramirez est invité au Venezuela, pour donner des formations. Il y découvre une facette originale de la révolution : des télévisions locales, propriétés des communautés, qu’elles soient indigènes, paysannes, ouvrières, afrodescendantes, etc. « Alors de retour en Belgique, nous nous sommes dit à quelques-uns : si eux le font, pourquoi pas nous ? » En tâtonnant, en analysant les expériences ailleurs, le projet de Zin TV (Zin pour zinneke, le petit chien bâtard symbole de Bruxelles) se monte. « Nous souhaitons avoir une base solide, liée à la société civile, en créant un rapport de confiance. Notre envie est de stimuler ceux qui se mobilisent, de faire prendre conscience à la société civile qu’elle doit s’approprier un média sous peine d’être dépossédée de son image. »

Le volet formation n’est pas du type « mode d’emploi technique ». « L’idée est de libérer les personnes de leurs références hollywoodiennes et télévisuelles, de dynamiter les réflexes conditionnés, explique le cofondateur du projet. De leur donner ensuite les règles de base du langage cinématographique et un cadre dans lequel elles peuvent pratiquer, corriger, trouver un style, une démarche. Les images qui sont produites sont souvent maladroites, rustiques, mais elles dégagent une vérité, une esthétique propre. Tout cela est un prétexte pour que les participants deviennent acteurs. » L’ambition est de construire un vrai média de service public, sur le modèle non marchand. « C’est peut-être ambitieux, mais sans cela nous ne serions que dans l’occupationnel. »

Zin TV se professionnalise petit à petit, reconnue par le CSA, le secteur de l’éducation permanente et de la cohésion sociale[[Secteurs tous deux financés par les pouvoirs publics.]]. L’équipe a doublé depuis l’an dernier, passant à six personnes. « Nous allons également nous mettre à l’animation. » « C’est l’actualité qui nous attire le plus, et nous sommes débordés, tant il y a d’initiatives citoyennes chez nous. Nous sommes frustrés de ne pas pouvoir les montrer toutes ! »

Quant à ses propres films, Ronnie les réalise à présent dans le cadre de sa télé – « Sinon je passerais tout mon temps à chercher de l’argent pour les faire ! ». « Zin TV, franchement, c’est génial. Il n’y a pas un jour qui passe sans satisfaction. Et travailler avec des amis, c’est idéal, cela permet de franchir des montagnes. » – L.d.H.


Au Chili, des indicateurs de mécontentement

Octobre 2019 .Interview de Ronnie Ramirez, cinéaste belgo-chilien par Geraldina Colotti traduit par ZIN TV

 

En ce qui concerne le soulèvement populaire au Chili, RL a interviewé le cinéaste et professeur Ronnie Ramírez, qui vit depuis des années entre la Belgique et le pays d’Allende, son pays d’origine.

Qui est Ronnie Ramirez, quelle est votre histoire politique ?

Je suis né en 1970 au Chili, dans la commune de Lo Espejo, au sud de Santiago. Je suis parti en exil avec ma famille en 1975, après deux ans de prison politique pour mon père, j’avais quatre ans. J’ai donc passé la majeure partie de ma vie en Belgique où j’ai étudié le cinéma à l’INSAS et depuis je travaille dans le cinéma. Comme, nous pensions que nous allions retourner vivre au Chili, nous nous y sommes préparés : nous avons milité dans des organisations de jeunesse, nous avons participé à des groupes folkloriques et à toutes les activités de solidarité avec la résistance au Chili. Nous vivions très attentifs à ce qui se passait là-bas. C’est pourquoi nous nous sommes politisés dès notre plus jeune âge et avons préservé la langue… Les années sont passées et nous nous sommes enracinés en Belgique. Depuis lors, j’ai deux cultures en moi.

