La transition écologique et culturelle de Grenoble décortiquée par France Culture …

Par où commencer ?
Entre happenings politiques, désorganisation culturelle, remue-ménage salutaire et démissions à répétition, comment rester objectif ? Quels mots trouver pour définir la situation culturelle grenobloise entre expérimentation culturelle innovante, joyeux bordel, psychodrame permanent et guerre idéologique sans merci ? Comment analyser un projet audacieux de refonte intégrale de la politique culturelle inédit en France depuis André Malraux et Jack Lang ?

« Ne me parle pas de Grenoble », répète Fernand Raynaud dans un sketch célèbre. Parlons-en justement ici car ce débat municipal a une portée nationale. Et alors qu’Éric Piolle, le maire de la ville, a une ambition nationale et présidentielle, il est utile d’observer ce laboratoire culturel à ciel ouvert et d’en décrypter les forces ainsi que les limites.

Pour mener à bien cette enquête de France Culture, j’ai choisi de passer une semaine à Grenoble et de rencontrer les acteurs culturels et les élus. Ce qui m’a frappé d’abord, c’est la méfiance des uns vis-à-vis des autres, la peur et la violence politique qui semblent avoir atteint les hommes et les femmes d’art.

Dans un lieu culturel grenoblois où je débarque à l’improviste, le directeur me prend à part, loin des regards, et me parle à voix basse pour condamner sévèrement la politique culturelle du « khmer vert » – comprenez Éric Piolle. Nombreux sont ceux qui s’expriment « off the record », par peur des représailles sur leur budget, et beaucoup d’autres ne retournent aucun de mes appels, terrorisés à l’idée d’être cités publiquement dans un contexte « délicat » où ils jouent « leur peau ». Au musée et au centre d’art, on m’oppose le devoir de réserve des fonctionnaires pour se taire.

A contrario, les casques bleus du maire, plus ou moins discrets, viennent jusqu’à mon hôtel, bravant le couvre-feu, pour tenter de me convaincre du bien-fondé du « piollisme » et faire un éloge stalinoïde de la politique culturelle des Verts. Les attachées de presse du maire et son service de communication, fort achalandé, déploient un storytelling millimétré, multipliant les villages Potemkine non sans insister sur telle personne à interviewer en priorité ou faire annuler tel rendez-vous non opératoire.

Plusieurs directeurs d’institutions culturelles ont claqué la porte avec fracas ; au moins cinq autres sont en « burn out » ; plusieurs postes ne sont pas pourvus ; et le duo acrobatique à la tête du centre chorégraphique vient de se démembrer, l’un étant nommé à Paris à la direction du Théâtre national de Chaillot alors que l’autre est empêtré dans une mauvaise affaire de plagiat. La danse, à son tour, vient d’être décapitée. A Grenoble, la guerre culturelle est bel et bien déclarée.

Joyeux de cordée

Tout commence en 2014. Contre toute attente, le 30 mars, la liste d’Éric Piolle emporte la mairie de Grenoble. Un bastion, tenu depuis plus de dix-huit ans par le parti socialiste, s’écroule.

 Éric Piolle nouvellement maire de Grenoble élu le 30 mars 2014.
Éric Piolle nouvellement maire de Grenoble élu le 30 mars 2014. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOT AFP

 

Le nouveau maire écologiste est un novice en politique, comme il le reconnaît d’ailleurs sans ambages, lors d’un long entretien à Grenoble où il me parle, lui le joyeux de cordée, de sa passion de la montagne. Béarnais venu faire ses études aux pieds des Alpes, où il est resté ancré, cet ingénieur logistique du bureau local du géant américain Hewlett-Packard, ne devient écologiste que tardivement. Il a d’abord milité aux côtés de l’insaisissable et quelque peu mégalomane Pierre Larrouturou dans un groupuscule en orbite autour du parti socialiste. Il a rejoint Europe Écologie Les Verts à la fin des années 1990 ; il est élu conseiller régional dans les années 2000 avant d’être désigné candidat aux législatives de 2012 – un échec, prévisible. Un tour de chauffe ?

C’est dire que sa victoire à Grenoble deux ans plus tard, aux municipales, est inattendue, même au sein du parti écologiste. La lassitude des électeurs face au socialisme municipal fatigué, qui ne s’est pas renouvelé, sans parler de la guerre de succession fratricide au sein du PS local, et le fait qu’Alain Carignon, condamné pour corruption, rend problématique l’alternance à droite, lui assurent, contre toute attente, une victoire relative (dans une quadrangulaire de second tour, il obtient seulement 20 000 voix au total).

La majorité qui sort des urnes, inédite, est faite de bric et de broc. Autour des Verts, il y a la France insoumise dont une proche de Jean-Luc Mélenchon, Élisa Martin, a été nommée Première adjointe. Différents groupuscules favorables à l’autogestion, anarchistes de gauches, trotskistes de différentes obédiences, militants anti-Carignon ou du Nouveau Parti Anticapitaliste, sans oublier les experts du « Réseau citoyen » ou de l’ADES, composent une majorité hétéroclite sans véritable expérience de l’exercice du pouvoir.

Cette victoire aussi inattendue que serrée, et cette majorité incohérente, explique les hésitations du premier mandat. Éric Piolle n’avait quasiment pas parlé de culture durant sa campagne et personne ne se presse pour réclamer le poste d’adjoint à la culture. Sur la liste figure une employée de la SNCF, cheffe de gare à Clelles, un petit village de moyenne montagne de 540 habitants dans le Trièves. Faute de candidat, Corinne Bernard se retrouve bombardée adjointe « aux » cultures. Six ans après, elle s’est éloignée de la politique et refuse les interviews, dépitée par un monde culturel qui a demandé au maire – et obtenu – son scalp !

« Lorsque Corinne Bernard a été nommée, nous étions quand même un peu médusés. Je la connaissais comme cheffe de gare. Alors elle m’a contacté. ‘Aidez-moi’, disait-elle. Elle me téléphonait constamment pour que je lui explique la culture et le théâtre grenoblois. Jusqu’à l’été 2014, elle écoutait et elle semblait de bonne volonté. Et tout à coup, à la rentrée, à l’automne, tout a déraillé », m’explique Valère Bertrand. Le comédien, figure incontournable de la scène théâtrale locale et nationale, me reçoit dans son théâtre Le Pot au Noir, dans un village montagnard où il semble s’être replié après sa bataille contre Éric Piolle. Une tempête de neige nous surprend, rendant difficile notre retour « en ville ».

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Entretien de Valère Bertrand, comédien et directeur du théâtre Le Pot au Noir

« Les écolos de Grenoble me reprochent parfois de rouler en 4×4. Mais ils ignorent que je viens ici dans le Vercors et qu’il vaut mieux avoir quatre roues motrices si on ne veut pas rester bloqué dans la glace », ironise Valère Bertrand. Et en effet, grâce au 4×4, nous réussissons sous une tempête frénétique à rejoindre la nationale à travers les routes de montagnes enneigées.

En 2014, Valère Bertrand gérait Le Tricycle, trois petits théâtres subventionnés à Grenoble, dont ne survivent que le Théâtre de poche et le 145. De gauche, favorable aux écologistes (bien qu’ayant fricoté avec les socialistes de l’ancienne majorité), Valère Bertrand entretient de bons rapports avec le nouveau maire et, donc, avec Corinne Bernard, son adjointe « aux » cultures. Géré par un collectif d’associatifs bien imbriqué dans le tissu local ou les quartiers, et bienveillant à l’égard des pratiques amateurs, le Tricycle paraît l’exemple même de ce que les Verts veulent promouvoir à Grenoble.

Naïf, et sans avoir vu le coup venir, Valère Bertrand découvre bientôt l’intention du maire : « municipaliser » son collectif théâtral et, en usant de la convention d’objectifs et de moyens, décider arbitrairement son rattachement au Théâtre municipal. Le projet associatif est réduit à néant d’un coup de plume sans explications ni débat. Fin du collectif et de l’aventure du Tricycle !

Capture d'écran du site internet de l'actuel Théâtre municipal de Grenoble, février 2021.
Capture d’écran du site internet de l’actuel Théâtre municipal de Grenoble, février 2021.

Delphine Gouard, la nouvelle directrice du Théâtre municipal de Grenoble, ancienne « responsable de l’accueil, de la billetterie et des relations avec le public » de la MC2, et promue par l’équipe d’Éric Piolle, a affirmé notamment, citée par la revue L’Hémicycle : « L’objectif était de rendre le théâtre accessible à tous en le fermant aux troupes extérieures et aux têtes d’affiche, pour n’accueillir que les spectacles des compagnies locales, plus abordables ».

Une stratégie « localiste » qui fait bondir les professionnels du théâtre à Grenoble. Qui s’étonnent de cet « entre-soi régionaliste » quand la stratégie du nouveau maire visait précisément d’éviter l’ « entre-soi » des politiques culturelles héritées de Malraux et Lang. Deux conceptions de la culture s’affrontent ici : l’art doit-il être professionnel, et un symbole d’exigence et d’excellence ; ou bien les pratiques amateurs et les productions locales doivent-elles être privilégiées ? Et ne peut-on, enfin, combiner jusqu’à un certain point ces deux projets ?

« Depuis 2017, nos deux théâtres indépendants ont été repris en gestion directe et produisent trois fois moins de spectacles » se désole Valère Bertrand qui, furieux et combattif, est allé jusqu’à se présenter sur la liste socialiste aux municipales de 2020 pour tenter de faire tomber Piolle. « Pourquoi municipaliser ces deux théâtres ? Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais. Les Verts parlaient de “co-construction des politiques publiques”, ils n’avaient que ces expressions à la bouche et, en fait, ils se sont révélés dirigistes. Ce sont des dogmatiques qui confondent tout : le théâtre professionnel et les pratiques amateurs, les associations et le privé, les quartiers et la culture » ajoute Bertrand. (Interrogés, les proches du maire critiquent le projet théâtral du Tricycle et disent privilégier à la place les pratiques amateurs).

Une nouvelle politique culturelle

En réalité, le projet culturel d’Éric Piolle mérite d’être décrypté. Il est infiniment plus intéressant que ne le laissent croire ses contradicteurs, fort nombreux il est vrai à Grenoble. Alors que la droite n’a jamais su construire une nouvelle politique culturelle cohérente, ni localement, ni nationalement, et que le parti socialiste peine à renouveler le « modèle Lang », jugé essoufflé, les Verts osent inventer un nouveau modèle. « Il faut en finir avec les années Malraux-Lang », répètent le maire et ses plus proches collaborateurs (outre Éric Piolle, Enzo Lesourt, le conseiller spécial du maire, Peggy Zejgman-Lecarme, la conseillère culture et Lucille Lheureux, la nouvelle adjointe « aux » cultures m’ont longuement reçu à Grenoble).

André Malraux (G), l'architecte André Wogenscky (C) et Michel Philibert (D), Président du Conseil d'Administration de la ville de Grenoble, inaugurent la Maison de la culture ; 3 février 1968.
André Malraux (G), l’architecte André Wogenscky (C) et Michel Philibert (D), Président du Conseil d’Administration de la ville de Grenoble, inaugurent la Maison de la culture ; 3 février 1968. Crédits : Staff – AFP

Lorsque je l’interroge aujourd’hui, Éric Piolle a mis de l’eau dans son vin. Il est prudent, un peu sioux, et offensif. Déjà, il a choisi de me recevoir pour un long entretien qui sera diffusé sur France Culture dans les locaux de la bibliothèque historique de Grenoble (celle-là même où sont conservés les manuscrits de Stendhal), comme s’il prenait soin à déminer l’épineux dossier des bibliothèques. Arrivé seul à bicyclette, courtois et direct, avenant mais pas franchement sympathique, Piolle se lance dans de longues explications théoriques : « Après la grande phase Malraux et la grande phase Lang, on est arrivé au bout du bout de [cette politique culturelle]. Il fallait nécessairement réinventer, retisser du lien, à partir des fondamentaux qui sont pour moi, d’abord, la liberté de l’artiste, la liberté de la création artistique, la liberté humaine tout court, car on ne doit plus être dans une logique surplombante, verticale, descendante. [Et il fallait aussi] une responsabilité, c’est-à-dire de la gouvernance collective, de la transparence, de l’éco-responsabilité, de la parité hommes-femmes. » Et lorsque je lui demande s’il ne regrette pas un certain arbitraire, une brutalité initiale, il ajoute : « De fait, c’est la première fois que l’écologie politique arrive au pouvoir dans une grande ville centre. Notre arrivée a généré une attente extrêmement forte, surtout que le monde de la culture avait voté assez largement, je pense, pour nous. Il y avait donc des mots à trouver et une certaine impasse de la fin du modèle Lang à surmonter. Du coup, ça frictionne, c’est normal. Ça frictionne d’abord sur les mots, ensuite sur les contraintes financières. Il y a donc eu un temps d’acclimatation, d’apprivoisement [réciproque] et de coopération. Il faut prendre le temps ».

En fait, c’est un vrai changement de doctrine. Ce qui est tenté à Grenoble : un rééquilibrage complet des politiques culturelles. Dès le début, Éric Piolle roule des mécaniques : vous allez voir ce que vous allez voir ! Malraux et Lang, c’est dépassé ! C’est fini ! Les Verts arrivent : ils veulent faire table rase du passé culturel et propose une « nouvelle donne ». Au lieu d’un adjoint à la culture, Corinne Bernard est donc nommée adjointe « aux » cultures –  un symbole.

