Le nouveau film de Gilles Perret et François Ruffin : un « effet de mise à jour salutaire »…

Médiapart considère  « Au boulot !« , le nouveau film de Gilles Perret et François Ruffin comme « une entreprise de déconstruction massive« . Il faut reconnaître que les deux acolytes s’en prennent efficacement  à l’hégémonie médiatique entièrement au service de l’idéologie néolibérale. A Brest, le public présent aux premières séances du Cinéma Les Studios a longuement et chaleureusement applaudi …

Avec « Au boulot ! », Ruffin et Perret mènent la lutte des classes sur le front des représentations

Dans son nouveau film, le duo déconstruit le discours dominant qui stigmatise les travailleurs précaires en les mettant en majesté face à une chroniqueuse de CNews déconnectée. Des universitaires spécialistes des classes populaires louent « un effet de mise à jour salutaire ».  Un article signé Mathieu Dejean paru dans Médiapart du

Et plutôt que de mener cette bataille sur le terrain des idées ou de la critique systémique des médias – Les Nouveaux Chiens de garde, de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat est déjà passé par là en 2012 –, ils la mènent sur le terrain des représentations et du témoignage.

C’est le secret de leur art : un cinéma qui mêle savamment critique sociale et satire politique. Pour ce faire, ils ont recours à un artifice scénaristique. Leur travail de sape nécessite un personnage venu de l’intérieur du système qu’ils convoitent de détruire.

Ce sera Sarah Saldmann, jeune avocate aux goûts de luxe et chroniqueuse sur CNews qui ne cesse de conspuer la « médiocrité de ceux qui ne veulent rien foutre », ces « glandus », « assistés » et autres « feignasses ». À l’occasion d’un passage sur un plateau télé, le député de la Somme lui lance le défi d’accompagner dans leur quotidien au travail ces gens qu’elle stigmatise à longueur d’antenne. Par miracle, elle accepte.

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Sarah Saldmann (à gauche) et François Ruffin (à droite). © Photo Jour de fête

La chroniqueuse habituée des beaux quartiers parisiens découvre ainsi la dure réalité des conditions de travail d’un chauffeur-livreur, d’une aide à domicile, de jeunes qui enchaînent les missions d’intérim, d’un agriculteur ou encore d’une femme de chambre au corps cassé par le travail. À travers le cas Saldmann, François Ruffin en appelle malicieusement à la « réinsertion sociale des riches ».

L’effet immédiat est réussi : les préjugés de la chroniqueuse s’effondrent aussi rapidement qu’elle les assénait comme des évidences en plateau. C’est même elle qui devient l’« assistée » du film et s’attire la compassion légèrement moqueuse de certaines des personnes qu’elle rencontre, ce qui n’est pas le moindre des pieds de nez du film à la morgue des mercenaires médiatiques du néolibéralisme.

Inversion des hiérarchies sociales

Plusieurs historiens, sociologues et économistes qui travaillent sur les classes populaires et qui ont vu le film en avant-première saluent donc sa vertu politique. Progressivement, Saldmann et Ruffin s’effacent au profit des « vrais héros et héroïnes » du film, qui donnent à voir et à entendre un monde du travail globalement silencié – le soutien sans réserve de la chroniqueuse à Israël après le 7-Octobre a par ailleurs mis fin à leur collaboration.

« En dehors de l’artifice scénaristique avec Sarah Saldmann, Ruffin et Perret donnent à voir avec tendresse, avec affection, les gueules cassées du monde du travail. C’est quelque chose qu’ils ont l’art de faire, et c’est très réussi », commente l’historienne Laurence De Cock, autrice d’une Histoire de France populaire (à paraître le 15 novembre).

Ruffin et Perret nous rappellent des réalités qui ont quasiment disparu de la conversation nationale, y compris dans le camp qui se pense progressiste. Gilles Raveaud, économiste

De même, l’historien du monde ouvrier Xavier Vigna, proche de François Ruffin, loue la manière dont le film rend justice à la réalité du monde du travail tout en révélant l’ignorance d’une élite médiatique qui a fini par faire sécession.

« Le film montre bien la centralité du travail dans ces mondes populaires, où il n’est pas seulement synonyme de rémunération, mais où il apporte aussi une fierté, une dignité. L’ignorance de Sarah Saldmann face à ces réalités, notamment la réalité paysanne, est vertigineuse. Cet effet de mise à jour est salutaire », décrit-il.