Lorsque la “démocratie” est revenue au Chili en 1989 et que le mur de Berlin est tombé, j’ai décidé de me consacrer à la culture avec l’idée ferme de contribuer à changer les mentalités et donc la société. Mais c’est le cinéma qui m’a fait changer. Le cinéma m’a permis de connaître des réalités différentes et de m’ouvrir sur le monde. Le cinéma m’a forcé à penser par moi-même et à prendre des positions radicales dans la vie et la société. Je suis de gauche, mais je ne suis membre d’aucun parti, aucun d’eux ne m’identifie. Mais je collabore et participe de manière très indépendante auprès des mouvements sociaux, des organisations de base et de solidarité avec diverses causes. J’ai eu la chance d’avoir voyagé plusieurs fois au Venezuela à partir de 2003 pour former des communicateurs travaillant avec les médias communautaires et avec ViVe TV. C’est ainsi que j’ai pu collaborer étroitement avec le processus bolivarien et assister à l’émergence de nouvelles idées révolutionnaires.

De retour au Chili, comment avez-vous trouvé le pays ?

Au cours des cinq dernières années, j’ai régulièrement voyagé au Chili dans le cadre de collaborations académiques, essayant de former de futurs cinéastes. Accompagner mes élèves, explorer les questions sociales m’a permis de me construire un lieu d’observation critique de la société chilienne. C’est intéressant parce que le cinéma documentaire a vocation à aller derrière le décor et à s’intéresser aux gens anonymes. Il y a deux semaines, lors de mon dernier voyage, un collègue qui passait par le Chili m’a dit : je ne vois pas de quoi les gens se plaignent, tout semble bien fonctionner, les gens ne semblent pas souffrir de la faim, il y a tout dans les magasins… et soudain il y a une insurrection populaire, beaucoup de gens réalisent qu’en fait ils assistaient à une fiction. Tout semblait aller bien, mais on gratte un peu et une autre réalité apparaît sous le vernis. Cette prise de conscience est très violente pour beaucoup de gens qui croyaient en l’histoire d’un Chili triomphant, d’un Chili “normal”. Pendant des années, plusieurs indicateurs de mécontentement nous ont alertés, et nous ne voulions pas les voir. Les manuels d’histoire qui, dans une démocratie,nient le passé dictatorial, les privatisations multiples des services et de la vie, les droits à l’eau, à la santé, à l’éducation… tout a été privatisé…
Le manque de respect pour l’environnement où la mer et la terre sont criminellement détruites, la corruption de la classe politique et ses liens très proches avec les entrepreneurs corrompus, la conduite immorale du Président Piñera… Beaucoup de personnes âgées n’arrivent pas à vivre de leur pension et ne peuvent pas payer leurs dettes, donc on leur prend tout ce qu’ils ont, ils finissent par vivre dans la rue à mendier ou se suicident… Tant d’inégalités qui ont toujours été minimisées et masquées par un énorme système de propagande télévisée. Beaucoup se sont également résignés, ayant peur, parce que le chantage militaire a toujours été présent. Dans tous mes voyages au Chili, je me suis heurté à ces contradictions.

Après des longues luttes, comment avez-vous trouvé les étudiants, le mouvement et la situation universitaire ? Comment évaluez-vous l’activité de ces dirigeants, si l’on considère que, selon la presse, la députée communiste Camila Vallejo critique désormais Maduro, et quel est leur poids dans les manifestations ?