Mais c’est une erreur de casting – grave. « Incohérente », « sans idées », « caporalisante » – selon les mots répétés ad nauseam par l’opposition – Corinne Bernard se propose « de tout casser avant (peut-être) de commencer à tout reconstruire ». L’agent de la SNCF bombardée à la culture défend les « circuits courts artistiques », les « tiers lieux », le street-art, les pique-niques culturels, les « chants des migrants », le « manège à énergie humaine », et surtout « la participation culturelle citoyenne ». Elle fait partie des anti-« sachants » qui dénoncent les Parisiens, les intellectuels, les nantis et les diplômés. Elle veut qu’on défende toutes les cultures et non plus « la » culture. Ce changement de préposition, si souvent martelé par les nouveaux élus grenoblois, symboliserait à lui seul le changement d’optique, la révolution que les Verts entendent mener.

« La » culture apparaît donc, aux yeux de Piolle et Bernard, comme parisienne, élitiste et « verticale ». A la place, il faut défendre une culture au pluriel, à la fois « horizontale » – le mot est à la mode chez les Verts de Grenoble – et qui tiendrait enfin compte de tous les publics et des nouvelles demandes sociales. Éric Piolle veut faire de la politique autrement.

« Le maire veut rendre la culture, trop longtemps parisienne et élitiste, aux Grenoblois » me dit l’un des conseillers d’Éric Piolle. Il s’agit de rompre avec une « institutionnalisation » de la culture, d’être méfiant vis-à-vis des grands établissements et des labels nationaux décidés depuis Paris par la rue de Valois.

Première édition des "Fêtes des Tuiles", en hommage à une journée d'émeutes en 1788 au cours de laquelle les grenoblois ont jeté des tuiles sur les soldats du roi ; juin 2015.
Première édition des « Fêtes des Tuiles », en hommage à une journée d’émeutes en 1788 au cours de laquelle les grenoblois ont jeté des tuiles sur les soldats du roi ; juin 2015. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOTAFP

Vincent Guillon, qui deviendra en avril le nouveau directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, un organisme installé à Grenoble, observe avec attention cette nouvelle expérimentation écolo : « Partout, les politiques culturelles ont de la difficulté à se renouveler. Les politiques culturelles territoriales sont en tension. Partout, il y a une contrainte budgétaire forte, liée notamment à l’héritage des grands équipements, et l’action publique culturelle peine à répondre à l’expression de nouvelles demandes sociales et aux transformations profondes des pratiques culturelles qui ont servi de socle aux politiques culturelles modernes : non seulement celles-ci s’élargissent peu socialement, mais elles ne se reproduisent plus dans les mêmes proportions d’une génération à l’autre. C’était cela aussi l’équation de départ d’Éric Piolle ».

L’équation est donc d’abord financière. Et Grenoble, il est vrai, a longtemps vécu au-dessus de ses moyens. Lorsque Piolle est élu en 2014, le tableau qu’il dresse est noir : le budget de la ville est en déficit abyssal, comme son endettement ; et alors que la pression fiscale est parmi les plus fortes de France, le maire entend, me dit-il, retrouver des marges de manœuvre sans augmenter les impôts. C’est la quadrature du cercle. Pour le nouveau maire : une équation impossible.

L’ancienne majorité ne souscrit absolument pas à cet audit financier et accuse Piolle de rendre responsable l’équipe sortante, celle du maire socialiste Michel Destot, pour masquer son incapacité à gérer. Olivier Noblecourt, ancien directeur de cabinet de Destot, puis adjoint au maire, et candidat malheureux contre Piolle en 2020, insiste, lorsque je le rencontre à Grenoble : « Le déficit de la ville n’était pas abyssal. C’est faux. C’est l’excuse habituelle de Piolle. La ville avait été redressée depuis Carignon et avait encore une épargne positive en 2014 lorsqu’il est élu. Il est vrai que Grenoble porte historiquement un niveau élevé d’endettement et de fiscalité. Vrai aussi que nous avons augmenté les impôts de 9 % en 2009, au moment de la crise, mais après dix ans de stabilité. Vrai encore que la situation s’est compliquée pour Piolle, comme dans toutes les grandes villes, du fait des baisses de dotations décidées par le gouvernement Valls entre 2015 et 2017. Les marges de manœuvre étaient donc étroites mais ce n’était pas propre aux Verts. Cela avait été notre cas aussi auparavant ».

Toujours est-il que le budget culturel de la ville se situe autour de 27 millions d’euros en fonctionnement (environ 12 % du budget municipal, hors investissement), soit un ratio par habitant plutôt faible par rapport à d’autres villes ; mais un budget culturel réel par habitant bien supérieur. L’explication : ayant longtemps été un laboratoire pour le ministère de la Culture, l’État s’est engagé, de Malraux à Lang, à prendre en charge de nombreuses dépenses à Grenoble qu’il laisse généralement ailleurs, aux collectivités locales. Plus que d’autres villes de France, Grenoble bénéficie donc à plein de la manne du ministère. (Ce qui « sauve » Grenoble sur le plan financier, c’est aussi de ne pas avoir d’opéra ; lorsque je l’interroge, l’adjointe à la culture sourit d’ailleurs en disant : « j’ai de la chance par rapport à mes collègues de Bordeaux, Strasbourg, ou Lyon, je n’ai pas d’opéra ! ».)

Pour retrouver des marges de manœuvre financières, Piolle décide donc, et rapidement, de faire un exemple : il supprime sans préavis, et intégralement, la subvention de 438 000 euros de l’ensemble des Musiciens du Louvre-Grenoble de Marc Minkowski. Bientôt, c’est au tour du budget d’acquisition du Musée de Grenoble d’être amputé significativement (il est remonté à 211 897 euros en 2020). Le budget de la Maison de la Culture de la ville, la célèbre MC2, est saucissonné à son tour : il perd 110.000 euros. « Il nous fallait refaire de la politique » argumente aujourd’hui Enzo Lesourt, le conseiller spécial du maire.

Ces choix comptables sont audacieux. Pour la première fois peut-être dans l’histoire des politiques culturelles récentes (seul le Front national avait orchestré dans les années 1990 de telles coupes claires dans les budgets culturels), un maire fait le choix de réduire les budgets des « grands » équipements culturels, forts gourmands en subvention, pour proposer de les redistribuer aux « petits » lieux et aux pratiques amateurs. Son calcul est impitoyable, son équation simplissime : si on n’a aucune marge de manœuvre et si on veut malgré tout définir une nouvelle politique et affirmer des priorités, il faut « déshabiller Paul pour habiller Pierre ».

Les Musiciens du Louvre-Grenoble

La première à faire les frais de cette logique comptable est donc la musique baroque. A la tête des Musiciens du Louvre, Marc Minkowski  est un brillant musicien et un bouc émissaire facile. Par son nom déjà, cet ensemble de musique baroque d’exception incarne tout ce que le petit commando Vert qui a pris la mairie de Grenoble déteste : « parisien », « hautain », « élitiste », « très très cher » selon les mots entendus chez les proches d’Éric Piolle. Qui me répètent tous un élément de langage bien rodé : « A la place de Minkowski, notre intention est de faire émerger dix Minkowski ». (Sept ans après, une formation de musique baroque a été affaiblie mais aucun nouveau Minkowski n’a encore émergé à Grenoble).

Le chef d'orchestre Marc Minkowski, fondateur de l'orchestre Les Musiciens du Louvre, lors d'une répétition avec l'Orchestre philharmonique de Vienne ; 10 mai 2013.
Le chef d’orchestre Marc Minkowski, fondateur de l’orchestre Les Musiciens du Louvre, lors d’une répétition avec l’Orchestre philharmonique de Vienne ; 10 mai 2013. Crédits : DIETER NAGL – AFP

 

Marc Minkowski est un chef charismatique et un professionnel reconnu mais les écologistes affirment qu’on ne le voit guère à Grenoble, que ses concerts ne séduisent que les happy fews et que ses actions vers les écoles et les publics en difficulté ne sont pas à la hauteur des subventions gloutonnes qu’il réclame. Deux détails aussi ont leur importance, passés inaperçus dans la polémique : le premier, c’est un fonds de réserve anormal mis de côté par Minkowski (400 000 euros dit-on, soit l’équivalent de la baisse de la subvention) et dans lequel le nouveau maire lui demande de puiser. Le second est plus symbolique encore : Pascal Lamy, le Français qui résume à lui seul les accords de libre-échange, et l’homme de l’Organisation Mondiale du Commerce, préside les Musiciens du Louvre – Éric Piolle ne peut rêver d’un plus beau symbole. Il choisit de faire un exemple : les 438 000 euros de subventions que lui donne la ville sont réduits en cours d’année à zéro !

En fait, si la brutalité de la mesure surprend à Grenoble, où personne n’est habitué à une telle violence symbolique, elle ne suscite guère de critiques. Les acteurs culturels que j’ai interrogés et jusqu’aux élus de l’opposition socialiste et de droite, ne s’apitoient guère sur le sort de Minkowski (joint par téléphone Marc Minkowski m’a dit « ne plus vouloir s’exprimer sur le sujet »).

« Minkowski était détesté par tout le monde à Grenoble », me confirme Philippe Gonnet, l’un des grands journalistes culturels du Dauphiné Libéré. « En fait, Piolle a ciblé un symbole. C’était une manière d’incarner, par la négative, un autre cycle de politique culturelle », commente pour sa part Vincent Guillon. Comme de juste, Minkowski, même si le siège de l’association des Musiciens du Louvre reste à Grenoble (son local est encore soutenu par la ville), part à Bordeaux, où il prendra la direction de l’Opéra, avant que – manque de chance – le nouveau maire écologiste vienne également de le priver d’un nouveau mandat…

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Entretien de Philippe Gonnet, journaliste pour Le Dauphiné Libéré

En éloignant de la ville Marc Minkowski qui retire le mot Grenoble du nom de sa formation baroque, Éric Piolle marque son territoire. Il a frappé fort. Fini les « rentes de situation » d’artistes gloutons abonnés aux subventions et qui n’irriguent pas le territoire local. « Tout le monde a reçu le message cinq sur cinq : fini la culture parisienne élitiste super-subventionnée par la ville, il fallait agir pour Grenoble. C’était un message salutaire », reconnaît un acteur culturel majeur.

L’ancien maire socialiste Michel Destot ne partage pas ce point de vue. Dans son livre Ma passion pour Grenoble, publié en 2015 aux éditions de l’Aube, il a salué le travail grenoblois des Musiciens du Louvre et critiqué la majorité Piolle : « Comment se détourner d’un seul coup de près de vingt ans de bonheur et de rayonnement culturel ? Comment renoncer à poursuivre les 60 concerts donnés en Isère la saison dernière, dont 43 à Grenoble, la moitié gratuits, 9 pour les scolaires, 4 au CHU, 3 à l’Abbaye et à Mistral ? Refuser aujourd’hui de soutenir l’orchestre de Grenoble, envié un peu partout en France comme à l’étranger, par choix idéologique, c’est abîmer la culture et l’image de notre ville ! ».

Une nouvelle pensée culturelle de l’écologie

S’il n’a pas encore une vision pour la culture, et pas davantage de programme, Éric Piolle commence à dessiner une politique culturelle en creux, faite de symboles et de communication. Le local doit primer sur le national ; il faut rééquilibrer la politique culturelle et réduire la gourmandise des plus gros établissements. La culture peut avoir, elle aussi, ses « circuits courts ». Dans le langage des Verts grenoblois, il s’agit de tout miser sur les quartiers et sur l’ « outreach » – mot clé des politiques culturelles américaines qui signifie « tendre le bras vers » les publics défavorisés.

Telle est bien la rupture Piolle à Grenoble : casser le modèle des politiques culturelles pour innover ; expérimenter pour ne plus reproduire les erreurs du passé. Il s’agit aussi d’une rupture majeure avec les socialistes, qui se sont embourgeoisés et ont oublié les publics les plus défavorisés. Il faut mettre fin à « l’État providence culturel ». Piolle veut aussi en finir avec l’obsession socialiste de la culture comme outil d’attractivité économique et touristique.

Concert d'une chorale dans le centre ville de Grenoble lors de la première édition de la "Fête des Tuiles" ; 6 juin 2015.
Concert d’une chorale dans le centre ville de Grenoble lors de la première édition de la « Fête des Tuiles » ; 6 juin 2015. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOT – AFP

 

Le conseiller spécial du maire, Enzo Lesourt, comme la nouvelle adjointe « aux cultures », Lucille Lheureux, insistent d’ailleurs de concert, lorsque je les interroge, sur l’échec de la démocratisation culturelle. A croire que tout le monde a lu La Distinction et Les Héritiers de Pierre Bourdieu à Grenoble ! Pour sortir de l’impasse d’une politique publique faite de reproduction sociale, de distinction de classe et d’échec de la participation culturelle, et pour éviter l’impuissance politique, il fallait donc rebattre les cartes et oser le changement. Cela explique la priorité accordée par la nouvelle équipe municipale à l’Éducation artistique et culturelle, la fameuse « EAC » – même s’ils oublient de rappeler que celle-ci a été mise en œuvre par Jack Lang et repensée, depuis, par Aurélie Filippetti ou Roselyne Bachelot…

« Je vois chez Éric Piolle une intention, une tentative, d’énoncer une nouvelle doctrine et, en même temps, une difficulté à lui donner corps », résume parfaitement le chercheur grenoblois Vincent Guillon.

C’est que refonder une politique culturelle n’a rien de facile, ni de bien nouveau. De Malraux à Roselyne Bachelot tous les ministres s’y sont attelés – souvent sans trop de résultats. On ne compte plus les rapports et les livres sur le sujet, à gauche (de Jean-Denis Bredin à Jack Ralite, en passant par Bourdieu et Passeron) comme à droite (de Jacques Rigaud à Marc Fumaroli, en passant par Alain Finkielkraut ou Michel Schneider). Les Verts les ont-ils lus ? Cela ne semble guère le cas tant ils annoncent vouloir faire « table rase » du passé sans citer quelques-unes des milliers d’études déjà publiées sur le sujet. Surtout, hardis et passablement naïfs, ils sous-estiment les difficultés de l’entreprise et ses effets pervers sur lesquelles se sont cassés les dents à peu près tous les gouvernements depuis plus de trente ans.

