“On n’essaie pas Marine Le Pen, on n’essaie pas le fascisme”, selon Ariane Mnouchkine.

Pour Ariane Mnouchkine, Emmanuel Macron doit amender son programme pour prendre en compte les besoins des électeurs de gauche. Avant le second tour de la présidentielle, la directrice du Théâtre du Soleil n’a plus la tête à parler de son spectacle L’Île d’or. Face au danger de l’extrême droite, c’est en femme engagée, bien plus qu’en artiste, qu’elle s’exprime dans Télérama

“On n’essaie pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme” : le plaidoyer d’Ariane Mnouchkine

Un article signé Joëlle Gayot dans Télérama du 14/04/22

Ariane Mnouchkine à La Cartoucherie de Vincennes.

Ariane Mnouchkine à La Cartoucherie de Vincennes. Photo : Richard Dumas / Agence VU

Êtes-vous inquiète ?
Plus que de l’inquiétude, je ressens de l’effroi. La situation n’est plus la même qu’en 2017. Les partis réformistes ont volé en éclats. Madame Le Pen a désormais une réserve de voix importante. Les droites extrêmes pourraient rassembler plus de 50 % des Français. Ce chiffre nous fait trembler. Alors que la guerre nous menace, car l’Ukraine c’est nous, l’arrivée de l’extrême droite à la tête de notre pays serait un désastre irréparable. Pour la France et l’Europe.

Que dites-vous à ceux que tente l’abstention ?
Je leur dis que nous avons dix jours pour exiger et obtenir d’Emmanuel Macron qu’il amende son programme. Pour ce faire, il faut qu’il entende les urgences que lui hurlent certains dirigeants syndicaux lorsqu’ils arrivent à l’attraper au téléphone. Il faut que dans le programme de la France insoumise, il puise les dix, ou vingt, ou, pourquoi pas, trente mesures qui sont finançables et possibles à mettre en œuvre immédiatement. Et qu’il fasse de même dans le programme des écologistes et d’autres. Ce fameux combat des idées dont tous les dirigeants politiques se targuent ne consiste pas à annihiler les idées de ses adversaires. C’est aussi savoir admettre que l’autre a raison, parfois. Pour le bien du pays. Pour le bien commun. Contre le fascisme. Et les candidats momentanément défaits ne doivent pas crier au plagiat, mais être fiers de ces emprunts et les ajouter à la liste de leurs victoires.

C’est ça la politique : travailler au bien commun. Cela devrait être ça ! En dépit des aléas des élections, en dépit des différences et donc des différends. C’est être capable de mettre de côté une énième déception, aussi cruelle et injuste soit-elle. Ce n’est pas se retirer sur l’Aventin en laissant advenir un désastre possible, pour ne pas dire probable

On « n’essaie » pas Marine le Pen ! On n’essaie pas le fascisme, aussi déguisé, aussi masqué soit-il. On ne se livre pas aux forces obscures. Si elle est élue, alors, avec ceux qui, restés dans l’ombre jusqu’ici, apparaîtront autour d’elle le matin du 25 avril 2022, elle infligera à la France, et à l’Europe, des dégâts incommensurables, irréversibles. Les mêmes que ceux qu’infligent encore, Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orban en Hongrie.