On a tenté de démanteler le puissant mouvement étudiant en noyant ses demandes légitimes d’éducation gratuite et de qualité dans la bureaucratie parlementaire.L’attente suscitée par l’entrée des leaders étudiants dans les sphères du pouvoir était aussi grande que la déception de cette participation stérile à la vie politique. Il y a eu des illusions, peu de conquêtes, des revendications dénaturées… Malgré quelques prises de position très courageuses de cette présence étudiante au parlement, ils semblent impuissants face aux changements qui leur ont été confiés. Mais cette lutte parlementaire s’est aussi usée avec le temps et a perdu non eulement sa force d’antan, et surtout son lien avec les mouvements sociaux. Tant de fois, ils ont cédé à l’offensive médiatique féroce, dont bien-sûr l’épouvantail du Venezuela, où tout le monde a dû à un moment donné se dissocier de Nicolás Maduro pour ne pas finir définitivement discrédité. Le fait de les voir dans une autre réalité qui n’est pas la réalité des gens a aussi une influence. De nombreuses personnes ont perdu des membres de leur famille dans des cliniques publiques parce qu’elles ont été mal soignées, voire pas du tout. Les drames familiaux sont grands quand il n’y a pas assez d’argent pour payer une chimiothérapie ou un avenir professionnel pour un fils ou une fille… D’une manière très perverse, ces députés ont été représentés par la presse à travers le prisme people, exposant leur vie intime, leur esthétique… surtout pour Camila Vallejo, parfois jusqu’à tomber dans le jeu, ce qui l’éloigne de sa base sociale. Avant que la révolte n’éclate, le Parti communiste chilien avait établi un pacte électoral avec la Démocratie chrétienne dans les primaires municipales de Talca…Un mouvement politique qui confirme son positionnement dans le jeu institutionnel. Maintenant, quand l’insurrection populaire éclate, le peuple semble rejeter toute la classe politique, se dissocier de tous, les accusant de décennies de trahison. Dans ces conditions, il est difficile d’avoir un poids politique. Dans un premier temps, les députés du corps étudiant ont eu le rôle d’observateurs, maintenant que la répression affecte les militants de leurs organisations politiques, ils jouent à nouveau un rôle public, en particulier la députée communiste Carol Kariola. Il convient de noter que des dirigeants tels que Daniel Jadue, maire communiste de la municipalité populaire de Recoleta et Jorge Sharp, membre du Frente Amplio et maire de la ville de Valparaiso, ont réussi à maintenir un crédit intéressant avec les citoyens. Mais le mouvement social tel qu’il émerge se caractérise par sa transversalité.

Quels secteurs populaires participent aux manifestations et avec quels objectifs et orientations politiques ?

Les gens se sont levés pour exprimer leur colère contre des décennies d’injustice sociale et la mèche a été allumée par le mouvement étudiant fatigué de voir leurs parents se sacrifier pour payer leurs études. L’augmentation des tarifs de transport était la réforme qui était de trop et de là, un front de lutte s’est ouvert. Le mouvement étudiant a été l’avant-garde de cette insurrection, mais ce n’était pas un miracle, auparavant deux années de révolution féministe ont paralysé les universités, auparavant on a connu plusieurs années de lutte contre le système de retraite de l’AFP qui condamne les personnes âgées à la pauvreté, de même que l’évasion d’impôts du président Piñera, une série de collusions entre milieux économiques et politiques, bref, une accumulation de coups au bien-être des Chiliens. Bien que les manifestations soient pacifiques, les médias ne montrent que le chaos (souvent provoqué par l’armée), justifiant la militarisation. En fait, les médias ne communiquent pas sur les détentions et les disparitions postérieures, ils ne font que répéter un discours rayé comme un disque demandant un retour à la“normalité”. Les gens sont organisés en fédérations, en assemblée de voisins, en mouvements d’étudiants et de travail leurs. C’est un mouvement inclusif puisque de plus en plus de secteurs affectés de la société civile s’y joignent. C’est l’heure de la convergence des luttes. Il n’y a pas de leadership politique pour le moment. Si un parti osait se mettre à la tête du mouvement comme avant-garde dans le style marxiste-léniniste, il serait rejeté pour opportunisme. Peut-être que le peuple créera ses propres organes politiques… personne ne le sait.

Les rues d’Amérique latine semblent indiquer un nouveau réveil des peuples,quelle est votre position, si l’on considère les différentes évaluations par exemple par rapport à l’Equateur, où l’appareil a réussi à bloquer la vague de protestation avec le dialogue ?

Il est intéressant d’observer comment l’insurrection en Équateur a influencé l’insurrection populaire au Chili. J’oserais dire que cela nous a aidé à éliminer la peur et à se dire que rien n’est définitif. Il n’y a pas de mal qui dure cent ans, disons-nous… pas même en Equateur. Le néolibéralisme dépend de la résistance que les peuples lui opposent, et au Chili, comme en Amérique latine, les peuples n’ont jamais cessé de se battre. Bien qu’ils tombent parfois dans les pièges tendus par le pouvoir en place, ils leur donnent des bonbons pour les acheter, mais finalement les mouvements sociaux sont devenus les acteurs des changements. Sinon, ils ne tueraient pas leurs militants en Colombie et maintenant au Chili. Malgré tout, je reste optimiste car ce qui se passe, ce sont aussi des moments d’apprentissage populaire essentiels pour obtenir les victoires qui viennent et qui sont loin des caméras, des journalistes et des analystes politiques.