Si pour les écologistes grenoblois, le « référentiel Malraux-Lang est dépassé », comme ils le répètent sans cesse, encore faut-il savoir de quoi ils parlent et ce qu’ils entendent mettre à la place ? Comme l’indique Michel Guerrin, rédacteur en chef « culture » du journal Le Monde : remettre à plat les politiques culturelles n’est pas simple. Sur le papier, cela a l’air simple ; en réalité, tout étant très imbriqué, c’est beaucoup plus complexe. « A budget croissant, c’est difficile ; à budget en baisse, c’est impossible ».

Ainsi les Verts prétendent enfourcher des sujets neufs qui sont enfin très anciens et proposent de révolutionner une politique culturelle à partir de vieilles lunes et de questions cent fois débattues. Le repli régionaliste en est un ; le populisme un autre. L’équipe d’Éric Piolle a d’abord péché par amateurisme et arrogance. Faute d’avoir travaillé, lu et consulté, ils se proposent de réinventer le fil à couper le beurre de la politique culturelle !

Malraux reviens, ils sont devenus fous !

Après l’affaire des Musiciens du Louvre, Éric Piolle continue à détricoter ce qui a été construit par ses prédécesseurs à la mairie de Grenoble. Au printemps 2016, il coupe brutalement – et en cours d’exercice – une (petite) partie de la subvention de la Maison de la Culture de la ville, la célèbre MC2. La coupe claire financière est en réalité fort marginale (110 000 euros sur un total de douze millions de budget global, « soit 2,94 % de la subvention de la ville », insistent les conseillers de Piolle). La MC2 a « largement les moyens de digérer cette baisse » (comme le reconnaît-on jusque dans l’opposition socialiste). Mais c’est un symbole. Et pour le directeur du lieu, Jean-Paul Angot, un casus belli.

La MC2 de Grenoble ; septembre 2004.
La MC2 de Grenoble ; septembre 2004. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOTAFP

Lorsque je rencontre Angot à Grenoble, l’ancien directeur de la MC2, je constate vite qu’il n’a pas enterré la hache de guerre. L’homme est coriace, sanguin, apache – il a été critiqué par ses salariés pour son management, par la Ville pour sa gestion et par Libération pour être une figure « controversée ». Mais ce vieux routier de la décentralisation culturelle est actif au sein du puissant Syndeac, le Syndicat national des Entreprises artistiques et culturelles, dont il a été le vice-président, et qu’il met en branle dès la première amputation de sa subvention. Moins pour l’homme que pour la cause, le milieu du théâtre se dresse comme un menhir contre l’usurpateur Éric Piolle. Qu’une telle bronca n’ait pas été anticipée par les écologistes fleure l’incompétence. Hier modèle de la décentralisation culturelle, Grenoble devient le symbole de la municipalisation culturelle.

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Entretien de Jean-Paul Angot, ancien directeur de la MC2 de Grenoble

« Ce sont des libéraux déguisés en Verts, des gens qui sont dans l’incantation et la caporalisation », tonne Angot. À la retraite, et ayant du temps pour envoyer des fléchettes sur ses effigies vertes favorites, il insiste, comme la plupart des acteurs culturels de la ville, sur la centralisation, la bureaucratisation et la municipalisation voulues par l’équipe Piolle. Au vrai, il y a ici quelque chose d’un peu pathétique : voir renier l’héritage de Malraux et Lang, dont toute la politique consistait à faire en sorte que la culture échappe au « municipal », pour que la place la gestion municipale reprenne l’art en main à Grenoble.

Surtout qu’un effet collatéral d’une mesure mal évaluée apparaît rapidement : la baisse de subvention décrétée par la ville incite immédiatement l’État, la région et le Département à lui emboîter le pas : ils baissent eux aussi leurs propres subventions. De fait, la programmation doit être réduite, ce qui ajoute à la baisse des subventions celle de la billetterie ; l’engrenage se traduit peu à peu par une baisse de budget autrement plus significative, évaluée par la direction de la MC2 à environ 300 000 euros par an. Ainsi, pour faire quelques dizaines de milliers d’euros d’économie, la Ville se prive de financements des autres collectivités et de la billetterie. En langage militaire on parle de : « friendly fire ».

Peu informé du dossier, dilettante même, Piolle a mal anticipé les conséquences. Il ne sait pas que toute la décentralisation culturelle est construite sur des financements croisés ville/agglo/département/région/État. En faisant sécession par rapport à ce modèle, en se désolidarisant unilatéralement des autres collectivités, sans négociation avec elles, on s’expose à des réactions en chaîne. « Pour avoir voulu jouer avec les financements croisés, Éric Piolle obtient en retour des sanctions croisées ! C’est toute l’ambivalence de ce système de solidarité financière entre collectivités qui a longtemps été considéré pour sa seule vertu, mais qui peut aussi constituer une vraie contrainte au changement : tout le monde se tient ! », commente Vincent Guillon de l’Observatoire des politiques culturelles.

Bientôt, l’accélération du rattachement de la MC2 à la Métropole, et non plus à la Ville, se précise : une perte d’autant plus dramatique pour le nouveau maire qui doit continuer à apporter une contribution en ayant plus trop son mot à dire ! (La jeune métropole de 49 communes, baptisée Grenoble-Alpes-Métropole, vient d’être perdue par les Verts au profit du socialiste Christophe Ferrari, en guerre ouverte avec l’équipe de Piolle, et désormais en charge directe de la MC2).

Il y a plus. A l’équilibre financier perdu s’ajoute un déséquilibre artistique structurel. Inaugurée en mai 1968 par André Malraux à l’occasion des Jeux olympiques de Grenoble, la maison de la Culture a été requalifiée en établissement pluridisciplinaire en 2004 sous son nom actuel de MC2 (en hommage à Einstein). Mais entre temps, ce gros paquebot grenoblois est devenu une institution à quatre têtes : une scène nationale, un centre chorégraphique national, un centre dramatique national et les Musiciens du Louvre ! La cohérence du projet tenait à ces différents pôles de création incluant le théâtre, la danse et la musique. En écartant Marc Minkowski en 2015, l’édifice devenait bancal. La tension récente au centre chorégraphique déséquilibre un peu plus cette Tour de Babel en perdition.

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Extrait du discours d’André Malraux lors de l’inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble ; 4 février 1968

Quand on comprend l’histoire et la nature du projet, on analyse mieux les erreurs successives d’Éric Piolle qui a littéralement découpé en morceaux l’instrument le plus puissant de sa propre politique culturelle. Pourtant, ici encore, il était possible, et sans doute nécessaire, de « re-questionner » la matrice de la MC2 et en renouveler les fondements. Mais cela aurait pu se faire dans la pédagogie, avec un plan subtil et un doigté d’intelligence que les Verts alliés à la France insoumise n’ont pas pris le temps de cultiver. Par ses oukases, ses coups de menton, et cet arbitraire politique consubstantiel de ses débuts, Éric Piolle a bloqué la machine. Il l’a payé de la métropolisation accélérée de la maison de la culture.

Bouvard et Pécuchet à l’Hôtel de ville

Lors des Assises de la culture, organisées en 2015 par Corinne Bernard, l’adjointe « aux cultures », la crise qui couvait éclate aux grands jours. C’est la bataille rangée. La metteuse en scène Emilie Le Roux, qui dirige la compagnie grenobloise Les Veilleurs, dénonce, colère, devant un parterre de centaines d’acteurs culturels, réunis à La Belle électrique, la « haine de la culture » de Piolle, des écologistes grenoblois et de la France Insoumise. Une nouvelle erreur de débutant : en réunissant tous les acteurs culturels alors que la crise allait éclater, et que tous les voyants étaient au rouge, les Verts se sont comportés en vrais bleus.

Pour Piolle, c’est un tournant. Le début d’une descente aux enfers dont il n’est toujours pas sorti six ans plus tard. Les articles dans la presse locale et nationale se multiplient contre sa politique culturelle, notamment une tribune assassine du metteur en scène Joël Pommerat, en répétition à la MC2 de Grenoble : « Voilà ce que je retiens de cette politique qui se vante d’en être une et d’avoir de l’ambition. C’est un cocktail, un bazar, un agglomérat de pièces hétéroclites, foutras idéologique, allant d’un côté, du plus libéral économique (n’attendez pas tout des financements publics, soyez aussi créateurs en termes de financements, le mécénat privé voilà l’alternative) au plus populiste (la culture pour tous, pas une culture mais des cultures, la culture, ça s’affiche, les artistes professionnels sont des nantis, tout le monde est artiste, opposant dans les faits les artistes professionnels aux amateurs), en passant par l’aspiration révolutionnaire à la décroissance (la sobriété et la frugalité doivent être également appliquées à la culture, qui est une activité humaine comme les autres). Un tout finalement compliqué, contradictoire et paradoxal, mâtiné de suffisance et d’arrogance, de naïveté, à la Bouvard et Pécuchet, qui fait honte à ce parti (les Verts) dont je me sentais un proche et un sympathisant. »

Extrait de l'opéra "Pinocchio" mis en scène par Joël Pommerat au festival d'Aix-en-Provence ; juin 2017.
Extrait de l’opéra « Pinocchio » mis en scène par Joël Pommerat au festival d’Aix-en-Provence ; juin 2017. Crédits : BORIS HORVAT – AFP

L’attaque, violente, est d’autant plus efficace que Joël Pommerat semble dire « nos meilleurs amis sont devenus nos pires ennemis ». L’article inaugure une série de textes critiques contre la politique culturelle d’Éric Piolle, notamment dans Le Quotidien de l’art, Télérama ainsi qu’un éditorial au vitriol de Michel Guerrin dans le journal Le Monde [Michel Guerrin intervient sur France Culture et est rédacteur en chef « culture » pour Le Monde]. Plus récemment, le théoricien des arts visuels Nicolas Bourriaud, ancien directeur du Palais de Tokyo et actuel directeur du MoCo à Montpellier, a pris la plume pour dire ses inquiétudes sur la politique culturelle des Verts dans la revue L’Hémicycle : « Notre époque conteste violemment ses institutions dans tous les domaines, mais elle ne travaille guère à les réinventer, privilégiant des protocoles fluides ou éphémères – festival, assemblée, fabrique ou atelier. Cette incapacité à repenser le champ institutionnel représente le principal marqueur de ce tournant : halte à la verticalité de l’élitisme républicain, vive l’horizontalité des forums. Personne ne semble remarquer que ‘l’entre-soi’ et l’élitisme ne sont pas inhérents à ces institutions (…). Un écueil se profile ici, qui ne semble effrayer personne : celui de la création d’un nouvel entre-soi basé sur le voisinage et la proximité communautaire ». En se concentrant sur l’exemple grenoblois, Bourriaud critique également un « localisme » et un « discours anti-élites qui croise parfois dangereusement celui du Rassemblement National ».

Déjà qualifié de « Macron bio », ou de « Gauche Caliméro » par l’opposition ou la presse, Éric Piolle remet une pièce dans le godet en décidant la liquidation d’un établissement emblématique de Grenoble, le Ciel, consacré aux musiques actuelles, l’équipement culturel La Chaufferie, dans le quartier populaire de Teisseire, avant d’annoncer sans crier gare un plan de fermeture de trois bibliothèques. Seul le Front National avait osé faire autant de dégâts en si peu de temps dans une ville !

Ici encore, les choix du nouveau maire auraient pu être analysés sereinement s’ils avaient été expliqués et accompagnés. La ville de Grenoble étant parmi les mieux dotées en nombre de bibliothèques et leur fréquentation parmi les plus basses, il devait être possible de procéder à certains regroupements et de discuter de leur fonctionnement pour le bien de la lecture publique. D’autres villes le font en catimini et sans débat.

Reconnaissant des erreurs, Lucille Lheureux, la nouvelle adjointe « aux cultures », préfère insister aujourd’hui sur son « plan lecture » qui a été finalement lancé et qui a permis la gratuité des bibliothèques : « En 2018, on a mené une enquête auprès des bibliothécaires et des publics, ceux qui fréquentent et ceux qui ne fréquentent pas les bibliothèques. Le résultat était un peu terrible pour la lecture publique. On a aussi constaté que des petites entités isolées, sans cohérence, appauvrissaient le réseau des bibliothèques. Il valait donc mieux un grand équipement, un tiers lieu, qui permette d’élargir la lecture aux jeux, au numérique, et avec un café, pour que cela soit bénéfique à la lecture. Après, il n’est jamais facile de fermer une bibliothèque de quartier et de proximité. Mais il a fallu faire ces regroupements pour ouvrir finalement une grande bibliothèque tête de réseau ».

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Entretien de Lucile Lheureux, adjointe aux cultures auprès du Maire de la ville de Grenoble

Toujours est-il que ces décisions non expliquées ont été vécues localement comme arbitraires, et ce d’autant plus que la politique culturelle grenobloise était déjà considérée comme brouillonne. Éric Piolle avait promis durant la campagne de 2014 : « Zéro fermeture de service public » – une parole que son plan d’austérité et l’affaire des bibliothèques ont réduit à zéro. Les Verts, surtout, sont tombés dans leur propre piège. Eux qui avaient misé sur la participation citoyenne, les votations citoyennes ou les référendums d’initiative locale, comme si le rousseauiste Éric Piolle croyait davantage à la démocratie directe qu’à la démocratie représentative, en ont été les premières victimes. Un référendum est proposé justement par les Grenoblois… sur la fermeture des trois bibliothèques ! Plutôt que d’aller jusqu’à la votation citoyenne qui risquerait d’être perdue, la mairie a revu sa copie : elle accepte de regrouper deux bibliothèques, d’élargir la bibliothèque centrale et de ne fermer finalement que deux annexes. (Le Préfet de l’Isère a saisi le Tribunal administratif sur plusieurs irrégularités de ces votations citoyennes en 2016 ; et malgré un appel, la Cour d’appel a confirmé en 2020 l’inconstitutionnalité de certaines des procédures de démocratie directe voulues par Éric Piolle.)