« C’est du Marx pur sucre », apprécie aussi l’économiste Gilles Raveaud, qui voit par exemple dans le travail à la chaîne filmé dans une entreprise de conditionnement de poissons fumés une illustration des Manuscrits de 1844 du philosophe allemand.

« Ruffin et Perret nous rappellent des réalités qui ont quasiment disparu de la conversation nationale, y compris dans le camp qui se pense progressiste, estime le chercheur. C’est une mise en abyme de ce que l’immensité de la presse ne fait jamais le reste du temps : montrer la réalité du travail et la dignité de ces gens qui ont le souci extrême de bien faire, même si leurs tâches abîment leur cœur et leur corps. »

C’est un paradoxe du film qui peut parfois gêner. Tout à leur mission d’héroïsation assumée des travailleuses et des travailleurs, les réalisateurs font passer au second plan les résistances au mal-travail. C’est d’autant plus paradoxal que François Ruffin a publié un livre à ce sujet en début d’année (Mal-travail. Le choix des élites). « Ce n’est pas une critique de Ruffin, mais le conflit capital-travail est absent. Il n’y a pas de réaction, ni individuelle ni collective, contre la souffrance au travail dans ce film », note ainsi l’économiste proche de La France insoumise (LFI) Stefano Palombarini.

La scène finale, qui parodie la montée des marches au Festival de Cannes avec les protagonistes du film dans le rôle des stars, pourrait même suggérer à ses yeux qu’ils sont récompensés pour cette abnégation.

Retisser une conscience de classe

Cet aspect d’Au boulot ! est symptomatique de la position défensive de la gauche dans la bataille culturelle. « C’est une tentative de filmer le monde populaire qui rencontre une vieille histoire : après 1968 il y a eu de nombreux films sur les luttes des ouvriers, désormais, on montre simplement des gens qui travaillent, qui existent, parce que le reste du temps, on les nie. C’est déjà considérable », explique Xavier Vigna.

À défaut de se situer sur le plan du conflit capital-travail, le film prend donc place dans une guerre des représentations et permet à ses multiples personnages de prendre leur revanche sur ce terrain-là. Revanche vis-à-vis des heures et des heures d’antenne où ils sont insultés sans pouvoir répliquer.

Revanche vis-à-vis du mépris social dont ils font l’objet de la part des plus haut·es représentant·es de l’État – souvenons-nous de François Hollande qualifiant les plus modestes de « sans-dents » ou de Macron à propos des ouvrières « illettrées » de l’abattoir breton Gad.

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François Ruffin dans « Au boulot ! ». © @ Les 400 Clous

Dans Au boulot !, ce n’est pas l’avocate chroniqueuse sur CNews qui crève l’écran – même si les chaînes du groupe Bolloré continuent de lui tendre complaisamment leur micro pour qu’elle raconte son « voyage de classes », pour reprendre l’expression du sociologue Nicolas Jounin –, ce sont les autres personnages : les travailleurs et les travailleuses.

Laurence De Cock, très engagée contre la réforme de Parcoursup, garde ainsi en mémoire la scène où Illies Azougagh, jeune intérimaire, raconte son exclusion du système en utilisant cette phrase : « Ce n’est pas moi qui ai arrêté l’école, c’est l’école qui m’a arrêté. » « Il le dit avec une bonhommie et un courage qui sont bouleversants. Ça se passe de commentaires, il a tout compris de la cruauté de ce système », dit-elle.

Par ailleurs, si le film ne raconte pas une résistance collective, du moins participe-t-il à la mise en relation de travailleuses et de travailleurs disséminés, qui ont parfois tendance à se vivre comme antagonistes en reproduisant le discours sur les « assistés ».

« À la fin, le film fait un trait d’union entre eux, et on peut imaginer qu’ils vont batailler ensemble. Ce n’est pas un film qui raconte comment on fait la révolution, mais je ressens l’envie de construire des liens entre celles et ceux qui galèrent au quotidien », apprécie l’économiste Maxime Combes, auteur d’Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (Seuil, 2022).

Après trente ans de dévastation insidieuse de la conscience de classe par les effets de la mondialisation, Au boulot ! est comme une première étape. Il y a encore du pain sur la planche.

*Gilles Perret et François Ruffin, Au boulot !,
84 minutes, en salle depuis le sortie le 6 novembre. 2024