Elle veut tripatouiller la Constitution. Se rend-on compte de ce que cela signifie ? Elle veut introduire dans notre Constitution, qui reste un modèle pour les démocraties du monde, des mesures indignes qui n’ont rien à y faire, mettant en danger le droit d’asile, l’égalité, l’hospitalité, le devoir de protection et j’en passe.
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𝗖𝗿𝗼𝘆𝗲𝘇-𝘃𝗼𝘂𝘀 𝗮̀ 𝘂𝗻𝗲 𝗽𝗼𝘀𝘀𝗶𝗯𝗹𝗲 𝗶𝗻𝗳𝗹𝗲𝘅𝗶𝗼𝗻 𝗱’𝗘𝗺𝗺𝗮𝗻𝘂𝗲𝗹 𝗠𝗮𝗰𝗿𝗼𝗻 𝘃𝗲𝗿𝘀 𝗹𝗮 𝗴𝗮𝘂𝗰𝗵𝗲 ?
Il faudra bien qu’il ‘’dessourdisse’’ son oreille, car sinon, il perdra l’élection. Il le sait. Il ne peut pas non plus ignorer que s’il est élu et ne change rien à sa façon d’être et de diriger, la rue sera là, et pas seulement les samedis, mais tous les jours. Et pas seulement les gilets jaunes, mais tout le monde. On peut tout dire d’Emmanuel Macron mais pas qu’il est bête, intellectuellement en tous cas, et je ne pense pas qu’il ait envie de rester dans l’Histoire comme celui qui a été chassé après avoir tout bousillé.
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𝗤𝘂𝗲 𝗺𝗮𝗻𝗾𝘂𝗲-𝘁-𝗶𝗹 𝗮̀ 𝘀𝗮 𝗽𝗮𝗿𝗼𝗹𝗲 ?
Jamais il ne nomme la Pauvreté. Et, ne la nommant pas, il semble ignorer, pire, il semble nier une grande partie du malheur de la France, alors que c’est de son éradication qu’il devrait impérieusement faire son cheval de bataille.
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𝗤𝘂𝗲 𝗱𝗶𝗿𝗲 𝘀𝘂𝗿 𝗹𝗮 𝗰𝗵𝘂𝘁𝗲 𝗱𝗲𝘀 𝗽𝗮𝗿𝘁𝗶𝘀 𝗽𝗼𝗹𝗶𝘁𝗶𝗾𝘂𝗲𝘀 𝗵𝗶𝘀𝘁𝗼𝗿𝗶𝗾𝘂𝗲𝘀 ?
Vous voulez savoir ce que je pense vraiment de ces partis ? Alors qu’ils devraient être un petit échantillon exemplaire de la société qu’ils prétendent faire advenir, il y règne une telle violence, une telle vulgarité de comportement, une telle méchanceté, oui, méchanceté, qu’ils sont finalement devenus des partis scorpions. Ce n’est pas leur intérêt mais c’est devenu leur nature. Que faire ?
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𝗘𝗻 𝘁𝗮𝗻𝘁 𝗾𝘂’𝗮𝗿𝘁𝗶𝘀𝘁𝗲, 𝘃𝗼𝘂𝘀 𝘀𝗲𝗻𝘁𝗲𝘇-𝘃𝗼𝘂𝘀 𝗶𝗺𝗽𝘂𝗶𝘀𝘀𝗮𝗻𝘁𝗲 𝗼𝘂 𝗺𝗲̂𝗺𝗲 𝗿𝗲𝘀𝗽𝗼𝗻𝘀𝗮𝗯𝗹𝗲 ?
Je n’ai pas envie ici de m’exprimer ici en tant qu’artiste. D’ailleurs, les artistes sont des citoyens comme les autres et il est normal qu’au moment où l’extrême droite est sur le seuil du pouvoir nous nous demandions ce que nous avons fait que nous n’aurions pas dû faire, ou pas dit ce que nous aurions dû dire. Il est normal qu’au moment où, à nos portes, nous assistons au viol d’un pays, de ses lois, de ses droits, de ses femmes, de ses enfants et de ses hommes, nous nous sentions impuissants, inutiles et honteux.
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𝗟𝗲𝘀 𝗿𝗲𝘃𝗲𝗻𝗱𝗶𝗰𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻𝘀 𝗶𝗱𝗲𝗻𝘁𝗶𝘁𝗮𝗶𝗿𝗲𝘀 𝗶𝗻𝗳𝗹𝘂𝗲𝗻𝗰𝗲𝗻𝘁-𝗲𝗹𝗹𝗲𝘀 𝗹𝗲𝘀 𝗽𝗼𝗹𝗶𝘁𝗶𝗾𝘂𝗲𝘀 ?
Oui, bien sûr. Nous en avons les preuves tous les jours. Mais si j’étais candidate, je parlerais aux gens sans me soucier des couleurs de peau, des religions, des orientations sexuelles, mais en tenant compte uniquement des différences de ressources de ceux auxquels je m’adresse. Parce qu’il y a des pauvres, des moins pauvres, et des riches chez tout le monde, qu’on soit femme, noir, blanc, musulman, juif, lesbienne ou gay. Jeune ou vieux. Malade ou athlétique.
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𝗤𝘂𝗲𝗹𝗹𝗲 𝗲𝘀𝘁 𝗹𝗮 𝗿𝗲𝘀𝗽𝗼𝗻𝘀𝗮𝗯𝗶𝗹𝗶𝘁𝗲́ 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝗴𝗮𝘂𝗰𝗵𝗲 𝗱𝗮𝗻𝘀 𝗹𝗮 𝘀𝗶𝘁𝘂𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗮𝗰𝘁𝘂𝗲𝗹𝗹𝗲 ?

Elle a précisément fait l’inverse et oublié un groupe, pourtant très fourni, celui de ces Français, de longue date ou récents, qui sont dans la merde. Je ne peux pas dater cet abandon. A quel moment a-t-elle cessé de voir l’épuisement, la souffrance et le trouble des enseignants ? Des soignants ? À quel moment a-t-elle commencé à laisser décliner les services publics c’est à dire le bien commun de tous les habitants de la France, qu’ils soient français, étrangers travaillant ou réfugiés chez nous ? À quel moment la gauche est-elle devenue froide et calculatrice ? A quel moment a-t-elle cessé d’utiliser le mot prolétariat ? A quel moment a-t-elle cessé de parler de provinces pour parler de territoires ? De glissements en glissements, sémantiques ou pas, a surgi un monde brisé en une infinité de groupes. Tous plus narcissiques les uns que les autres. La colère est désormais érigée en valeur. Certains ont enfourché cette colère, l’ont invoquée comme s’il s’agissait de la seule déesse libératrice. Ils raclent les colères jusqu’au fond du chaudron de la guerre civile. Or la colère n’est pas une valeur, c’est un symptôme. C’est, en général, le symptôme de la peur. il faut des remèdes à cette peur. Vite.

Source : Svet Delacovsque / Théâtre du Soleil


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