La municipalisation de l’action culturelle

C’est ici peut-être que le projet de Piolle rencontre ses limites. La « démocratie participative » figurait en première place des cent vingt engagements du maire pour sa campagne de 2014. Une faille est apparue tout de suite entre la volonté politique de l’élu et celle de donner la parole aux citoyens. « Dès le départ, il y avait un hiatus : on a été élu sur un programme et en même temps on disait qu’on voulait laisser les citoyens décider. C’est une tension permanente à résoudre », insiste Pascal Clouaire, un ancien adjoint écologiste de Piolle, aujourd’hui vice-président (Verts) de la Métropole grenobloise en charge notamment de la « participation citoyenne ».

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Entretien avec Pascal Clouaire, vice-président de Grenoble-Alpes Métropole chargé de la culture, de l’éducation et de la participation citoyenne

Lorsque j’interroge les acteurs culturels locaux, et jusque dans les MJC des quartiers dits « politique de la ville », beaucoup regrettent ce qu’ils considèrent comme un populisme des Verts alliés à Jean-Luc Mélenchon. Pourtant, une telle démarche, aussi imparfaite soit-elle, méritait-elle autant de critiques ?

S’il y a bien une tradition grenobloise, c’est celle de l’autogestion. Le PSU y fut historiquement fort et Pierre Mendès France y fut élu député en 1967. Les fédérations d’éducation populaire (les CEMEA, la FOL, Peuple et Culture) ont été puissantes à Grenoble, tout comme les mutuelles ouvrières, les coopératives, les unions de quartiers ou les SCOP. Le Planning familial a été dynamique et précurseur à Grenoble. Et plusieurs composantes de la majorité verte actuelle entretiennent des liens avec ces réseaux, à commencer par l’influente Association Démocratie Écologie et Solidarité (une structure écologique locale, proche de la gauche extrême, qui représente le courant principal « écolo » de la majorité municipale, bien davantage qu’EELV, une formation peu présente dans la ville). « L’idée de redonner du pouvoir aux citoyens, de renouer avec l’éducation populaire en la refondant et de permettre aux gens d’agir sur leurs vies, c’est vraiment l’ADN de Grenoble. Éric Piolle a voulu se saisir de cet esprit », résume Pascal Clouaire.

Dans les quartiers pourtant, les médiateurs culturels que j’ai rencontrés estiment qu’il y a une grande divergence entre la théorie énoncée par les Verts et la France Insoumise qui animent la majorité municipale et la réalité de leur action sur le terrain. « Éric Piolle a perdu les quartiers », me dit sévèrement Willy Lavastre, lorsque je le rencontre à la MJC Théâtre Prémol. Avec plusieurs responsables associatifs, et en présence de Donatien de Hauteclocque qui dirige la MJC et Ali Djlali qui la préside, il me décrit la volonté active de la mairie de « municipaliser » l’action sociale des quartiers. Le débat n’est pas propre à Grenoble, mais on y assiste clairement à une re-municipalisation des MJC. Les responsables associatifs doivent parfois laisser la place à des techniciens salariés par la mairie, même si les premiers ne comptaient pas leurs heures quand les seconds font du 9h-17h. On me signale aussi que « la mairie envoie ses diplômés de Sciences Po expliquer à des militants actifs sur le terrain depuis trente ans ce qu’ils doivent faire dans les quartiers ». La petite dizaine de travailleurs sociaux et animateurs culturels que j’ai rencontrés à Grenoble se disent outrés par ce fonctionnement et le peu de considération qu’on leur accorde.

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Entretien avec les médiateurs culturels d’une MJC (Maison des jeunes et de la culture) à Grenoble

Ce qui semble le plus paradoxal peut-être dans cette ville où tout est devenu paradoxal, est cette reprise en main politique des maisons de quartiers et des MJC alors que le programme d’Éric Piolle faisait de la participation citoyenne et du « faire commun » ses priorités. Le mouvement d’éducation populaire est affaibli et la remunicipalisation en marche. Pourquoi les Verts se sont-ils fait élire sur une politique décentralisée favorable à la société civile et à la culture partagée, pour, dans l’exercice du pouvoir, devenir partisans d’une gestion directe et d’un contrôle municipal accru ? Sur le terrain, les militants associatifs et socio-culturels cherchent encore à déchiffrer cette énigme.

Eric Piolle lors de la campagne municipale à Grenoble ; 11 mars 2020.
Eric Piolle lors de la campagne municipale à Grenoble ; 11 mars 2020. Crédits : JEFF PACHOUD – AFP

Les élus de l’opposition, naturellement, attaquent la majorité municipale sur ce paradoxe – et ce qu’ils jugent être une reprise en main politique et une municipalisation de l’action associative. « Diminution de 25 % des subventions accordées aux associations ; diminution de 30 % des subventions aux associations culturelles ; diminution de 27 % aux associations sportives ; diminution de 10 % de la subvention du CCAS » insiste Olivier Noblecourt. (Les chiffres de la culture sont discutés à l’infini par les élus de Piolle car certains parlent subventions avec ou sans investissements et d’autres avec ou hors transferts à la Métropole.)

Au sein même des Verts, des voix montent pour regretter qu’Éric Piolle ait co-géré la ville avec sa majorité politique. Quant aux milieux culturels, ils voient derrière la municipalisation de la culture les effets des groupuscules qui entourent le maire : les mélenchonistes de la France Insoumise, les collectifs anarchistes et anti-sciences, les activistes d’ATTAC et des « Mao-Spontex » venus des équipes de Cécile Duflot et François Ruffin. On me signale également que le groupe d’agit-prop « Pièces et Mains d’œuvre » , un collectif anti-science, connu notamment pour son opposition aux nano-technologies, influencerait Piolle (mais ces liens me paraissent fort improbables étant donné les critiques que PMO adresse à la municipalité verte depuis la gauche radicale).

Un livre vient d’ailleurs de paraître cette semaine qui développe cette thèse sur le système Piolle et fait grand bruit dans la ville : Le Vide à moitié vert : la gauche rouge-verte au pouvoir : le cas de Grenoble (éd. le Monde à l’envers). L’équipe des journalistes indépendants du journal Le Postillon, qui l’éditent, pointent les dérives gauchistes de l’équipe municipale, entre « tendance anarcho-libertaire » et « guévarisme des Alpes », sans oublier cette image éculée que tout le monde m’a ressortie à Grenoble d’un Piolle qui serait une pastèque : « Vert à l’extérieur et Rouge à l’intérieur ».

Lorsque je l’interroge sur ce thème politique, Éric Piolle se lance dans une longue explication de la recomposition idéologique en cours à Grenoble et dans l’ensemble du pays et me dit vouloir rassembler ce qu’il nomme un « arc humaniste ». Il évoque la constitution de trois familles politiques : « Je suis convaincu qu’un nouveau rapport à la politique s’organise autour de trois pôles : un pôle de repli sur soi, extrême droite, ou droite extrême, comme vous voulez, ou Trumpien ; un pôle néolibéral qui assure la loi de la jungle et a, inévitablement, une tendance autoritaire ; un arc humaniste enfin, que je cherche à fédérer sur le temps long ».

En l’écoutant parler, je me dis que Piolle s’imagine déjà président de la République ! Mais son analyse est intéressante, car elle annonce bien la fracture qui se dessine à gauche entre une tendance libérale, qui pourrait rejoindre Emmanuel Macron dès le premier tour de la présidentielle, et une tendance plus radicale, qui réunit la gauche du PS, les Verts et Jean-Luc Mélenchon. Mais elle gomme à dessein d’autres recompositions en cours, comme une alliance populiste, qui permet à des composantes du Rassemblement National de rejoindre Jean-Luc Mélenchon ; ou une autre configuration qui permet à Yannick Jadot de dialoguer avec Arnaud Montebourg et Xavier Bertrand, et à Éric Piolle, justement, de s’allier avec Anne Hidalgo.

Ensemble, avec la maire de Paris, Piolle a d’ailleurs lancé « Cités en commun », un mouvement qui regroupe les maires de vingt grandes villes de gauche et écologiques. Ce n’est pas un hasard si pour les municipales de 2020, la campagne d’Hidalgo s’est faite sous la bannière « Paris en commun » et que celle de Piolle s’appelait « Grenoble en Commun » – c’est toujours le nom de sa majorité municipale. Réunis à Tours en juillet 2020, « Cités en commun » dessinait ce nouvel « arc humaniste » que Piolle et Hidalgo appellent de leurs vœux, non sans arrière-pensées politiques avant la présidentielle. Las, Piolle me confirme lors de notre entretien qu’il « abandonne Cités en commun » faute d’accord sur des questions cruciales, à ses yeux, « comme l’interdiction de la 5G ».

Entre Street-art, savonnerie et Fête des Tuiles

Lorsque je visite à l’Est de la ville, « Nous le Savons », une magnifique petite savonnerie artisanale, j’apprends par hasard que le maire Éric Piolle vient de passer quelques minutes dans cette entreprise locale, le temps de faire une inévitable photo où on le voit fabriquer des produits « Nous le Savons ». Au-delà de l’habileté de communication (un des talents de Piolle qui a pris des cours de « média-training » dont le Tout Grenoble parle), il s’agissait pour l’édile local de mettre en avant l’artisanat du cru, les savoir-faire ancestraux, le zéro déchet et les matières premières écologiques (encre végétale, absence d’huile de palme, etc.). Valentin Michel, le jeune directeur de « Nous le Savons » est encore tout émoustillé de cette visite du maire dans ses ateliers-laboratoires. Et même si, comme il le reconnaît, il n’y a aucune tradition de savonnerie à Grenoble (ici ce sont les gants qui ont fait la réputation de la ville), il apprécie que le maire prenne soin de l’artisanat local, surtout lorsqu’il est porté par de jeunes écologistes. Le soir, à l’hôtel, j’essaye les produits « Nous le savons » et je reconnais la qualité de ces huiles et savonnettes faites main, dans le respect de la planète.

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Entretien avec Valentin Michel, fondateur de la savonnerie « Nous le savons » à Grenoble

En sillonnant les coopératives et les entreprises artisanales, alors que les « cultureux » lui reprochent de ne pas fréquenter les théâtres, les centres de danse, ou les musées de sa ville, Éric Piolle fait un choix politique. Son grand projet « culturel » – c’est le mot qu’utilise son conseiller spécial – est de nature citoyenne et éco-responsable : il a pris forme à travers la Fête des Tuiles.

La première édition de la "Fête des Tuiles" dans le centre ville de Grenoble ; 6 juin 2015.
La première édition de la « Fête des Tuiles » dans le centre ville de Grenoble ; 6 juin 2015. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOTAFP

Avec le souci de réconcilier les Grenoblois avec leur histoire, l’équipe municipale a imaginé cette Fête des tuiles censée commémorer la date du 7 juin 1788, en amont de la révolution française, lorsque des insurgés ont affronté les soldats du Roi à coups de tuiles à Grenoble. En instrumentalisant un peu l’histoire, Éric Piolle a donné naissance à un authentique moment de communion de sa ville. Chaque année depuis 2015 (la fête a été annulée l’an dernier et elle le sera certainement le 5 juin prochain du fait des conditions sanitaires), les habitants du centre-ville déambulent et paradent dans les rues piétonnisées, avec des chars enguirlandés comme lors d’une petite Gay Pride.

L’ambiance est bon enfant avec ses hommes sur échasses, son « bal guinguette », les stands de « yoga géant », le « café partagé », l’atelier poterie, le tricot et le jeu de Go. Plus politiques, il y a également les « chants des migrants », le « manège à énergie humaine », le stand de « recyclage et d’économie collaborative », et surtout les musiciens de « batucada » (des percussions qui composent une musique proche de la samba brésilienne, mis en avant par la ville comme symbole de la manifestation et de sa diversité, bien que cet instrument n’ait aucun rapport avec Grenoble…). Sur l’affiche officielle de la Fête des tuiles 2017 que je consulte, l’art n’est présent que sur neuf des cinquante stands et scènes annoncés.

Carte de la Fête des Tuiles (édition 2017)
Carte de la Fête des Tuiles (édition 2017) Crédits : P. Mouche et Ville de Grenoble

A Grenoble, la Fête des tuiles est au cœur de la bataille politique. Majorité et opposition se disputent sur son authenticité réelle ou artificielle comme Halloween ou Black Friday. On se bat aussi sur le succès et les chiffres de cette parade festive (100 000 personnes la première année, selon les organisateurs, 15.000 selon l’opposition qui estime que l’opération ne sera plus renouvelée désormais). Les élus se battent enfin sur la question des subventions : l’opposition a critiqué le coût de la manifestation, évalué à « plus de 500 000 euros », en comptant les dépenses de personnels, notamment les salaires des fonctionnaires municipaux dédiés aujourd’hui à temps plein à la manifestation. La presse a, de son côté, signalé que les marchés publics pour l’organisation de cette fête auraient été « attribués à des prestataires extérieurs sans mise en concurrence ni publicité » en 2015 et 2016, au risque d’une mise en examen du maire. Un proche d’Éric Piolle, que j’ai interrogé, se dit serein sur ces deux subventions de 128 000 euros en ajoutant que, depuis 2017, le budget a été revu à la baisse, pour une somme d’environ 89 000 euros, et qu’il a été attribué « après conventionnement ». Ce n’est pas l’avis de la Chambre régionale des comptes qui a ouvert une enquête et saisi le Parquet. A ce stade, et pour éviter toute contestation, l’affaire a été délocalisée dans un tribunal administratif de la Drôme, en attendant un classement sans suite ou une mise en examen. (Interrogée, la préfecture de l’Isère me confirme que cette procédure est en cours).