Que pensez-vous de ce qui se passe au Venezuela aussi en ce qui concerne la scène internationale et la tentative de l’impérialisme de créer des institutions artificielles ?

Disons-le ironiquement : en ce moment, si le Chili était le Venezuela, la“communauté internationale” sanctionnerait le gouvernement de Piñera et le Parlement européen décernerait le prix Sakharov au mouvement populaire. Nous résoudrions tous nos problèmes économiques parce que nous ferions de la solidarité un bussines. Peut-être devrions-nous nous déguiser en opposants vénézuéliens pour nous faire enfin entendre au Parlement européen… c’est à nous de réinventer une fois de plus la solidarité internationale. Mais ce qu’il faut maintenant de toute urgence, c’est mettre fin au terrorisme d’État afin de sauver de précieuses vies.


L’insurrection populaire d’octobre 2019 au Chili

Un témoignage de Ronnie Ramirez . Chili
| 05 septembre 2020

Témoignage de l’insurrection populaire d’octobre 2019 au Chili

Il était plus de 21h, le vendredi 18 octobre 2019, à Antofagasta, et rien n’indiquait que ce jour allait être historique. Le ciel rose se dégradait vers le bleu, présage d’une nuit intense. Les cormorans nichaient tranquillement sur une vieille grue rouillée qui ornait le quai, un couple s’enlaçait amoureusement et regardait l’océan. Une vraie carte postale. Au nord du Chili, on dit que même le ciel contient des minerais : ce n’est pas faux, surtout à Antofagasta.

Sur les murs de la ville, on peut lire des graffitis qui dénoncent ce que les médias taisent : « Cette poussière tue ! ». Cette phrase fait référence à l’énorme hangar bleu qui stocke du concentré de cuivre transporté depuis la mine, et dont les « externalités négatives » se répandent dans toute la ville. C’est une poudre noire que tous connaissent et qui souille les murs, les toits et les rues.

Les graffitis sont les traces de mobilisations que le pouvoir politique a splendidement ignorées.

J’étais au Chili depuis deux semaines pour un atelier cinéma au sein de l’université catholique d’Antofagasta. Il touchait à sa fin ; les souvenirs et la mélancolie m’envahissaient. Entre la capitale du Chili et celle du Pérou, il y a 2.462 km et aucune école de cinéma à l’horizon. C’est pour cette raison qu’avec ZIN TV et l’aide de la WBI, nous avons mis en place des ateliers de formation cinéma à Antofagasta, au nord du Chili. Les jeunes y sont désireux d’apprendre et ils apprennent vite.

Par le passé, nous avions dû adapter notre calendrier de formation à celui du mouvement étudiant qui, dans le cadre d’une véritable révolution féministe, occupait régulièrement l’université. Du coup, cette année, nous avons proposé de réaliser un projet de film collectif autour de la condition féminine. Chaque participant devait écrire le portrait d’une femme sous la forme de scénario documentaire ; ces documentaires seront ensuite filmés et montés ensemble en 2020. Ce film se veut un portrait de la société chilienne.

J’avais éteint la lumière de la salle, fermé la porte, quitté l’université en saluant les gardiens sur le chemin de retour. La douce brise marine me guidait dans les rues d’un quartier résidentiel tranquille… Je me suis affalé dans le fauteuil du logement loué pour l’occasion. Comme un flashback, les bribes de conversations autour des rapports hommes/femmes échangées avec les étudiants me revenaient.

