Résumé de l’enquête dans cette vidéo de 7’27 » …
OpenLux : l’éclipse des fortunés
Dans sa Chronique parue dans Le Télégramme du 14 février 2021, Hervé Hamon revient sur les révélations d’OpenLux et l’évasion fiscale systématique des grandes fortunes françaises vers le Luxembourg.
Parmi les miasmes de la covid, il est un travail qui est passé quasi inaperçu. Un formidable travail : celui de dizaines de journalistes qui, au fil des mois, ont disséqué les pratiques financières d’un petit pays qui pèse lourd dans notre histoire et notre économie : le Luxembourg. Autant que les « Panama papers », les synthèses d’OpenLux, publiées chez nous par Le Monde, sont accablantes. Sauf que, cette fois, il ne s’agit pas des îles Caïmans ni de Malte, mais d’un État fondateur de l’Europe, dont l’ancien leader a été nommé président de la Commission de Bruxelles.
Nicolas Sarkozy nous avait garanti que l’évasion fiscale et les sociétés écrans ne seraient qu’un mauvais souvenir. François Hollande avait clamé que son ennemi juré, c’était la finance. Emmanuel Macron nous avait assuré que plus de riches, en France, ce serait plus de richesse, laquelle ruissellerait vers le bas.
Qu’en est-il ? Sans dépiauter les obscurs mécanismes des multinationales, considérons la façon dont agissent les 50 premières fortunes de notre pays. 37 d’entre elles possèdent 537 sociétés au Luxembourg – 44 % sont la propriété de filiales des groupes familiaux, 55 % appartiennent directement aux familles en question. Le tout pesant 92 milliards d’Euros actifs – par comparaison, le budget global de l’Éducation nationale est de 53 milliards, celui des Armées 39, et les dépenses hospitalières s’élèvent à 84.
Une caverne d’Ali Baba
Bernard Arnault a créé, là-bas, 72 sociétés dont la majorité sont personnelles. La famille Hermès en possède 30. La famille Wertheimer (Chanel) dix. François Pinault 14, les unes directement, les autres via le groupe de luxe Kering. Patrick Drahi s’est retiré de Guernesey pour ouvrir 66 sociétés au Grand-Duché. La famille Bolloré y détient neuf sociétés, la famille Rothschild 54, la famille Mulliez (Auchan, Décathlon, etc.) 74. Et ainsi de suite. Quelques sociétés ont une présence effective dans le pays (Les Galeries Lafayette, par exemple), la plupart des filiales sont purement financières quand elles ne se réduisent pas à une simple boîte aux lettres.
Franchement, pourquoi se compliquer la vie à prendre pied sur l’île de Nauru ou à Trinidad et Tobago quand un voisin européen stable, reconnu, légal, rassurant, vous offre ses services bancaires et fiscaux ? Il est admis de 60 % des fortunes françaises sont installées hors de France.
CQFD, non ?
Hervé Hamon
OpenLux : « En n’osant pas nommer un paradis fiscal, on ne s’attaque pas aux questions qui minent nos démocraties »
ublié dansNos sociétés sont menacées par le constat que la fortune ou les bénéfices octroient la possibilité de s’exonérer de l’intérêt général et des devoirs communs, estime le directeur du « Monde » dans son éditorial.
Avec l’opération OpenLux, dont la publication démarre ce lundi 8 février, Le Monde continue de déverrouiller les portes dérobées de l’économie mondiale. Parmi les grandes enquêtes internationales auxquelles nos journalistes ont participé ces dernières années, les « Panama Papers », en 2016, avaient permis de sonder les fleuves souterrains de l’argent sale, où se mêlent les eaux grises de l’évasion fiscale et les flots noirs des revenus du crime. Puis, les « Paradise Papers » avaient décrit l’envers de la mondialisation, ces nombreuses failles du système fiscal international, explorées par des avocats de haut vol pour permettre à des ultrariches et des multinationales d’échapper aux taxes et aux impôts tout en demeurant aux limites de la loi.
Tout au long de ces failles, l’argent ruisselle, érodant au passage les fondements de nos démocraties, vers quelques pays qui se sont organisés pour attirer les 427 milliards de dollars (355 milliards d’euros) soustraits aux finances des autres Etats, selon les chiffres révélés en novembre 2020 par l’organisation non gouvernementale Tax Justice Network.