Au-delà des chiffres, la Fête des Tuiles fait l’objet de vives critiques de la part du milieu culturel grenoblois qui se moque de cette « kermesse aux tuniques moches » ou de cette « fête à Neu-Neu ». Il est certain qu’en termes de politique culturelle, l’expérimentation festive ne se rapproche ni de Pina Bausch, ni de Jean-Claude Gallotta, ni de Bernard-Marie Koltès, qui ont fait les grands jours de la MC2. Mais est-ce une idée forcément saugrenue que d’imaginer des évènements populaires ou de recréer des rites urbains locaux ? Le maire de Lyon a réussi à créer un évènement comme la Fête des Lumières et les Vendéens ont leur Puy du Fou. Après tout, la Fête des tuiles pourrait avoir sa place dans une offre culturelle qui irait du plus qualitatif (MC2, musée de Grenoble, Magasin, etc.) au plus populaire.

Ce qui est plus étonnant : les critiques obsessionnelles de l’équipe de Piolle contre la politique culturelle de Lang, les fêtes « languiennes » et la culture « évènementielle »… quand avec leur Fête des Tuiles, ils versent à leur tour dans l’évènementiel ! Et après tout, Jack Lang a imaginé la fête de la musique et tant d’autres fêtes rituelles pour le livre, le patrimoine, les musées, la gastronomie, la techno ou les cultures urbaines. Après l’avoir tant décrié, Piolle se serait-il finalement converti au « languisme » ?

Plus consensuel apparaît le street art, une incontestable réussite du piollisme culturel. Lorsque je visite avec l’adjointe Lucille Lheureux le quartier Championnet et les alentours de la rue Genissieu, où se trouve le local du centre d’art SpaceJunk, je découvre un véritable musée à ciel ouvert : partout des fresques et, sur les devantures et les murs, du street art de qualité. Piolle avait promis de faire de Grenoble « un musée à ciel ouvert » : il a tenu sa promesse.

La 6ème édition du Street Art Fest de Grenoble ; 5 juin 2020.
La 6ème édition du Street Art Fest de Grenoble ; 5 juin 2020. Crédits : PHILIPPE DESMAZES – AFP

Au total, plus d’une centaine d’œuvres d’art existent aujourd’hui dans le centre de Grenoble. La plus célèbre est située un peu plus au Sud : la fresque Rose Girl de Shepard Fairey, dit Obey, l’artiste iconique de Barack Obama et d’Emmanuel Macron. Installée sur un bâtiment du CROUS, c’est une œuvre importante et magnifique qui fut un coup de maître de Piolle.

Dans l’entourage de l’ancien maire socialiste Michel Destot, on salue cette fresque urbaine désormais iconique tout en regrettant qu’au même moment « l’œuvre modulaire Résistance d’Alain Kirili, composé de blocs géants de pierre de Bourgogne, ou les sculptures de Calder et d’Eugène Dodeigne soient laissées à l’abandon dans les parcs de la ville, couvertes de tags et dépérissantes ». Interrogé sur l’état de délabrement de ces œuvres de réputation mondiale, Guy Tosatto, le directeur du Musée de Grenoble, qui a la charge de l’entretien des sculptures, botte en touche. Il refuse de s’exprimer en raison de son « devoir de réserve de fonctionnaire »… et renvoie à la mairie qui ne lui donnerait pas, laisse-t-il ainsi sous-entendre, les moyens de sa politique. Surtout que le projet d’agrandissement du Musée de Grenoble, prévu de longue date, et qui devait permettre à la belle endormie de sortir de son engourdissement, a été refusé par Piolle au nom de la frugalité.

À gauche un autocollant représentant "Obey" l'une des œuvres les plus célèbres de Shepard Fairey, à droite la fresque murale réalisée par l'artiste lors du Street Art festival.
À gauche un autocollant représentant « Obey » l’une des œuvres les plus célèbres de Shepard Fairey, à droite la fresque murale réalisée par l’artiste lors du Street Art festival. Crédits : Nicolas JolyRadio France

Le critique et directeur du MoCO, Nicolas Bourriaud s’alarme lui aussi de cette attraction monomaniaque à Grenoble pour les arts de la rue : « Le street art devient la forme des arts visuels. Jugé populaire et anti-intellectuel, il fait figure d’objet idéal pour une monoculture stylistique. Peu importe, alors, la proximité de cette forme artistique figée avec le consumérisme ambiant et ses relations ambigües avec les grandes marques… ».

Entre la Fête des Tuiles et le Musée de Grenoble, entre le street art et Calder, Éric Piolle semble avoir tranché. Il a privilégié la culture populaire sur l’art, sans sourciller. Même les communistes, au temps de Jean Vilar, Paul Puaux, Aragon, Antoine Vitez, Jack Ralite ou Jean-Pierre Léonardini, avaient réussi l’articulation délicate entre l’exigence artistique et la culture populaire. Les Verts qui ont déboulé comme des éléphants dans un magasin de porcelaine à Grenoble, n’ont pas eu ce doigté.

La nouvelle grammaire écolo-culturelle

Un jeudi matin, je retrouve la nouvelle adjointe « aux cultures », Lucille Lheureux, qui me propose « une interview à bicyclette ». Avec son équipe, nous sillonnons les rues de Grenoble et il est évident que la jeune élue connaît ses dossiers. Elle fait preuve d’empathie et de bonne connaissance technique des sujets – une nouvelle ère pour la politique culturelle commence-t-elle ?

« Je suis Grenobloise. J’ai grandi ici dans les équipements de la ville, ici au Conservatoire, à l’école d’art, dans la MJC, au Musée. Donc, je ne me reconnais pas dans l’idée de rupture avec Malraux et Lang. Je suis très fière de cet héritage qui nous a apporté la plus grande Maison de la culture de France, grâce à Malraux, un musée superbe, grâce aussi à Jack Lang. On est fier de cet héritage. On le défend », insiste Lucille Lheureux, à rebours de sa prédécesseure et des autres collaborateurs culturels du maire.

Jeune, dynamique et Verte, ancienne adjointe « aux espaces publics et à la nature en ville », c’est maintenant à Lucille Lheureux, nommée à la culture, de reprendre les choses en main. Et de tenter de donner un sens à la politique culturelle des Verts qui fut brouillonne et contradictoire durant le premier mandat. Lheureux est la carte culturelle de Piolle pour le second mandat.

Si l’opposition municipale la qualifie, elle aussi, et sans générosité, de « bobo vegan perchée » – un anathème à la mode, semble-t-il, chez les socialistes grenoblois –, elle mérite mieux que ce type de formule.

Consciente des budgets et de l’époque, elle sait lorsqu’elle me les montre à bicyclette qu’on est loin des grandes années de l’art à Grenoble où Andry-Farcy puis Serge Lemoine avaient fait rayonner le musée de la ville, où Jacques Guillot avait fait aimer l’art contemporain aux citoyens grâce au Magasin et où Armand Fayard avait fait du Muséum d’histoire naturelle l’un des plus beaux de France. L’adjointe verte avec laquelle je visite le Muséum, s’étonne d’ailleurs, chagrinée, de ses centaines d’animaux empaillés dont elle a hérité sans savoir trop ce qu’elle va pouvoir faire de ce cimetière animalier. Un immense squelette d’éléphant, prisonnier d’une carapace de protection, trône et trompe, abandonné à l’entrée du Museum, triste symbole de l’horreur écologique autant que d’une certaine impasse de la politique culturelle des écologistes au temps du Covid ?

Un constat critique que Lucille Lheureux ne partage pas : si elle reconnaît des erreurs et regrette quelques brutalités, l’adjointe reste fidèle au nouveau logiciel écologiste : « Le premier mandat a consisté à montrer que la politique reprenait sa place à la bonne place. Le politique a un discours, il est légitime en culture. On ne peut pas laisser carte blanche, laisser la politique culturelle entre les mains des seuls opérateurs culturels. La politique culturelle est l’apanage des élus. C’est ce discours qu’il a fallu tenir. Il a été parfois maladroit. Mais on a aujourd’hui un socle sur lequel on peut s’appuyer. Grenoble est une ville qui a une politique culturelle portée par le maire et la municipalité. A nous de redonner un horizon, de redonner du sens ».

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Entretien avec Lucille Lheureux, adjointe aux cultures auprès du maire de la ville de Grenoble

Il ne fait guère de doute qu’Éric Piolle, s’il ne les a jamais reconnues, a commis des erreurs culturelles durant son premier mandat. Même ses plus proches alliés le reconnaissent ; des élus Verts décisifs de son équipe l’avouent également en « off ». Le journaliste Philippe Gonnet, longtemps responsable de la rubrique culture au Dauphiné Libéré résume : « Piolle a fait l’impasse sur la culture durant son premier mandat. C’est un segment du marché politique qui ne l’intéressait pas. Et comme il a échoué, il a décidé de s’en passer. Il avait été élu en 2014 grâce aux milieux culturels ; il a été réélu en 2020 sans les milieux culturels. Du coup, il a fait une croix sur eux. Piolle n’a pas compris, ou plutôt pas voulu comprendre pour privilégier son positionnement politique, qu’une politique culturelle n’est ni élitiste ni populaire, elle est doit être élitaire…».

Piolle a-t-il abandonné la culture comme beaucoup le pensent ? Rien ne le confirme – au contraire. En 2019, il a même demandé à son adjoint, Pascal Clouaire, de le réconcilier avec « les cultureux » avant les municipales de 2020. Universitaire et militant de l’éducation populaire, homme de gauche, Clouaire fut le co-fondateur du Réseau Citoyen en 2014, une composante significative de la victoire puis de la majorité de Piolle. Rallié aux Verts, cet homme de conviction se retrouve donc adjoint de Piolle pendant six ans, en charge de « la démocratie, l’économie et l’Europe ».

Lorsque je rencontre Pascal Clouaire, homme de culture, qui plaît aux milieux artistiques par sa générosité et sa franchise, il me raconte avoir rencontré les principaux acteurs culturels de la ville en 2019 et avoir discuté avec eux pendant des heures du bilan des Verts à Grenoble. Il fut surpris par leurs critiques sévères : l’intention de Piolle de « co-construire la politique culturelle avec les habitants » était ridiculisée ; l’absence du maire aux inaugurations et aux vernissages des équipements culturels, auxquels il ne se rendait jamais, était raillée par les milieux culturels ; l’adjointe « aux » cultures, Corinne Bertrand, faisait l’unanimité contre elle.

« Je me suis rendu compte en les écoutant que le bilan était très sévère et que nous risquions de perdre le monde de la culture. Ça tirait à balles réelles de partout contre nous ! », me dit Clouaire. Alors, en militant infatigable, il a joué les go-betweens : il a raconté à Piolle la désillusion des artistes et aux « cultureux » les intentions du maire pour le « second mandat » (Piolle s’est engagé à ne pas faire de troisième mandat). Pascal Clouaire n’a pas réconcilié les premiers avec le second, mais il a permis au dialogue de reprendre.

Loyal, l’élu est resté fidèle aux Verts et demeure conseiller municipal délégué à la mairie de Grenoble mais il a rejoint la Métropole comme « vice-président en charge de la Culture ». Je devine ainsi une déception, celle d’un homme qui a cru passionnément à l’aventure des Verts à Grenoble mais regrette les tensions inutiles, les coupes claires et les erreurs de casting. Comme il aurait aimé qu’un grand projet artistique voie le jour dans la ville ! Mais aujourd’hui, pour lui, ce n’est que « partie remise ». Son engagement métropolitain « vise à concilier transition écologique, sociale et culturelle » !

Les dossiers culturels à risque du second mandat

La plupart des échecs culturels d’Éric Piolle, les plus criants en tout cas, datent du premier mandat – et même d’ailleurs de ses trois premières années. « Tout le monde parle de choses qui se sont passées entre 2014 et 2016 » regrette Mme Lheureux. Comment le secteur culturel, repris en main par la nouvelle élue, va-t-il évoluer ?

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Entretien avec Aurélien Martinez, rédacteur en chef pour l’hebdomadaire culturel Le Petit Bulletin Grenoble (2012 – 2019)

Quatre dossiers chauds pourraient permettre à la majorité Verte de confirmer ses choix, tenter d’évoluer ou de revoir sa copie ? Quatre dossiers qui sont autant de grenades dégoupillées prêtes à exploser.

Le premier dossier et le plus électrique de tous concerne un lieu appelé justement La Belle électrique. C’est une salle de concert grenobloise dédiée aux « musiques amplifiées » – comprenez électroniques. Lieu original de mille places, il a été imaginé par l’association MixLab depuis 2006 avec le soutien de la mairie socialiste, et inaugurée en 2015 par la municipalité écolo. Au terme d’une première délégation de service public, le projet devait être rediscuté en 2020 et un appel d’offre ouvert. Outre le collectif MixLab, un organisateur de concerts locaux, le célèbre producteur Rémi Perrier a déposé un dossier avec le soutien de la société Fimalac du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière (qui possède déjà plus d’une centaine de salles de concerts, certains Zénith, la salle Pleyel, cinq théâtres privés parisiens etc).

La Belle électrique à Grenoble
La Belle électrique à Grenoble Crédits : La Belle électrique

Perrier me raconte : « Un matin, je rencontre Éric Piolle dans un bistrot et super sympa, il m’invite à prendre un café avec lui. On se connaissait bien et on se parle librement. Quelque temps après mon concert de David Guetta au stade de Grenoble, en 2013, il m’avait dit qu’il ne laisserait jamais faire ce genre de concert en tant que maire – Guetta représentant tout ce qu’il détestait ! Bon, bien sûr, il n’en a pas le droit car si je loue le stade, je peux y programmer ce que je veux, mais bon, on s’aimait bien quand même. Du coup, ce matin-là, je lui annonce que je vais être candidat à l’appel d’offre de La Belle électrique. Il me dit que c’est géré par une commission indépendante et qu’il n’a pas son mot à dire. Je trouve ça plutôt bien, transparent et exemplaire. Je lui annonce également que je vais être candidat en partenariat avec Marc Ladreit de Lacharrière. Et là, tout à coup, Piolle se fâche et il me dit en gros : il n’en est pas question. Que jamais Ladreit de Lacharrière ne viendra à Grenoble. J’ai été estomaqué. C’était un appel d’offre indépendant et Piolle mettait son véto à cause de Ladreit de Lacharrière. C’était arbitraire et tout à fait anormal. J’ai retiré ma candidature ». (Marc Ladreit de Lacharrière étant le patron d’une des principales agences de notation financière, la réaction du maire est sans doute liée au symbole capitaliste qu’il représente).