Je pensais au projet que mène Dodi, un de nos étudiants des plus discrets et des plus talentueux. Il prétendait que les épouses des mineurs étaient des femmes particulières, puisque mariées à des hommes absents. Souvent, les épouses de mineurs sont obligées d’interrompre leurs études pour devenir femmes au foyer, « entretenues » par leur époux. Elles savent d’ailleurs que ces derniers fréquentent des prostituées près des mines… L’amour finit par se perdre dans l’aller-retour vers la mine, l’image de l’épouse qui attendrait son mari en pyjama et les cheveux remplis de bigoudis contrasterait avec celle de la prostituée toujours prête aux fantaisies sexuelles qui augmentent l’auto-estime du client. Ce qui intéresse Dodi, c’est l’illusion du foyer heureux dans laquelle vivraient certaines épouses, qui accepteraient une relation faussée (puisqu’elles sont trompées), s’y résigneraient et adopteraient un masque…

Soudain, mon téléphone portable a affiché une notification dans le groupe de conversation de l’atelier de cinéma. J’y ai lu un message énigmatique de Cony, une étudiante très volubile : « ça craint il se passe r. Les gens nazes ! » A quoi se référait-t-elle ? Dans ma tête, j’ai poursuivi le film de Dodi, dont le potentiel me troublait.

Du projet de Dodi se dégage une curieuse fiction, une fiction du pouvoir à différents niveaux, qui me rappelle ce que Freud disait : « plus les actes sont violents, plus les apparences sont civilisées ». Dans cette description, largement partagée au Chili, tout est fait pour maintenir en place la fiction d’une société figée : l’homme ne saurait pas affronter sa défaite et refoulerait sa frustration et ses échecs, les exprimant par la dépression, l’alcool ou la violence.

L’expression du mal-être des femmes lors des occupations universitaires de 2016 et 2017 a rendu visible une série de revendications fissurant cette fiction d’un Chili heureux. Le film de Dodi pourrait s’enchaîner facilement au montage avec celui d’Ignacio, un autre de nos participants, plus à fleur de peau et en rupture avec le monde académique. Il s’intéresse au phénomène d’étudiantes qui cartonnent à la Faculté d’ingénieurs civils, traditionnellement une faculté d’hommes.

Il est habituel de voir les jeunes filles tomber enceintes pendant la période universitaire : leurs études sont interrompues, elles mettent fin à leur carrière et deviennent dépendantes de leur compagnon. Ainsi, la productivité des femmes diminue et celle des hommes s’accroît. La révolution féministe a tiré la sonnette d’alarme sur les dérives d’une société patriarcale et cherche à rompre avec ce système. À Antofagasta, les autorités académiques ont accueilli favorablement les demandes du puissant mouvement féministe, évitant ainsi le chaos. Une unité de genre a été créée en grande pompe ; méticuleusement, les militantes les plus farouches en ont été exclues et, après un an, les revendications ont subtilement été vidées de leur substance critique. Depuis, plus personne ne demanderait rien, rien ne changerait. Mais ce n’est qu’une illusion.

Le Chili est une fiction qui présente au monde des apparences de normalité

une fiction qui signe toutes les conventions internationales des Droits humains et de l’environnement. Derrière ce décor se déploie une société réactionnaire où les pharmacies refusent la vente de moyens contraceptifs, où les femmes ne peuvent pas avorter et où l’homosexualité est encore mal vue. Un exemple illustrant cela est le Service national des femmes et de l’égalité des genres : à l’origine, il était ouvert à sept options de programme d’éducation sexuelle, mais l’option homosexuelle en a finalement été exclue.

Plongé dans mes réflexions entre fiction et réalité, j’ai été surpris d’entendre soudainement des sons de cloches venant du ciel, une récurrente percussion métallique qui m’a fait sortir de ma torpeur. Des coups de casseroles se sont rapprochés et ont entouré la maison… Ce n’est pas habituel de faire du boucan à cette heure tardive dans ce quartier chic. J’ai ouvert les portes, suis sorti dans la rue et j’ai vu l’immense immeuble d’une trentaine d’étages avec des centaines de locataires nous offrir un impressionnant concert de casseroles depuis leurs fenêtres. Les bâtiments d’en face s’y sont mis aussi, puis des pans entiers de la ville. Un flux continu de personnes déambulait dans la rue muni d’ustensiles de cuisine et tapant sur des casseroles vides, en criant : « Fuera Piñera !» (« Dehors Piñera ! », actuel président du Chili).

