Comment l’extension du passe sanitaire mine l’État de droit …

« En voulant protéger l’individu contre lui-même, en transformant les ouvreurs de cinéma et les serveurs des cafés en flics, l’État ouvre la porte aux pires dystopies ». C’est ce qu’estime le  philosophe et écrivain Gaspard Koenig dans une Tribune publiée

Manifestation contre l’extension du passe sanitaire à Toulouse, le 14 juillet 2021. (THOMAS BARON/HANS LUCAS VIA AFP)
Manifestation contre l’extension du passe sanitaire à Toulouse, le 14 juillet 2021. (THOMAS BARON/HANS LUCAS VIA AFP)

« Que trois témoins et trois docteurs régentent l’humain genre, ce n’est pas la raison », avertissait Montaigne. Aujourd’hui, l’extension du passe sanitaire me semble tout autant contraire à la raison, trahissant la panique irréfléchie qui s’empare de nos décideurs.

Première question, fondamentale pour évaluer la légitimité d’une politique de santé publique : qui cherche-t-on à protéger ? Le citoyen contre un danger extérieur, ce qui est le devoir de l’État ? Ou l’individu contre lui-même, ce qui outrepasse le rôle de la puissance publique ? Les premiers confinements rentrent clairement dans la première catégorie : rien à dire (sauf peut-être sur la méthode…). Mais le passe sanitaire s’inscrit hélas dans la seconde.

En effet, dans la mesure où les vaccins ont été mis à la disposition de l’ensemble des Français, chacun s’est vu offrir la possibilité de se protéger, d’autant que les plus récentes données montrent l’efficacité de la vaccination pour prévenir les formes graves de la maladie (jusqu’à 100 % pour certains vaccins). Dans ces conditions, être vacciné sert moins à protéger les autres qu’à se protéger soi-même. L’universalité, l’efficacité et la gratuité du vaccin ont transformé une question de politique sanitaire en une affaire de responsabilité individuelle. C’est en vertu de ce raisonnement que le Royaume-Uni, dont la situation épidémiologique compte quelques mois d’avance sur la France (à la fois en matière de couverture vaccinale et de pénétration du variant Delta), a décidé non pas de renforcer mais de lever les restrictions, renonçant au projet d’imposer un passe sanitaire dans les pubs. A partir du moment où les vaccinés sont protégés, les non-vaccinés ne représentent un danger que pour eux-mêmes et se trouvent à même d’assumer leur choix, avec pour seule limite l’engorgement des services hospitaliers.

Illégitime et peu efficace

Vient alors la sous-question du passe sanitaire. Il est présenté comme un sésame contre l’épidémie. C’est un raccourci trompeur, car on peut être vacciné et… contagieux. J’en suis le meilleur exemple : j’ai reçu mes deux doses et, trois semaines après, attrapé le variant Delta (cadeau de mes enfants), qui m’a valu une mauvaise grippe de quatre jours. Je suis reconnaissant à la science de m’avoir épargné le pire de cette terrible maladie. Mais je constate que j’aurais pu aller en boîte et devenir un superspreader malgré mon passe sanitaire en règle.

Les chiffres commencent à émerger : selon une étude de Public Health England, les vaccins ne réduisent la transmission au sein du foyer que de moitié. Cette donnée centrale reste superbement ignorée dans le débat public. Elle prouve pourtant que, loin d’être un bouclier absolu, le passe sanitaire est une simple mesure de réduction des risques. Ce laissez-passer illusoire peut à l’inverse engendrer un aléa moral déjà constaté au Royaume-Uni (je suis vacciné donc je ne respecte plus les gestes barrières).

Ainsi le passe sanitaire est d’une part illégitime, puisqu’il revient à protéger l’individu contre lui-même, et d’autre part peu efficace, puisqu’il ne pourrait ralentir que marginalement la circulation du virus.

Une loi inapplicable qui sera inappliquée

En revanche, le dommage qu’il crée s’avère bien réel, et disproportionné face au maigre gain sanitaire. Pour éviter les fraudes, le scan du code QR devra inévitablement s’accompagner d’un contrôle d’identité. L’espace public, défini par l’anonymat et la libre circulation, deviendra une succession de sas verrouillés. Les ouvreurs de cinéma comme les serveurs des cafés seront de facto transformés en flics. La cage d’acier normative que redoutait Max Weber se refermera sur le citoyen, pris dans un imbroglio bureaucratico-numérique de codes QR avec leurs inévitables problèmes de mise à jour et d’interopérabilité. Les structures administratives mises en place pour gérer une situation temporaire trouveront toujours de bonnes raisons de pérenniser leur existence. C’est la porte ouverte aux pires dystopies, où des caméras de reconnaissance faciale vérifieront nos informations sanitaires.

On peut compter sur l’esprit rebelle des Français pour trouver toutes sortes de parades et pour créer des zones de liberté clandestines. Comme toujours, une loi inapplicable sera inappliquée. La police sera mobilisée pour pourchasser les honnêtes gens qui veulent prendre un café le nez au vent.

Avec un état d’urgence sanitaire encore et toujours reconduit, le seul contre-pouvoir sera la rue. L’Etat de droit en sortira encore plus affaibli et discrédité. Le gouvernement ne pourra blâmer que lui-même pour l’anarchie qui se profile.