L’histoire aurait pu s’arrêter là et, faute de combattants, l’association MixLab aurait dû être reconduite à la tête de La Belle électrique en pleine crise sanitaire du Covid. Mais la mairie, au dernier moment, annonce son intention de prolonger l’appel d’offre de dix-huit mois, avant de changer une seconde fois d’avis en reniant le statut associatif de la Belle électrique, et sa « délégation de service public », pour transformer la salle en « coopérative ». Les responsables de MixLab, pourtant proches des Verts, sont éberlués et Laurent Duclot, le fondateur, jette l’éponge. La scène culturelle grenobloise s’étonne, tout comme les tutelles, ministère, région et département confondus – personne n’a jamais vu un tel cafouillage. Une coopérative pour gérer une grande salle de concert !

La mairie vient d’inventer une véritable « usine à gaz ». Tout le monde s’indigne : les habitants seront-ils réunis en assemblée citoyenne pour décider de la programmation du lieu ? Va-t-on évoluer vers un kolkhoze culturel ? « En fait, il y avait une association à but non lucratif et la mairie écolo, prétendument anti-capitaliste, la remplace par une société commerciale car, quoi qu’on en dise, une coopérative en SCIC, c’est une entreprise. On croit rêver ! », éructe Rémi Perrier.

La raison de cette volteface municipale est double : dans un premier temps, il s’agissait de faire des économies financières (MixLab avait demandé une augmentation de sa subvention, déjà proche de 400 000 euros) ; dans un second temps, il fallait se débarrasser de l’équipe des fondateurs, peu en « odeur de sainteté » à la mairie. Lors d’une réunion tendue avec MixLab, où les cachets des artistes internationaux sont jugés trop élevés, et où les concerts de Vanessa Paradis et Christophe sont moqués, l’élue culturelle a d’ailleurs critiqué vertement le projet de l’association et réclamé « plus de participatif, plus de coopératif, plus d’éducation artistique ». D’où le nouveau statut en coopérative et une gouvernance ouverte aux citoyens…

« C’est une municipalisation sans les financements : ils veulent faire de la Belle électrique une MJC de quartier ! » tacle Olivier Noblecourt, élu d’opposition socialiste. Abasourdi par une telle brutalité, il s’insurge contre le tour de passe-passe qui a consisté à mettre fin à un collectif associatif local pour le remplacer par une usine à gaz et une bureaucratie. Surtout, il trouve regrettable qu’on dépossède ainsi de leur projet une équipe locale qui n’avait pas démérité.

Ce n’est pas l’avis de l’élue « aux cultures », Lucille Lheureux, qui se dit confiante. Elle insiste d’ailleurs sur la question de la gouvernance : « A Grenoble, il y a aussi un enjeu de transition démocratique qui passe par de nouvelles formes de gouvernance. Aujourd’hui, il faut redonner une place aux usagers dans les équipements culturels, imaginer une gouvernance horizontale et coopérative dans ces établissements culturels comme on essaye de le faire par exemple en musiques actuelles. On peut imaginer tirer au sort des citoyens qui viennent étudier avec nous, en toute transparence, les dossiers d’attribution de subventions. C’est un enjeu ».

Lheureux tente de me rassurer sur le fait que les fondateurs de la Belle électrique seront « au cœur du nouveau projet » (ce qui n’est pas exact puisque son fondateur, Laurent Duclot, a déjà démissionné et s’est éloigné de Grenoble), que leur subvention sera maintenue, et explique que cette évolution de structure était nécessaire pour obtenir le label ministériel de « Scènes de Musiques Actuelles » (« SMAC » dans le jargon de la rue de Valois). Le label SMAC ouvrant droit à des soutiens de la DRAC et des subventions nationales, l’opération doit également lue à travers ce prisme. Sans label, pas d’aide !

Du côté du ministère de la Culture, où l’inquiétude est palpable, on conteste pourtant cette analyse. Il n’a jamais été question de conditionner le label de SMAC, me dit-on, au statut de coopérative ! Au contraire, le ministère, comme la Région et le Département, préfèrent de loin une association qui a fait ses preuves plutôt qu’une nouvelle structure hybride où la gouvernance est un peu « dadaïste quoique joyeuse », les responsabilités « floues » et le modèle économique « farfelu ». Les tutelles attendent une logique entrepreneuriale, pas un happening de « bobo vegan perchée » (c’est la troisième fois que j’entends l’expression, comme si à Grenoble tout le monde s’était donné le mot) ! L’éducation artistique est nécessaire, mais tout le monde en convient : c’est plus une dépense que des recettes ; même chose pour les activités « amateurs ».

Or, financièrement, pour que la Belle électrique soit à l’équilibre (3,2 millions d’euros de budget par an, à près de 80 % privé, essentiellement en billetterie), il lui faut remplir une jauge d’au moins 650 personnes chaque soir – ce qui nécessite une programmation nationale et internationale, à la fois audacieuse et mainstream, pas seulement locale. La scène grenobloise, tout le monde en convient également, est riche en musique électronique, mais pas au point d’assurer le « line up ». « Ce n’est ni Rennes, ni Nantes, ni même Montpellier », regrette Laurent Duclot, le fondateur de la Belle Électrique.

Ce dossier est donc sensible et pourrait bien empoisonner l’Hôtel de ville et la scène culturelle grenobloise pendant de longs mois. Surtout qu’on m’indique au ministère « avoir mis en pause la labellisation SMAC » tant que la mairie n’aura pas levé les doutes sur le statut du lieu et ce qu’elle prétend en faire. La reconduction de la subvention de l’État, autour de 100 000 euros, pourrait également être revue à la baisse dès 2022, entrainant avec elle celle de la région (autour de 45 000 euros).

Enfin, et c’est peut-être là que réside le problème de fond de la gestion culturelle des Verts et de la France Insoumise : le statut de la structure a été pensé avant le projet artistique. Or, un mode de gestion n’a jamais fait un projet culturel. « L’intention semble être d’en faire un bien commun où les procédures collectives de gestion sont une condition préalable à la définition d’un projet artistique et culturel, et non l’inverse. C’est une inversion des normes usuelles dans le secteur culturel », résume factuellement Vincent Guillon de l’Observatoire des politiques culturelles. Moins généreux dans leur parole, d’autres acteurs culturels interrogés dénoncent « des incompétents obnubilés par l’idée de coopérative pour avoir l’air écolo », des « bureaucrates férus de centralisme démocratique » ou de « zozos ». Le second mandat, on le voit, démarre sur des chapeaux de roues !

Le deuxième dossier culturel chaud pour la mairie, c’est celui de l’Observatoire des politiques culturelles. Cet organisme majeur pour l’étude, la formation des acteurs et l’évaluation des politiques culturelles, date des grandes années de la politique culturelle grenobloise puis « languienne » (il a été fondé par René Rizzardo, militant à Peuple et culture, et adjoint pour la culture du maire socialiste Hubert Dubedout en 1977). Si cette structure originale n’est pas financée par la Ville, elle est hébergée par elle. Ordre lui a cependant été donné de quitter ses locaux municipaux (lesquels jouxtent, comme je le découvre sur place, ceux des Musiciens du Louvre) sans qu’un nouvel hébergcapement n’ait encore été acté (des propositions ont été faites récemment, mais elles paraissent insatisfaisantes). De plus, un poste de documentaliste a été supprimé par la mairie. Son directeur, Jean-Pierre Saez, figure incontournable des politiques culturelles décentralisées, a déjà fait part de son mécontentement à l’égard de la politique de Piolle. Ses réseaux universitaires, politiques et culturels étant nourris, jusque rue de Valois, on peut s’attendre à l’ouverture d’un nouveau front si on attente à son Observatoire.

Le troisième dossier sensible du deuxième mandat est celui du Magasin, l’un des principaux centres nationaux d’art contemporain français, installé à Grenoble. Équipement « languien » par excellence, il s’inscrit dans les grands travaux mitterrandiens et rappelle pour une part le modèle des « Kunsthallen » en Allemagne et en Suisse, où l’artiste est central dmarchjans le dispositif. Hélas, une série d’erreurs ou de malentendus récents ont suscité de vives polémiques au Magasin autour de l’ultra-féminisme, du post-colonialisme, des questions de genre et de l’intersectionnalité. Les curateurs du centre d’art ont-ils défendu un lieu « sans œuvre » et « sans exposition », comme on le dit ? Sont-ils partisans d’une conception différentialiste de la société jusqu’à mettre en valeur les « savoirs chamaniques », les cours de jardinage, le yoga, les marches à pied dans la montagne, les rencontres LGBT ou les chefs cuisiniers en résidence, en lieu et place de l’ « Art » ? Dans son article de L’Hémicycle, Nicolas Bourriaud dénonce ces « activités » et un projet où « l’exposition n’est plus qu’un moment exceptionnel ».

Les responsables successifs du Magasin, la plupart en burn-out ou en congés maladie aujourd’hui, s’en défendent, évoquant ironiquement leur choix d’une « esthétique relationnelle ». En attendant, et quel que soit son projet, la direction du Magasin est décapitée et le lieu en état de délabrement avancé. Pour des raisons confuses, l’État, la Région et la Ville se renvoient la responsabilité de l’échec et le milieu de l’art contemporain se divise âprement. Un moratoire ayant été décrété par la Région, la Ville se retrouve seule, en première ligne.

Éric Piolle a d’abord adoubé la nouvelle vision post-féministe et de la pluralité « des cultures » des curateurs du Magasin, dont il a encouragé le rebranding en « Magasin des Horizons ». Elle était en harmonie avec son projet de faire de Grenoble un « laboratoire inter-sectionnel ». Il entend d’ailleurs généraliser l’écriture inclusive dans la communication municipale. Puis, soudain, sans que les tutelles n’en perçoivent les raisons, le maire s’est brutalement désolidarisé de la direction du Magasin. Cette politique brouillonne, et de tels changements de cap brutaux, ont empêché une sortie de crise. Le résultat : l’un des lieux principaux de l’art contemporain en France est aujourd’hui dans l’impasse et à l’arrêt – pas seulement à cause du Covid. A Grenoble, le Magasin est devenu un bateau ivre !

L’arrivée d’Arnaud Meunier à la MC2 : un atout ou un problème ?

Reste la Maison de la culture, la MC2, qui peut se révéler un nouveau problème pour la ville – ou un atout. Contre toute attente, c’est le metteur en scène Arnaud Meunier qui vient d’être nommé à la direction de la MC2, ce dont l’élue « aux » cultures de Grenoble et le vice-président à « la » culture de la Métropole se réjouissent de concert (Éric Piolle est allé jusqu’à griller la politesse à la ministre de la Culture en annonçant précipitamment dans un communiqué qu’il avait choisi Arnaud Meunier alors qu’il n’est plus l’acteur clé de cette nomination…).

Arnaud Meunier, directeur de la MC2.
Arnaud Meunier, directeur de la MC2. Crédits : CRÉDITJEAN-PHILIPPE KSIAZEK AFP

Meunier a un bon bilan à la tête de la Comédie de Saint-Etienne : il y a créé, selon Libération, un programme d’égalité des chances et a témoigné d’une « appétence naturelle pour l’action socio-culturelle » qui ont séduit les tutelles grenobloises. Il a également annoncé « mettre entre parenthèses » son travail de metteur en scène pour se consacrer entièrement à son nouveau poste. Il est attendu au tournant par les élus et par les milieux du théâtre, les premiers espérant qu’il se soucie des habitants des quartiers et qu’il les associe à sa programmation, les seconds qu’il soit le rempart contre le populisme et serve l’exigence et la qualité artistiques.

Dans son projet de 33 pages intitulé « Synergies », que Meunier m’a fait parvenir, ces deux composantes de la création et de l’action culturelle sont habilement tissées, à la fois sur le territoire, le national, et l’international. Rusé, il y insiste sur « la force motrice du territoire », la priorité à l’éducation artistique (dont il triplera le budget) et les valeurs de parité, de diversité et d’éco-responsabilité. La partie de son projet intitulée « une fierté collective » donne toute sa place aux habitants des quartiers pour « co-construire » l’aventure de la MC2. Le parvis de la maison de la culture sera offert aux pratiques amateurs, un peu dans l’esprit joyeux et festif du Centquatre à Paris, et le street art sera intronisé sur les murs officiels du temple grenoblois. Tous ces thèmes – et jusqu’à l’écriture inclusive du dossier de présentation du projet – sont au cœur du programme culturel d’Éric Piolle et si Arnaud Meunier ne les avait pas déjà mis en œuvre à Saint Etienne, on aurait pu croire qu’il les a choisis par flagornerie pour séduire le maire ! (Opportuniste, il va jusqu’à prendre ses distances avec les années Lang qu’il dit ne pas avoir connues, une sorte de clin d’œil à Éric Piolle.)

Dans son projet, Meunier se propose aussi de réintroduire des résidents artistiques au sein de la MC2, comme l’étaient les Musiciens du Louvre : le quatuor Béla et le jeune ensemble européen Hector-Berlioz, une manière de recréer un dialogue avec la musique et marquer son territoire. Il le fait en faisant appel à une nouvelle génération d’artistes pour bien souligner le nécessaire renouvellement de la politique culturelle. Rondement mené, son projet permet de réconcilier tout le monde, tourner la page des bagarres de 2014, et rajeunir les équipes. Chapeau l’artiste !