J’ai alors compris le sens du texto de Cony, cette étudiante impatiente qui ne voyait rien se passer dans son quartier et je me suis empressé de lui répondre qu’ici, dans ce quartier bourgeois, on protestait contre le gouvernement. Ceci dit, mes voisins insultaient les manifestants avec des slogans pro-Pinochet. Cony me répondit par un émoticône riant de toutes ses dents « 😀 ».

Antofagasta est une ville de plus de 380.000 habitants, coincée entre l’océan Pacifique et le désert le plus aride du monde ; son port concentre 30 % des exportations du pays, contribuant à 4 % du PIB national, ce qui en fait le port le plus rentable du Chili. La ville est traversée par un chemin de fer qui assure un va-et-vient de trains entre les mines et les navires qui emportent le cuivre et, dans l’autre sens, importent de l’acide sulfurique nécessaire à l’extraction du minerai. Le cuivre part à l’étranger mais les déchets restent : les habitants d’Antofagasta ne voient que les désagréments de cette exploitation car aucun impôt régional n’est prélevé au passage. 360 enfants des crèches du voisinage du port ont été testés en 2015 : parmi eux, 107 avaient du plomb dans le corps et 45 avaient de l’arsenic dans le sang. C’est un exemple brutal de l’idée inhumaine selon laquelle il faudrait des zones de sacrifices (humains) dans l’intérêt du grand capital.

Le grand entrepôt bleu, ce foyer de cancer, est la propriété de la holding d’Andronico Luksic. Luksic, ce sont plusieurs marques de bières, des banques, des télévisions, des stations radio, des entreprises d’énergie. L’entreprise exploite à elle seule plusieurs mines ainsi que la totalité des chemins de fer d’Antofagasta-Bolivie. Mais Andronico Luksic n’est pas seul : il y a aussi les familles Angelini, Matte, Paulmann et Sebastian Piñera qui dominent presque tous les secteurs de l’économie grâce à leur puissance financière et à la diversification de leurs activités, créant un phénomène d’oligopole de fait.

90 % de l’évasion fiscale au Chili provient des 5 % les plus riches de la population.

Mais, pour le gouvernement chilien, ne pas payer ses impôts semble moins important que ne pas payer les transports publics… Le vendredi 4 octobre 2019, pour la quatrième fois en deux ans, le Ministre de l’Economie a annoncé une augmentation du prix du transport et s’est permis une déclaration controversée : « Un tarif réduit peut aider à se lever plus tôt ». Le 14 octobre, les étudiants du secondaire ont pris massivement d’assaut les stations de métro refusant de payer leurs billets. La Ministre des Transports a déclaré : « J’ai du mal à comprendre que tant d’efforts pour améliorer les transports soient attaqués par des écoliers sans argument ; pour eux, le tarif n’a pas été augmenté ». Mais les écoliers ont les idées claires. Ils rappellent que le coup d’état militaire de 1973 avait comme but d’imposer les idées de Milton Friedman et son modèle néolibéral et déclarent : « Nous n’arrêterons pas le mouvement tant que nous n’aurons pas obtenu un tarif juste pour la classe ouvrière de notre pays. C’est nous qui construisons et forgeons l’État, mais ce n’est pas nous qui le dirigeons, car il nous a été enlevé par les armes ». Ces actions dans les transports ont permis de sensibiliser la population et de faire converger les luttes du mouvement féministe, des étudiants, des pensionnés, des travailleurs de différents secteurs, des Mapuches, etc. En une semaine, les protestations se sont intensifiées, le service du métro a été suspendu et la répression s’est accentuée.

Avant le 18 octobre 2019, il était normal de renoncer aux livres, aux médicaments ou à une chimiothérapie inabordable(s); il était normal de crever dans la file d’attente de l’hôpital public, normal que les vieux se suicident pour ne pas devenir une charge pour la famille. Normal de s’endetter pour pouvoir étudier ou faire ses courses au supermarché. Normal de voir mendier des vieux, des jeunes, qui ne touchent que des salaires et pensions de misère. Normal que le peuple Mapuche soit dépossédé de ses droits et de ses territoires. Normal que l’élite pille le pays en toute impunité. Ce qui était normal auparavant est aujourd’hui perçu comme une violence. Le Chili s’est réveillé ! Un graffiti écrit sur un mur dit : « Hier nous vivions bien, c’était un mensonge. Aujourd’hui nous vivons mal, mais au moins, c’est la vérité ! ». La crise institutionnelle traverse désormais l’État bourgeois chilien de fond en comble, le fondement de la légitimité de la représentation politique entre en crise, et même les référents politiques, qui tentaient de s’appuyer sur le mécontentement du peuple, implosent. C’est du jamais vu, même sous la dictature.

