Le projet d’autoroute A69 : une aberration écologique !

Le 16 octobre, le gouvernement s’est décidé à mener le projet de l’autoroute A69 “jusqu’à son terme”.  Pour le ministre des Transports, Clément Beaune. ce projet reliant Castres à Toulouse, aurait reçu le soutien d’une “très large majorité” des élus. De nouvelles manifestations contre le projet ont lieu depuis sur le chantier. Pour le climatologue Christophe Cassou, l’A69 est le symbole d’une  « bifurcation impossible »…L’A69, tronçon d’autoroute entre Castres et Toulouse, cristallise les oppositions. Le projet, censé désenclaver la ville de Castres, est très critiqué. La route actuelle, une nationale, est modérément fréquentée et le gain de temps serait d’une vingtaine de minutes sur un trajet d’une heure trente. Sur place, malgré le début des travaux, les manifestations se poursuivent. Un résumé vidéo de 1’55 » signé Les Echos …

ENTRETIEN. L’A69, symbole d’une « bifurcation impossible » pour le climatologue Christophe Cassou

Un entretien  signé Lise Ouangari dans Ouest-France du

Le climatologue Christophe Cassou, directeur de recherche au CNRS et auteur principal du sixième rapport du Giec, fait part de son désarroi face au choix des politiques de maintenir le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, malgré l’appel de nombreux scientifiques à interrompre le chantier. Il voit en ce débat le symbole d’une « bifurcation impossible » vers la transition écologique.

Des militants écologistes attendent le début de la marche lors d’une manifestation contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, à Saix, dans le sud-ouest de la France, le 21 octobre 2023.
Des militants écologistes attendent le début de la marche lors d’une manifestation contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, à Saix, dans le sud-ouest de la France, le 21 octobre 2023. | CHARLY TRIBALLEAU / AFP


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Vous avez vivement réagi aux événements qui ont eu lieu le week-end dernier lors de la manifestation contre l’autoroute A69, dans le Tarn. Vous avez même utilisé les termes de « dégoût » et de « colère ». Ce sont des mots forts.

Je n’ai pu retenir mes émotions et refréner le partage de mon désarroi face à ces images dramatiques : comment en est-on arrivé à ce blocage et à ce niveau de dialogues impossibles sur des sujets qui concernent notre avenir à toutes et à tous. J’ai vécu une succession de déceptions lors d’échanges avec certains acteurs politiques. Pas tous, mais beaucoup s’enferment dans un déni de gravité des risques qui sont pourtant croissants et menaçants. Ce déni-là n’est pas du climatoscepticisme, j’utilise plutôt le mot – qui n’est pas très bon d’ailleurs – de climato-gravito-dénialisme : le déni de la gravité climatique, le déni des risques, le déni de vulnérabilité, qui nous conduit vers une bifurcation impossible.

Qu’entendez-vous par là ?

Jusqu’à pas longtemps, on pouvait imaginer que le déficit de connaissance pouvait être une explication de l’inaction, que les discours accompagnant des actes manqués résultaient peut-être d’une absence de prise de conscience et du fait que les risques n’étaient pas incarnés, car ils restaient très abstraits et lointains. Mais aujourd’hui, la prise de conscience est là chez la plupart des élus et des décideurs et pourtant la bifurcation ne s’opère pas. L’échange entre [le climatologue] Jean Jouzel et le [patron de TotalEnergies] Patrick Pouyanné est révélateur : on oppose la « vraie vie » à la nécessaire transformation radicale de nos modes de vie pour limiter les risques climatiques, alors que précisément ces risques climatiques sont la vraie vie, car nous expérimentons dans notre quotidien et dans nos chairs les effets du changement climatique et les conséquences d’une biodiversité en péril. Il faut arrêter les modes de développement qui nous ont conduits aujourd’hui dans cet état de vulnérabilité. Ce projet de l’A69 est très emblématique parce qu’il relève en fait de la pensée magique, de vieux schémas de désenclavement ou d’attractivité de territoire. Ce sont des mots vides de sens face au climat qui change, face à la biodiversité qui s’effondre et au fait que l’on s’en va sur des trajectoires pour lesquelles une adaptation devient de plus en plus difficile.