Côté danse, la situation sera cependant autrement plus délicate. Le Centre chorégraphique national de Grenoble, le CCN2, est rattaché à la MC2 et hébergé dans ses locaux. Or ce centre vient de perdre l’un de ses co-directeurs, Rachid Ouramdane, nommé tout récemment à la direction du Théâtre National de Chaillot ; le second, le circassien Yoann Bourgeois, est empêtré dans une délicate affaire de plagiat. Pas facile dans ces conditions de « doubler » à la MC2 le nombre de spectacles chorégraphiques, comme Meunier s’y est engagé, à moins de revoir l’articulation MC2-CCN2 et peut-être la composition de l’équipe. Les grandes années de Jean-Claude Gallotta sont donc à réinventer.

Le chorégraphe et danseur Yoann Bourgeois et la danseuse Marie Fonte dans le spectacle "L'Art de la fugue" à la MC2 de Grenoble ; 2011.
Le chorégraphe et danseur Yoann Bourgeois et la danseuse Marie Fonte dans le spectacle « L’Art de la fugue » à la MC2 de Grenoble ; 2011. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOTAFP

Un succès à la MC2 autour du beau projet d’Arnaud Meunier serait un signe positif aux répercussions municipales et nationales ; un échec serait le dernier clou dans le cercueil de la politique culturelle d’Éric Piolle. C’est dire les enjeux qui se nouent autour de ce nouveau directeur, lesquels n’ont échappé ni à la Région (de droite), ni à la Métropole (socialiste) dont le président, Christophe Ferrari, ennemi de Piolle, a pris soin de placer à la présidence de la maison de la Culture une élue PS, Laëtitia Rabih, et non un Vert. (Arrivant actuellement dans ce panier de crabes invraisemblable, Arnaud Meunier, qui a accepté de me parler longuement depuis Saint Etienne où il est en répétition, préfère pour l’instant réserver sa parole publique ; Mme Rabih me confirme quant à elle son intention de protéger la MC2 de l’interventionnisme politique, comme de la municipalisation, mais conserve l’espoir d’actions innovantes vers les quartiers).

Les droits culturels

Nous en sommes là et au début d’un second mandat qui s’annonce aussi compliqué pour la majorité d’Éric Piolle que le premier. Surtout qu’un nouveau débat est venu tout chambouler à Grenoble : celui des questions identitaires et communautaires. Ce débat, qui dépasse le champ culturel, le concerne néanmoins à travers la notion de « droits culturels », l’un des concepts clés de la politique culturelle des Verts. Et s’il est ici question de sécurité, les détracteurs du maire insistant sur le fait que la violence urbaine aurait décuplé dans la ville, elles frappent de plein fouet la politique culturelle dans son articulation avec le socio-culturel. Grenoble est ici encore, à son corps défendant, un bon laboratoire pour comprendre les enjeux et les tensions culturels sur l’ensemble du territoire national.

Le concept de « droits culturels » a été inspiré par des activistes proches de l’écologie politique, puis par la « Déclaration de Fribourg ». Elle figure désormais en tant que telle dans la loi « NOTRe » sur la décentralisation culturelle de 2015 ainsi que dans la loi « liberté de la création » de 2016. « Ces lois se réfèrent aux droits culturels en tant qu’objectif partagé des politiques culturelles, autrement dit à la dimension culturelle des droits humains. Elles marquent, du moins en principe, une certaine rupture par rapport à la démocratisation culturelle en affirmant l’égalité des cultures vécues et choisies par les personnes. Elles favorisent également une conception socialisée de la valeur des œuvres, considérant leur caractère non-universel. C’est-à-dire une forme de différentialisme culturel à rebours de notre héritage de politique culturelle, de ses logiques de labélisation et de la professionnalisation de son expertise. D’où la difficulté du secteur à s’en emparer malgré les volontés politiques locales », résume le chercheur Vincent Guillon de l’Observatoire des politiques culturelles.

Tels seraient en fin de compte les fondements intellectuels du projet culturel d’Éric Piolle, ce que me confirme son équipe en m’apportant cet élément du puzzle. Il s’agirait de transformer la hiérarchie culturelle et les canons de l’art en permettant à chacun de définir sa propre culture, laquelle devrait être valorisée. Ainsi s’expliquerait la nomination d’un adjoint « aux cultures », comme si l’Art, l’exigence et la hiérarchie culturelle n’existaient plus en tant que tels mais devaient varier en fonction de chaque communauté, chaque groupe humain et chaque localité. (A Lyon, le nouveau maire écologiste, Grégory Doucet, s’est également emparé de cette notion et a proposé l’organisation des « états généraux des droits culturels »).

Jean-Pierre Saez, qui dirige l’Observatoire des politiques culturelles à Grenoble, s’étrangle lorsque j’évoque ce débat des droits culturels. « C’est une récupération absurde d’un concept dont les Verts ont fait leur propre lecture sans le connaître », me dit-il. Avant d’ajouter : « Le problème avec Piolle et les écologistes c’est qu’ils proposent tout et n’importe quoi. Ils veulent rompre avec Lang pour défendre l’éducation artistique et culturelle, la diversité et la fête des Tuiles – alors que ce sont des idées très languiennes ! Ils veulent se débarrasser de Malraux au nom de la décentralisation culturelle, mais ils oublient qu’il est venu ici créer et inaugurer la maison de la Culture de Grenoble ! Intellectuellement, les Verts ne maîtrisent pas du tout la question culturelle. Leur vision est une somme de préjugés, d’a priori et en fait de grand n’importe quoi ! ».

Valère Bertrand, vétéran du théâtre grenoblois, est tout aussi estomaqué : « La théorie des droits culturels a deux versants : une idée d’accès à la culture et, d’autre part, le fait que chacun serait porteur de culture. Les Verts en ont fait une troisième  interprétation, un raccourci, comme si chacun pouvait avoir sa propre culture ».

Laïque stricte, proche du Printemps républicain, Laëtitia Rabih, l’élue socialiste en charge de la politique de la Ville à la Métropole de Grenoble, et qui préside désormais la MC2, critique, elle aussi, cette pente populiste lorsque je la rencontre à la MJC Prémol dans le quartier dit du Village olympique.  « Il y a une seule Culture, avec un C majuscule, et pas une culture si on est Grenoblois, Italien, Maghrébin ou d’origine africaine. Sinon, vous pouvez défendre n’importe quoi comme votre culture, le burkini, l’excision, la polygamie…».

Le critique d’art Nicolas Bourriaud pointe également ces dérives grenobloises : « Un détail s’avère ici fort révélateur : Corinne Bernard [et maintenant Lucille Lheureux] sont adjointes ‘aux cultures’, au pluriel. Pour ce nouveau logiciel, les ‘cultures’ existent d’ores et déjà, elles sont de l’ordre du fait accompli. Il ne s’agit plus pour les citoyens de se cultiver par une quête d’objets à découvrir et maîtriser, mais d’accéder à leur propre culture, considérée comme un ensemble de pratiques et de signaux (…) Jamais questionnées en tant que telles, entendues qu’elles sont dans le sens anglo-saxon du terme, ces cultures sont donc destinées à un relativisme absolu, dans le rejet assumé des hiérarchies et des intermédiaires au profit d’un pilotage en régie municipale. La prise en compte de la demande citoyenne ne suffit pas à faire politique et les kermesses urbaines n’émancipent personne ».

C’est ainsi que les questions identitaires, sécuritaires et culturelles se sont rejointes.

En mai 2019, l’Alliance locale des femmes musulmanes a provoqué la mairie, et le pays, en passant outre l’interdiction de l’accès aux piscines municipales aux femmes portant un maillot de bain couvrant, dit « burkini ». Pour Éric Piolle, cette « affaire du burkini » fut catastrophique, même si les femmes concernées ont été dument verbalisées par les agents municipaux. En militant pour une politique communautaire et en favorisant toutes les cultures des quartiers, les Verts ont ouvert la boite de Pandore. Le burkini doit-il être reconnu comme faisant partie de la culture des femmes musulmanes de Grenoble ? Éric Piolle, qui n’a jamais été suspect de vouloir défendre l’excision ou la polygamie, a été toutefois pris à partie violemment sur ces sujets par la presse locale ou nationale et par les élus de toutes obédiences. Surtout que la laïcité est un thème mobilisateur dans la ville : plus de 100.000 personnes avaient défilé à Grenoble après Charlie, en 2015, l’une des plus grosses manifestations hors Paris.

Sur ce dossier, comme sur beaucoup d’autres, une femme est au cœur des critiques : Élisa Martin. La première adjointe de Piolle, représentante de la France Insoumise, est proche de Jean-Luc Mélenchon. Elle s’exprime peu en public mais elle serait, selon un élu de l’opposition, « la commissaire politique de la majorité ». Officiellement, elle est en charge des « Quartiers populaires et de l’Égalité républicaine », un intitulé compliqué qui cache une priorité : investir les quartiers au nom de la République et, naturellement, en faveur de l’équipe municipale. « Cet objectif républicain est salutaire mais ce qui est plus gênant c’est qu’il est porté par la stratégie de pénétration des quartiers populaires de la France Insoumise, fondée sur des bases identitaires et le ressentiment victimaire » tacle Olivier Noblecourt, le chef de l’opposition socialiste. Lequel, ancien Délégué interministériel à la lutte contre la pauvreté, ajoute avec prudence : « Piolle a abandonné les quartiers populaires et a mené une politique antisociale diminuant les moyens de nombreux acteurs historiques comme les centres de santé, les centres sociaux, la médecine scolaire, les MJC etc. Il ne croit pas ni à l’action sociale, ni à l’éducation populaire. Le risque, c’est que faute de crédibilité sur le social, il privilégie une approche communautaire doublée d’une remunicipalisation des acteurs associatifs locaux. »

Eric Piolle (EELV) et Jean-Luc Mélanchon (La France insoumise) lors des universités d'été de la France insoumise ; 21 août 2020.
Eric Piolle (EELV) et Jean-Luc Mélanchon (La France insoumise) lors des universités d’été de la France insoumise ; 21 août 2020. Crédits : PHILIPPE DESMAZES – AFP

Depuis l’affaire du burkini, les critiques pleuvent sur l’élue France Insoumise taxée de communautariste, de laxisme ou de dogmatisme sectaire ; les Républicains Alain Carignon et Richard Cazenave, les députés « En marche » comme Émilie Chalas (et même le ministre Olivier Véran, parlementaire élu localement) la rendent responsable de la recrudescence significative de la violence dans les rues de Grenoble. L’éclairage public, fortement diminué par les Verts, et leurs réticences « idéologiques » à déployer dans la ville la vidéo-surveillance, deux thèmes chers à Élisa Martin, ont été vivement dénoncés par l’opposition comme les sources du sentiment d’insécurité à Grenoble.

Ces questions de sécurité déteignent sur la culture. On reproche à Élisa Martin sa proximité avec des groupuscules comme « Nuit Debout », le comité « La vérité pour Adama » (que Jean-Luc Mélenchon soutient également au niveau national), des associations indigénistes et des « community organizers » de L’Alliance citoyenne, qui ont participé à l’opération des femmes en burkini à la piscine de Grenoble. Si elle a été incitée par le maire Éric Piolle à prendre ses distances avec ces groupes, après le scandale, certains n’hésitent pas à la qualifier de symbole grenoblois de l’ « islamo-gauchisme ». (A la préfecture de l’Isère où on s’inquiète de la question sécuritaire à Grenoble, notamment en raison du refus de la mairie d’accepter davantage de vidéo-protection et une police municipale plus active, on me signale en revanche qu’il n’y a pas eu de problème avec la mairie lorsque le préfet a fermé une mosquée en février 2019. Le maire n’est pas intervenu dans l’affaire, ni en soutien, ni de manière critique.)

« Elisa Martin ne soutient pas une vision communautariste de la laïcité », insiste l’élu Vert Pascal Clouaire. L’islamo-gauchisme est un débat à la mode mais il semble, ici, un amalgame sans véritable fondement. (J’ai sollicité à plusieurs reprises Élisa Martin pour un entretien et celle-ci, après l’avoir écarté, l’a finalement accepté par téléphone sur la base de questions écrites que je devais envoyer à l’avance par email. Après plusieurs jours d’échanges pour convenir d’une date d’entretien, le rendez-vous fut finalement fixé. Mais au dernier moment, il semble que le service de presse de la mairie ait préféré faire annuler ce rendez-vous sous le prétexte d’un « agenda compliqué ».)

D’où vient alors cette critique si récurrente à Grenoble contre l’équipe municipale sur la communautarisation de la culture ? Beaucoup de fantasmes ; quelques vérités.

Ce qui est vrai : Elisa Martin appartient à une gauche radicale étatiste en profonde rupture par rapport à l’ADN de la gauche grenobloise qui a toujours privilégié la société civile, les dynamiques locales et le monde associatif, et non pas le dirigisme municipal. Cocktail très étrange de municipalisation politique et d’entrisme stratégique, de laïcité à visage bureaucratique et de soutien aux cultures islamisées.

Vrai également : la majorité Piolle a besoin des quartiers pour espérer conserver la ville lors des prochaines municipales car le maire a perdu 3 500 voix au second tour des municipales, entre 2014 et 2020, ne récoltant au total que 16.000 voix (sur 158.000 habitants dont environ 80.000 électeurs). Un chiffre qui n’a été possible qu’en raison d’une très faible participation. A peine 10 % des Grenoblois ont voté pour Piolle en 2020 (ils étaient 12,5 % en 2014).

« Contrairement à ce que l’on croit, Piolle est très fragile à Grenoble. Surtout que son vote est quasi uniquement bobo. Les classes populaires et les quartiers sont absents. Il est corrélé parfaitement aux revenus : fort dans les quartiers bourgeois ; en chute libre dans les quartiers populaires », résume Olivier Noblecourt. Lequel ajoute, ironique : « Piolle a réuni 16.000 voix en tout et pour tout sur son nom à Grenoble au second tour des municipales ». (L’ancien maire socialiste, Michel Destot m’a reçu longuement chez lui pour analyser la situation politique ; mais il refuse de s’exprimer publiquement contre son successeur.)