Antofagasta, samedi 19 octobre à 14h, dernier jour de la formation : la moitié de mes étudiants étaient absents, fait invraisemblable vu leur exceptionnelle assiduité auparavant. Un peu gêné, Dodi m’explique qu’une Assemblée générale était convoquée par les organisations estudiantines en alliance avec le mouvement des travailleurs à 11h, sur la place centrale, et que les carabiniers sont venus la disperser à coups de matraques et de canons à eau. Céci, responsable de l’atelier, est un exemple d’héroïsme féminin vivant : personne n’a osé la retenir lorsqu’elle a démarré sa voiture au quart de tour pour foncer vers le centre-ville et réussir à se garer à quelques mètres de l’affrontement. Dans la foule, elle a réussi à ramener vers l’université les brebis égarées.

Nous étions enfin réunis dans la salle de l’atelier. Se frottant les yeux, Cony, Leti et Mati suintaient le gaz lacrymogène et Céci a démarré le bilan pédagogique. Un long tour de table a rappelé l’importance du processus pédagogique, de l’apprentissage des méthodes d’approche cinématographiques et son impact dans l’imaginaire collectif. Tous avaient encore en tête l’expérience de l’année passée durant laquelle une partie des étudiants avait travaillé autour d’un ancien centre de détention et de torture clandestin qui fonctionnait sous la dictature de Pinochet. Le film, intitulé Providencia,vit aujourd’hui à travers des projections et des débats animés par des jeunes qui tentent de conscientiser un large public. Le but est de récupérer ce centre de détention pour le transformer en musée ; bien qu’il ait été déclaré site de mémoire, les carabiniers l’occupent encore. Sur cette base passée et sur celle acquise dans les ateliers de cette année, le nouveau projet collectif a été validé et tous se sont engagés à peaufiner les scénarios en vue d’un tournage à moyen terme. Nous nous sommes félicités et avons déclaré l’atelier officiellement terminé.

Mais, une chose n’avait pas été dite. J’ai demandé à tous de se rasseoir et ai fait une proposition extra-atelier : « Tout indique que nous entrons désormais dans un nouveau Chili, les luttes antérieures ont porté leurs fruits, et nécessairement, cela va prendre beaucoup de temps pour que ce tournant soit irréversible. Vous en êtes les témoins privilégiés, mieux, vous faites partie de ce changement. Je propose, pour ceux qui le désirent, de s’essayer aux techniques de tournage en situation d’insurrection ».

Tous ont acquiescé sans hésitation. Nous avons mis au point un système d’organisation qui assurait la sécurité des personnes et du matériel filmé : système de langage codé, pseudonymes et rotation des équipes, afin de filmer les avancées de cette révolte sociale. Il s’agissait avant tout de documenter ce moment historique, l’écriture viendrait par la suite. Nous nous sommes embrassés longuement et chaleureusement… la larme à l’œil, je suis parti faire mes valises, les jeunes quant à eux sont repartis rejoindre la révolte, caméra et micro en main.

Le 20 octobre le président Piñera instaurait l’état d’urgence, sortait les militaires des casernes et déclarait : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant et impitoyable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à utiliser la violence et le crime sans aucune limite ».

Le 22 octobre, le peuple Mapuche annonçait son soutien aux mobilisations nationales. Le 25 octobre à Santiago, plus d’un million de manifestants érigeaient des milliers de drapeaux Mapuche et exigeaient une assemblée constituante, du jamais vu. Refonder le pays devenait le projet fédérateur, des assemblées s’organisaient par milliers dans tout le pays pour nourrir le contenu d’une nouvelle Constitution. Des mobilisations se poursuivaient à travers tout le pays, du nord au sud, tous les jours, et ce, durant des mois. Le 30 octobre, le gouvernement annonçait l’annulation de tous les événements internationaux prévus.