En tant que scientifique, j’avais le sentiment que le manque de connaissance pouvait expliquer certains « mauvais » choix chez les décideurs. Mais ce n’est plus d’actualité.— Christophe Cassou, climatologue

Qu’est-ce que vous voulez dire par « pensée magique » ?

Penser qu’une infrastructure, en l’occurrence une autoroute, va contribuer à elle seule au désenclavement d’un territoire, est une pensée magique. Le désenclavement d’un territoire s’explique surtout par des politiques publiques, la présence de services publics, le développement des transports en commun, la valorisation des productions agricoles locales, etc… Construire une autoroute conduit à l’effet l’inverse en favorisant la concentration vers des grandes métropoles, d’après un très grand nombre d’études scientifiques en Europe. Toulouse a vidé et aspiré des villes de taille moyenne alentour qui avaient été reliées entre elles par des autoroutes. C’est le cas d’Albi, qui a une taille comparable à Castres, et qui n’a pas une attractivité bondissante ou un développement économique plus grand depuis qu’elle a une autoroute qui la relie à Toulouse.

Christophe Cassou lors de la présentation officielle de la charte Ouest-France pour un journalisme à la hauteur de l’enjeu écologique, en février 2023, au siège du journal à Rennes, en France. | VINCENT MICHEL / ARCHIVES OUEST-FRANCE

En quoi la rencontre avec la présidente de la région Occitanie Carole Delga a-t-elle été un « tournant » pour vous ?

En tant que scientifique, j’avais le sentiment que le manque de connaissance pouvait expliquer certains « mauvais » choix chez les décideurs. Mais ce n’est plus d’actualité. Nous étions sept scientifiques de l’Atecopol, à échanger avec madame Carole Delga. Ce dialogue nous a bien montré que la décision de construire cette autoroute était prise en pleine connaissance des faits scientifiques et de son inadéquation avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de protection des sols, tels qu’ils sont inscrits dans la loi et la Stratégie Nationale Bas Carbone.

C’est encore une confirmation que la seule connaissance ne suffit pas à l’action. Le « hic », c’est qu’on ne négocie pas avec le changement climatique dicté par les lois intangibles de la physique. Je pensais aussi qu’au-delà de la connaissance, on pouvait avoir un dialogue, un espace d’échange et de concertation, alors qu’on a plutôt aujourd’hui un espace de confrontation qui envahit une grande partie du spectre politique. J’ai pris une claque parce que ce projet-là concrétise cette crainte de polarisation et de clivage que je percevais. Et là, je l’ai vécue et j’ai expérimenté cet enfermement et ce dialogue de sourds.

Les seuls arguments environnementaux portés par Carole Delga ou la société d’autoroute ATOSCA en charge du projet, étaient essentiellement axés sur la compensation carbone, qui est très décriée aujourd’hui par la communauté scientifique. Les mesures de compensation sont basées sur un principe d’équivalence très contestable étant donné la complexité des écosystèmes, et ils ne sont pas efficaces. Les dommages créés par l’aménagement sont immédiats, certains, et vont durer. Les effets de la compensation sont tout le contraire : différés dans le temps, hypothétiques, et impossibles à garantir sur le long terme. Le concept de compensation carbone est donc fallacieux. C’est un moyen pour les politiques de se donner bonne conscience.

Le hiatus entre les attentes sociétales et les décisions politiques sur les enjeux environnementaux est pour moi inquiétant et il questionne notre démocratie.— Christophe Cassou, climatologue

Comment expliquez-vous ce déni de la part des politiques ?