A droite comme au PS, on se réjouit des erreurs de Piolle sur la laïcité. Et on tente de nationaliser le débat pour disqualifier les Verts avant les échéances politiques à venir. En demandant au Conseil de Paris, puis sur BFM TV, aux Verts de « clarifier leur rapport à la République » et de « sortir de leur ambiguïté » sur la laïcité, Anne Hidalgo, la maire de Paris visait, au-delà de sa propre majorité municipale, des élus écologistes comme Éric Piolle. Ce dernier, qui s’est visiblement senti visé, n’a pas tardé à évoquer « une sortie de route » de la maire de Paris, et regretté « ses insinuations ». L’alliance que les deux élus formait autour de « Cités en commun » a vécu.

Eric Piolle (maire de Grenoble), Emmanuel Denis (maire de Tours), Anne Hidalgo (maire de Paris) et Johanna Rolland (maire de Nantes) ; Tours, juillet 2020.
Eric Piolle (maire de Grenoble), Emmanuel Denis (maire de Tours), Anne Hidalgo (maire de Paris) et Johanna Rolland (maire de Nantes) ; Tours, juillet 2020. Crédits : GUILLAUME SOUVANT – AFP

Un jeu de dupes a donc pris fin. Longtemps le PS d’Olivier Faure et de Anne Hidalgo a tenté d’utiliser Piolle contre la candidature de Yannick Jadot ; parallèlement, Piolle essayait d’instrumentaliser Hidalgo dans son « arc humaniste » pour contrecarrer les ambitions de Jadot. La première espérait le ralliement de Piolle derrière sa candidature présidentielle ; et le second visait exactement la même chose à son profit. Aujourd’hui qu’ils sont tous les deux candidats à la présidentielle, et que les masques sont tombés, une clarification était inévitable. Nous y sommes. (A la direction des Verts, un conseiller du secrétaire national Julien Bayou m’indique que la majorité des Verts préfèrerait la candidature de Piolle et une infime minorité un ralliement dès le premier tour à Anne Hidalgo. Mais le même conseiller estime que le plus probable, à ce stade, étant donné les sondages désastreux pour le maire de Grenoble, serait une désignation de Yannick Jadot.)

Un musée « des migrations » et l’écologie sans écologie

C’est dans ce contexte identitaire explosif que la ville a imaginé la création d’un « Musée des migrations », qui fait déjà l’unanimité contre lui. Comment peut-on en effet dénoncer les grands équipements grenoblois et les grands travaux « Languiens », pour proposer de construire une énième usine à gaz dans une ville qui en compte déjà plusieurs ? Sur le papier, le projet n’a pas été pensé, imaginé, ni même benchmarké ! Sur le terrain, c’est pire ! Car un projet similaire existe déjà dans la ville : le Musée Dauphinois.

Installé sur les pentes de la Bastille à Grenoble dans le couvent Sainte-Marie d’en-Haut, ce musée départemental qui a proposé des expositions mémorables ces dernières années en lien avec les différentes communautés migratoires du département, mériterait d’être refinancé et réorienté vers de nouvelles problématiques. Pourquoi lui créer un concurrent sur des thématiques proches ? Et surtout quand les caisses municipales sont vides ? A ce stade, la ville rétropédale et se propose d’intégrer son projet de l’immigration dans le Musée de Grenoble. Les montagnes grenobloises qui ont longtemps donné naissance à des éléphants accouchent-elles désormais de souris ?

Reste un dernier paradoxe des années « Piolle » à Grenoble : une politique culturelle écologique sans écologie ! Il a bien été demandé aux grosses structures culturelles d’être éco-responsables ou aux musées de récupérer leurs cimaises, mais ces propositions semblent bien ténues pour une politique qui se voulait « en rupture ». Ainsi, l’intention « verte » n’existe guère dans la proposition culturelle de la ville, comme si la transition écologique et la transition culturelle étaient des parallèles censés ne jamais se croiser. « La situation de crise écologique que nous traversons est aussi une crise de la sensibilité. Elle appelle un travail sur les représentations, les récits et les nouveaux imaginaires qui n’est pas encore très visible dans la grammaire culturelle de l’écologie politique », me dit Vincent Guillon.

"Composition IX" de Vassily Kandinsky (1936) de l'exposition "Kandinsky, les années parisiennes (1933-1944)" au Musée de Grenoble ; 2016.
« Composition IX » de Vassily Kandinsky (1936) de l’exposition « Kandinsky, les années parisiennes (1933-1944) » au Musée de Grenoble ; 2016. Crédits : JEAN-PIERRE CLATOT – AFP

Les militants du numérique que je rencontre au sein du collectif French Tech in the Alps, non loin de la mairie de Grenoble, s’étonnent également de ce point aveugle de la politique écologique de Piolle. Si le maire s’est fait connaître pour son opposition radicale et idéologique à la 5G (sans pouvoir en fait en interdire la mise en place), il ne semble guère avoir encouragé l’accueil à Grenoble des « Green Tech » ni de l’économie verte, pourtant des secteurs en fort développement aujourd’hui. « Il n’a pas vraiment pris ce tournant des technologies vertes », regrette Émilie Rondet, la déléguée générale de ce collectif de professionnels alpins engagés dans la tech. L’anti-macronisme de Piolle l’a également empêché de se mobiliser en faveur du « French Tech For Planet », le projet du secrétaire d’État au numérique Cédric O’, qui vise à accompagner une sélection de start-ups écologiques. Enfin, il n’a pas non plus attiré, ou simplement invité à Grenoble, les chercheurs qui pensent la double transition écologique et numérique, tels ceux qui travaillent dans les domaines en fort développement des « Sustainable ICT », de la « Green IT », du « Digital soberty » ou de l’ « éco-design ». (Beaucoup, à Grenoble, critiquent aussi le fait que la nouvelle municipalité n’a même pas rendu les transports collectifs gratuits, alors que d’autres villes non écolo en ont fait une priorité ; lui préfère miser sur le vélo).

Lorsque je l’interroge, Éric Piolle me cite Bruno Latour, Edgar Morin, Cynthia Fleury et plusieurs auteurs qui l’aident à penser la politique des Verts. Cependant, il ne prend pas pour exemple le travail artistique intellectuel de ce même Latour sur Gaïa, celui en matière d’arts plastiques de Martin Guinard à la Biennale de Taipei ou théâtrale de Frédérique Aït-Touatti. Rien non plus sur les pistes ouvertes en matière de philosophie artistique par Baptiste Morizot sur « la nouvelle grammaire environnementale » et la « nouvelle sensibilité du vivant ». Aucune référence non plus, pourtant attendue et incontournable, à l’artiste dano-islandais Olafur Eliasson – devenu le chef de file de l’art écolo mainstream. Au contraire, Piolle qui a tellement été critiqué durant son premier mandat pour attenter à la liberté de création insiste avec moi « sur la liberté de l’artiste qui doit primer sur toute commande publique ». Il met néanmoins en avant le fait que la « Biennale des Villes en Transition » aura lieu en avril prochain à Grenoble.

Lors de notre balade à bicyclette dans les rues de Grenoble, l’adjointe « aux cultures », Lucille Lheureux insiste également sur la liberté artistique tout en ajoutant : « la culture doit prendre sa part de la transition écologique et le développement climatique. » D’ailleurs, lorsque nous nous arrêtons dans un parc devant l’ancien Hôtel de ville, elle me montre la dernière innovation artistico-écologique de la ville. « C’est une déclinaison de l’ancien crieur, sur le modèle du triporteur », me dit-elle, en me montrant cet objet insolite sensé symbolisé « Vox » – la voix. C’est une espèce de panneau d’affichage municipal écolo, fait d’un porte-voix bricolé, peut-être par un artiste local, et de panneaux en bois fatigués qui tournent péniblement sur eux-mêmes. J’ai beau être imaginatif et prendre au sérieux le discours écologiste, j’ai du mal à ne pas rire devant cette invention ridicule dilapidée dans les parcs et jardins publics. J’en viens à me demander si ce n’est pas pire que les panneaux publicitaires hygiénistes de JC Decaux qui, au moins, fonctionnaient en offrant un versant d’information sur l’offre culturelle de la ville et rapportaient de l’argent aux Grenoblois. C’est à ces petits signes prudhommesques qu’on se rend compte à quel point les Verts sont des zozos !

Une autre politique écologique aurait pu consister à Grenoble à s’appuyer sur la MC2, le Magasin, le Musée de Grenoble, l’Observatoire des politiques culturelles, la Belle électrique ou le Tricycle, pour ouvrir ce grand débat essentiel sur le thème de la « transition écologique et culturelle ». Affronter tous ces acteurs dans un rapport de force périlleux revient à se priver des instruments existants pour réussir cette transition. « Faire évoluer ces équipements aurait pu être l’objectif, cela aurait été beaucoup plus efficace et constructif. Le choix de Piolle de se priver de certains des principaux instruments de politique culturelle est surprenant », souligne Vincent Guillon.

En 2022, à défaut d’être « capitale culturelle européenne », Grenoble sera « capitale verte européenne ». Ce sera peut-être l’occasion d’articuler à nouveau frais ce débat nécessaire entre transition écologique et transition culturelle.

Une nouvelle politique culturelle à l’épreuve de la gestion locale

Existe-t-il une politique culturelle alternative telle que l’écologie politique l’a imaginé avec l’expérience grenobloise ? Après tant de débats, de confusion, d’échecs, et de budgets participatifs, personne ne le croit plus aujourd’hui dans la ville. « On nous a consulté 4, 10, 20 fois, et ceux qui nous ont consultés ne sont même plus là. Au début du premier mandat ça allait. Mais on est au deuxième ! », s’insurge le militant socio-culturel Willy Lavastre lors d’une rencontre la MJC Théâtre Prémol.

Même parmi les partisans d’Éric Piolle la lassitude a succédé au doute. « Éric surjoue les désaccords pour exister », se lamente l’un de ses plus proches alliés écologiques. Quant à Valère Bertrand, l’homme du collectif théâtral Le Tricycle, qui a violemment clashé avec le maire, il résume la situation : « Au bout de sept années, la stratégie culturelle de la Ville peut tenir en deux mots : instrumentalisation des artistes et économie de budget. Ce n’est guère brillant comme bilan ».

Ces critiques sévères masquent le fait qu’Éric Piolle aurait pu devenir – ou pourrait encore l’être au cours de son second mandat – une icône des milieux artistiques qui avaient largement voté pour lui en 2014. En étant alors à la tête de la première grande ville verte, il aurait pu symboliser une « autre politique » et lui donner son corpus idéologique et sa méthode pragmatique. Les Verts, alors, auraient eu leur moment. Est-il trop tard ? L’avenir grenoblois – et la présidentielle – le diront.

Eric Piolle en campagne pour les élections municiales ; 11 mars 2020.
Eric Piolle en campagne pour les élections municiales ; 11 mars 2020. Crédits : JEFF PACHOUD – AFP

 

A la direction d’Europe Écologie-Les-Verts à Paris, on observe Piolle « comme le lait sur le feu », mais l’un des conseillers du secrétaire national Julien Bayou, confirme que la politique culturelle grenobloise n’est plus vraiment considérée comme un exemple pour le parti. A Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Tours, Besançon, Annecy ou Poitiers, ces villes qui viennent de se mettre au « vert », on a pris langue avec les élus grenoblois – comme me le confirme l’un d’entre eux – mais aucun maire n’a l’intention de suivre leur exemple. « Trop brutal », « trop désordonné », « trop anti-culturel », « trop hostile aux établissements culturels » tranchent les personnes interrogées. La fermeture de bibliothèques apparaît comme l’une des erreurs majeures d’Éric Piolle – partout, elle lui colle à la peau comme un label radioactif.

Éric Piolle est-il vraiment devenu un repoussoir pour les municipalités écolos ? Les primaires écolos le diront. Mais que la question soit posée indique déjà un échec dans l’ordre symbolique. Au lieu d’être un exemple à débattre ou à suivre, comme ce fut le cas de la politique culturelle des maires Hubert Dubedout ou Michel Destot, qui ont pu inspirer d’autres villes, l’action de Piolle est au mieux ignorée, au pire critiquée, jusque chez les élus culturels de son propre camp. Il est loin le temps où la Maison de la Culture de Grenoble, alors portée par de grands noms comme Gabriel Monnet, Catherine Tasca, Dominique Wallon, Georges Lavaudant, Jean-Claude Gallota ou Michel Orier, rayonnait dans les villes de France comme un symbole réussi de la décentralisation culturelle.

Ce bilan en demi-teinte ne doit donc pas faire oublier que l’expérience qui a été tentée et les idées qui ont été avancées à Grenoble demeurent essentielles. La valorisation des initiatives locales, la prise en compte de la pluralité des cultures, l’élargissement de l’accès, l’éducation artistique et le nécessaire renouvellement générationnel sont autant de pistes à remettre sur le chantier sans dogmatisme. Cette nouvelle « grammaire » de la politique culturelle est attendue partout et il est d’autant plus dommage que l’expérimentation grenobloise – ce grand happening culturel brouillon, ce tourbillon de décisions contradictoires et finalement d’expérimentations hasardeuses ­– puisse rendre aujourd’hui ces idées inaudibles.

Frédéric Martel

Cette enquête a été réalisée à Grenoble du 8 au 14 février. Plus de quarante personnes ont été interviewées sur place pour l’écrire. Merci pour leurs relectures attentives à : Florent Latrive, Michel Orier, Aurélien Martinez, Philippe Gonnet et David Pata.

Réécoutez l’émission Soft Power de France Culture qui a été consacrée à ce sujet.