Mi-novembre, à Concepción, les manifestants et les Mapuches faisaient tomber une statue de Pedro de Valdivia, conquérant espagnol, et la décapitaient. Le gouvernement annonçait des mesures cosmétiques croyant calmer la population : retrait du projet de hausse des tarifs des transports, vote de la semaine de travail de 40h, supplément d’aide aux pensionnés… Les partis politiques annonçaient un accord qualifié d’« historique » pour organiser un référendum en avril 2020, dans lequel les citoyens décideraient du changement de constitution ou non, ainsi que de la nature de l’organe auquel ils souhaitent confier le pouvoir constituant chargé de sa rédaction. La notion d’assemblée constituante en a été écartée ; mécontent, le peuple reste mobilisé.

Entre octobre 2019 et mars 2020, plus de 11.300 personnes ont été arrêtées et 2.500 placées en détention préventive, au moins 42 manifestants ont été tués, 360 éborgnés, 3.400 hospitalisés, 121 détenus et portés disparus, 951 plaintes ont été déposées pour torture, et 91 personnes ont été victimes de violences sexuelles dans les commissariats. Les affrontements les plus violents se sont déroulés à Antofagasta avec des arrestations à domicile, des manifestants portés disparus ou retrouvés noyés et… un centre de torture clandestin.

Lors des manifestations, les carabiniers visent consciemment les yeux et les femmes. Leti a été touchée à la cuisse par de la grenaille, plus tard à la tête par un projectile. Remise sur pied, elle a rejoint les manifs et fut touchée à la tête par une bombe lacrymogène. Forcée de rester au lit pour des semaines, elle a perdu l’ouïe d’un côté. Cony a réussi à s’échapper d’un encerclement policier et est montée dans un bus qui s’est fait arrêter plus loin par les carabiniers et l’ont fait descendre. Depuis son arrestation, ses parents l’empêchent de sortir, mais Cony s’échappe parfois par la fenêtre. Mati a été repéré par la police qui a débarqué chez lui un matin, emportant ses ordinateurs, disques durs et caméras. Libéré des jours plus tard, il n’a rien pu récupérer. Le réseau a été démantelé et mes valeureux étudiants ont dû se réorganiser, mettre les disques durs à l’abri et recommencer à filmer.

Narrateurs du récit officiel, aucun universitaire, homme politique ou journaliste n’a été capable de prévoir cette réalité qui a dépassé leur fiction. Une conversation malheureuse sur WhatsApp ayant fuité le 20 octobre est devenue aussi célèbre que les brioches de Marie-Antoinette. La première dame, Cecilia Morel, y déclare : « Nous sommes complètement dépassés, c’est comme une invasion d’extraterrestres, des aliens, je ne sais pas comment le dire. S’il vous plaît, restons calmes, (…) nous allons devoir diminuer nos privilèges et partager avec les autres ».

La période de confinement Covid-19 tombe à pic pour le gouvernement qui en profite pour démanteler la mobilisation sociale, moderniser son appareil répressif et… reporter le référendum, initialement prévu le 26 avril. Ce dernier est ainsi repoussé au 25 octobre. Le confinement progressif, combiné à l’inégalité sociale, se double d’une inégale exposition au virus, le système de santé étant déjà très discriminant : il favorise le secteur privé et les hôpitaux publics sont saturés au point d’envoyer les malades de la capitale vers les hôpitaux en région (1,4 lits pour mille habitants en région et 2,1 dans le pays). Parmi les mesures économiques mises en place par le gouvernement, un décret favorise la suspension des contrats de travail sans rémunération et les pertes sont supportées par les travailleurs… La crise sanitaire a le visage de la pauvreté ; elle est un drame supplémentaire qui vient s’ajouter à la crise sociale. L’histoire du Chili est un héritage de blessures qui s’accumulent ; la rage du peuple qui viendra en réponse sera d’autant plus puissante.

Ronnie RAMIREZ
Source: ZinTV