Le court-termisme, la démagogie, le clientélisme. Un jeu électoraliste mais aussi cette incapacité chez certains politiques à renoncer. Le renoncement serait synonyme pour eux d’une défaite, alors que renoncer peut être une ouverture, une opportunité de faire autrement et de prendre en compte dans la concertation un monde qui change vite et qui nous bouscule. Le hiatus entre les attentes sociétales et les décisions politiques sur les enjeux environnementaux est pour moi inquiétant et il questionne notre démocratie. La démocratie ne se limite pas à une démocratie représentative, appliquée par les seuls élus qui auraient tout pouvoir décisionnaire après leurs élections. Ils ne sont qu’une partie de notre faire-société qui comprend de nombreux autres acteurs, tout aussi légitimes dans la délibération. La dérive actuelle vers une représentation étriquée de la démocratie est problématique alors qu’une métamorphose de la société s’impose pour construire un futur résilient au changement climatique.

Faut-il censurer les climatosceptiques ?

Si les faits et les constats apportés par les scientifiques ne permettent pas d’éclairer les décisions, qu’est-ce qui peut être fait d’autre ?

Qu’est-ce qu’on peut faire ? La question se pose en effet. En tout cas, il ne faut pas abandonner. Je crois en une complémentarité des actions. Chacun a sa place, chacun a un rôle à jouer pour essayer d’enclencher les débats. Je trouve triste de devoir en arriver à imaginer des ZAD, des actions bloquantes et clivantes, qui actent l’échec du dialogue et de la concertation.

Une autoroute a des dommages irréversibles, reste là pour 50 ans, 60 ans, 70 ans, 100 ans et nous verrouille dans un schéma de développement qui est l’inverse de celui qu’il faudrait mener pour transiter vers des modes de vie bas carbone — Christophe Cassou, climatologue

Vous dénoncez aussi des politiques qui « décrédibilisent » et « criminalisent » les défenseurs de l’environnement…

On note une tendance très claire, qui s’exprime à l’échelle internationale, vers une criminalisation des mouvements qui portent les enjeux environnementaux en les présentant comme violents, marginaux, extrémistes, et ce dans le but de les décrédibiliser. Sur l’autoroute A69, le ministre des Transports, Clément Beaune, et le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, reprennent cette rhétorique très grave à mes yeux. En fait, elle a pour but principal d’éviter de parler du fond.

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Pouvez-vous nous expliquer en quoi cette autoroute va à l’encontre de la transition écologique ?

Parce qu’une autoroute augmente nécessairement le trafic et donc les émissions de gaz à effet de serre, et entretient un schéma de développement et de société centré sur la voiture individuelle alors qu’il faut transiter vers une autre mobilité. Rappelons que le transport est le poste le plus émetteur en France ; c’est un point noir. Ce projet est à l’opposé de la notion même de sobriété, un levier incontournable, qui impose de réduire et ralentir. Au final, ce projet ferait gagner environ 15-20 minutes de temps entre Toulouse et Castres sur un trajet d’1h15 mais cet argument de durée va tôt ou tard « sauter » dans la mesure où on va être obligé de passer à une vitesse limitée sur autoroute de 130 à 110, pas forcément pour des contraintes environnementales d’ailleurs, mais probablement parce que la crise des ressources va s’accentuer dans un climat géopolitique très chancelant. On va passer alors de vingt minutes à quoi, dix minutes ? Or la construction d’une autoroute entraîne des dommages irréversibles. Elle est là pour 50 ans, 60 ans, 70 ans, 100 ans et elle nous verrouille dans un schéma de développement à l’inverse de celui qu’il faudrait mener pour transiter vers des modes de vie bas carbone. C’est dommage car ce sont justement ces modes de vie qui nous mèneront vers plus de bien-être et de résilience face aux chocs climatiques qui seront de plus en plus rudes à l’avenir. Or, c’est ça qui est important.  »


A suivre …