Ils avaient dit non à une station de ski : 50 ans après, ils n’ont aucun regret !

1972, dans la vallée de Cervières, près de Briançon, des promoteurs immobiliers lorgnent sur 6 500 hectares de la plaine du Bourget, le grenier à foin du village. Au menu, des remontées mécaniques et 15 000 lits en même temps qu’un altiport et un golf. Mais les habitants, la plupart paysans, ménent une lutte victorieuse contre le béton. 50 ans plus tard, ils n’ont aucun regret !

Le conflit résumé dans ce document d’archives retrouvé par France 3.

Ils ont dit non à une station de ski : 50 ans après, ils n’ont aucun regret

Il y a près de 50 ans, les paysans et paysannes de Cervières, dans les Hautes-Alpes, ont fait abandonner un projet de station de ski. De quoi permettre à de jeunes agriculteurs de s’installer dans la vallée.

dans Reporterre du 22 février 2025 …

François Brunet, ancien paysan, a lutté contre le projet de station de ski à Cervières dans les années 1970. Ses trois filles ont repris la ferme familiale. – © Pablo Chignard / Reporterre

Cervières (Hautes-Alpes), reportage

Quand Myrtille Brunet entre dans son étable, ses chèvres se précipitent vers elle en bêlant. Un petit biquet tout brun glisse sa tête entre les barrières à la recherche de caresses. «C’est Voltaire, il est né l’année dernière. Mon petit garçon lui a donné le biberon. Du coup, on l’a gardé», raconte la jeune éleveuse. Derrière Voltaire, une biquette est perchée sur une balançoire en palettes, «de quoi les occuper pendant les longs mois d’hiver», poursuit l’éleveuse de 36 ans. Avec sa mère et ses deux sœurs, Lise et Gentiane, elle a repris en 2011 l’exploitation familiale, située dans le petit village de Cervières, à côté de Briançon, dans les Hautes-Alpes. Elles élèvent une cinquantaine de chèvres, une douzaine de vaches et autant de génisses pour fabriquer des fromages. Pourtant, leur havre de paix aurait pu ne jamais voir le jour.

Si Myrtille a pu s’installer sur la terre de ses ancêtres, c’est parce que son père et d’autres agriculteurs du village se sont battus contre un projet de station de ski qui aurait bétonné leurs pâturages. Dans les années 1970, le gouvernement souhaitait construire ici la quinzième station du plan neige, une stratégie économique visant à créer ex nihilo des villes dédiées à l’industrie du ski alpin. La Plagne, Les Arcs, Flaine, Les Menuires ou Avoriaz sortirent de terre à grands coups de bulldozers. Les pistes furent creusées dans les alpages, les forêts rasées pour édifier des immeubles, des routes creusées à flanc de montagne. C’était l’époque des Trente Glorieuses, du tourisme de masse et de l’or blanc.

Le village de Cervières (Hautes-Alpes) est situé à 1 600 mètres d’altitude, au pied du col d’Izoard. © Pablo Chignard / Reporterre

À Cervières, des remontées mécaniques et 15 000 lits auraient dû sortir de terre, en même temps qu’un altiport et un golf. Les promoteurs immobiliers lorgnaient sur 6 500 hectares de la plaine du Bourget, le grenier à foin du village. «Si on nous l’enlève, mes administrés vont disparaître», craignait alors Raymond Faure-Brac, le maire de l’époque, dans un document d’archives retrouvé par France 3.

Bernadette Brunet montre des journaux locaux et nationaux de l’époque racontant la lutte. © Pablo Chignard / Reporterre

Pour les habitants, la plupart paysans, il était hors de question d’abandonner leurs pâturages aux skieurs. Le père de Myrtille Brunet faisait partie des opposants. Né en 1941, il avait à peine 30 ans lorsque les promoteurs ont débarqué pour racheter les terres… sans succès. Aucun paysan n’a cédé. Il faut dire que les compensations étaient dérisoires : entre 30 et 50 centimes de francs le m2 (moins de 0,25 euro). «C’était insignifiant», se souvient François Brunet, assis sur une chaise au soleil au seuil de sa ferme.

Recours juridiques, pétitions, médiatisation… Au final, même Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture, se rangea de leur côté. «Le tourisme et son développement en montagne sont nécessaires. Mais il est bien évident qu’il est également indispensable de conserver une activité économique permanente qui ne peut que relever de l’agriculture», assurait-il dans un document d’archives.

Après une décennie de lutte, le projet a été abandonné à la fin des années 1970, sans réelle annonce officielle.

Myrtille tient la ferme des Brunet avec ses sœurs Lise et Gentiane. Elles élèvent des chèvres et des vaches pour la confection de fromage. © Pablo Chignard / Reporterre

Beaucoup de jeunes éleveurs, «un cas assez rare»

Depuis, à Cervières, les associations écologistes attendent la création d’une réserve naturelle. Mais le processus est au point mort. «Le maire de Cervières n’a pas très envie d’une réserve, il a peur d’avoir trop de contraintes, que la vallée soit mise sous cloche, déplore Claude Rémy, président de l’association Arnica Montana depuis trente-six ans. Pourtant, elle serait nécessaire pour mieux gérer la fréquentation touristique, réfléchir et préserver ce patrimoine culturel.»

Cette réserve permettrait de sanctuariser définitivement les lieux, de couper court à toute velléité d’aménagement et de protéger les champs des agriculteurs qui se sont installés ces dernières années. «Nous sommes la seule commune dans la région où il y a autant de jeunes éleveurs qui ont repris les exploitations. C’est un cas assez rare», dit Bernadette Brunet, membre historique de l’association Aesc.

Son fils, Pierre, a repris l’exploitation familiale avec sa compagne, Faustine Lengaigne. Ils élèvent environ 200 brebis pour vendre leurs petits, labellisés agneaux de Sisteron. Le couple nous reçoit dans une grande salle au-dessus de l’étable, où ils accueillent les groupes pour des visites pédagogiques. Les visiteurs peuvent y acheter des bonnets tricotés avec la toison des animaux du troupeau.

La ferme pédagogique de Pierre et Faustine. © Pablo Chignard / Reporterre

Pierre et Faustine avaient commencé leur vie professionnelle en ville. Mais il y a deux ans, ils ont décidé de reprendre la ferme familiale. «On est proches de la nature, des bêtes. C’est un métier varié tout au long de l’année. Après, c’est sûr, on n’a pas beaucoup de temps libre», sourit Pierre Brunet. Quand il repense à la lutte menée contre la station de ski, il ressent de la «fierté». «Cervières est un village assez exceptionnel au niveau de l’agriculture. Si on regarde les vallées autour, c’est pas autant développé.»

Même si certaines fermes ont disparu avec le départ à la retraite de leurs propriétaires, le village a conservé sa vocation agricole et compte aujourd’hui sept exploitations. Pourtant, les paysans doivent toujours se battre pour préserver leurs champs. Le parc immobilier compte 60% de résidences secondaires. «Le maire ne cherche pas à construire comme à Monêtier-les-Bains [composante de la station de ski de Serre Chevalier], où on ne pense qu’à ça. Mais il aimerait quand même faire des parkings sur des terres agricoles, et il va construire un lotissement», poursuit Pierre Brunet. Celui-ci serait toutefois être réservé aux résidents permanents.

La ferme Brunet est tenue par trois sœurs. © Pablo Chignard / Reporterre

Jean-Franck Vioujas, l’édile de Cervières, se défend d’être un grand bâtisseur. Peu loquace face aux journalistes, il n’a pas vraiment envie de revenir sur la lutte contre la station de ski : «Ça fait partie du passé». Il préfère mettre en avant l’attractivité de son village, dont la population en croissance va bientôt compter 200 âmes. «Nous sommes la seule commune du Briançonnais qui gagne des habitants, car nous avons un foncier abordable», dit le maire. Le m2 d’une maison coûte en moyenne 2 600 euros, contre 3 800 euros à Briançon.

Le lotissement décrié par Pierre Brunet permettra, selon Jean-Franck Vioujas, de loger des résidents permanents. «Nous avons construit un lotissement il y a plus de dix ans. Dans le règlement intérieur, il est précisé que c’était uniquement pour les résidents à l’année. Pour l’instant, on s’y tient très bien», affirme l’édile.

Quelles que soient les ambitions immobilières du maire, les membres de l’association Aesc et beaucoup d’agriculteurs continueront de veiller au grain afin que cette vallée préservée ne soit pas défigurée par le béton.


 + Lire et écouter en complément :

La lutte des bergers de Cervières ou la fin de la ruée vers l’or blanc

Publié le mercredi 27 septembre 2023 à retrouver par ici …

Début des années 70, c’est le temps du Plan Neige, des pionniers de l’or blanc et de leur croyance folle en une croissance continue et infinie : la montagne doit rapporter un maximum. C’était sans compter la résistance d’un petit village millénaire…

Si les noms de Tignes, la Plagne, les Arcs ou les Menuires vous évoquent instantanément la perspective d’onéreuses et magnifiques vacances au ski dans de luxueuses stations de sport d’hiver ; celui de Super-Cervières ne vous dit probablement rien. Et pour cause cette méga station, pensée pour être l’une des plus grandes des Alpes, nouveau fleuron de la flotte de béton du tourisme hivernale français, n’a jamais existé. 22 bergers s’y sont opposés.

Nous sommes au début des années 1970, et alors que le plateau du Larzac est le théâtre d’une lutte paysanne qui a un écho retentissant, le petit village de Cervières dans les Hautes-Alpes connaît un sort analogue. Point de militaire ici pour menacer l’équilibre ancestral de la nature, mais bien des Cowboys. Ces promoteurs immobiliers qui, appuyé par la puissance de l’état, ont entrepris une véritable œuvre de colonisation dans les Alpes pour déloger les derniers villages de bergers et construire à leur place de faramineuses et fructueuses cités touristiques.

Un récit documentaire de Bastien Gens

Invité : Frédi Meignan : vice-président  de l’association nationale de protection de la montagne, Mountain Wilderness, et ancien gardien du Refuge du Promontoire dans le massif de l’Oisans.

Pour aller + loin :

Pour tout savoir sur l’histoire de Cervières : L’association pour l’étude et la sauvegarde de la vallée de Cervières (AESC) fondée en 1969 par Raoul Marin et André Gatineau
Passage délicat : penser et panser le territoire, de Pierre Leroy, aux éditions Actes Sud, collection Domaine du Possible (2021)