Parmi ces pays, figure toujours le Luxembourg, en dépit de ses efforts pour maquiller sa situation de paradis fiscal au cœur de l’Union européenne. C’est ce que démontre OpenLux, une opération rendue possible en grande partie grâce aux scandales suscités par nos révélations précédentes. En 2018, l’Union européenne a été contrainte d’adopter une réforme majeure pour lutter contre l’opacité financière, en obligeant ses Etats membres à créer des registres des bénéficiaires effectifs, c’est-à-dire les propriétaires réels des sociétés. Le Luxembourg a été l’un des premiers à mettre en place son registre, fin 2019.
Les exigences de transparence et d’équité fiscale vont de pair. Le travail réalisé par Le Monde à partir de ces données, normalement accessibles uniquement au compte-gouttes, démontre tout l’intérêt de la mise en place de dispositifs publics de transparence et de la garantie d’un libre accès à ces outils. Une telle enquête ne serait pour l’heure pas réalisable dans la plupart des autres paradis fiscaux d’Europe, comme Malte, Chypre ou les Pays-Bas. Ceux-ci ont profité de failles de la directive pour imposer des restrictions à la consultation de leurs registres de bénéficiaires effectifs.
Un système hors-sol
Pour ce qui est du Luxembourg, OpenLux nous a permis de déconstruire le discours policé du Grand-Duché. Le vocable de « centre financier international » cache bien mal un paradis fiscal de très grande ampleur, parmi les cinq premiers de la planète. L’environnement favorable que le pays a installé pour la création de sociétés a favorisé un détournement massif des dispositifs luxembourgeois par des individus et des entreprises qui les exploitent pour payer moins d’impôts, sans s’y installer réellement. Dans ce système hors-sol, ou offshore, près de la moitié des 124 000 sociétés commerciales enregistrées dans le pays sont de pures holdings financières sans ancrage dans l’économie réelle, de simples boîtes à lettres sans bureaux ni salariés. Ces sociétés offshore concentrent 85 % du total des actifs des entreprises du Grand-Duché, soit plus de 6 500 milliards d’euros, selon les révélations d’OpenLux.
Autre enseignement majeur de notre enquête : la mise en lumière des montages des particuliers. OpenLux montre que ceux-ci arrivent à jouer de la concurrence fiscale entre les pays aussi bien que les entreprises. Ce qui incite au moins-disant fiscal entre des Etats européens réduisant, d’année en année, l’imposition du capital. De fait, le débat public ne peut plus être cantonné à la question de l’optimisation fiscale des multinationales. Il s’impose aussi sur un sujet qui n’a jamais été réellement abordé : la régulation de la fiscalité des particuliers, et notamment des grandes fortunes.
Jusqu’à présent, des résistances ont toujours empêché de l’inscrire à l’agenda du G20 et de l’OCDE. Or, si les plus riches parviennent à échapper massivement à l’impôt et évitent de participer à l’effort collectif, au financement des infrastructures publiques, ne devient-il pas nécessaire de s’attaquer à cette forme majeure de séparatisme ? En n’osant pas nommer les choses (un paradis ou une évasion fiscale, une société offshore) on ne s’attaque pas aux questions qui minent nos démocraties. En ne les mesurant pas, en ne les cernant pas, il est tout aussi impossible de décider des bonnes réformes et de les calibrer correctement.
« Nos sociétés ne reposent pas seulement sur la loi. Elles tiennent aussi grâce à un ciment friable : la confiance »
Nos sociétés tiennent grâce à un ciment friable, la confiance. Celle-ci ne peut résister au constat que la grande fortune octroie un avantage supplémentaire à ceux qui en jouissent : la possibilité de s’exonérer de l’intérêt général et des devoirs communs. C’est pourtant ce que décrit cette plongée dans les registres du Luxembourg. Un tout petit nombre d’entreprises ou d’individus se réservent l’accès à l’exact contraire de l’économie ouverte et compétitive qu’ils prônent à longueur de temps : un système fermé et protégé, où ils ont l’assurance de ne pas jouer avec les mêmes règles que leurs concitoyens. Ce monde où les mêmes sont toujours sûrs de gagner peut bien avoir les apparences de la légalité. Il n’en demeure pas moins condamné à perpétuité à l’injustice et aux inégalités.
On pourra toujours continuer à s’inquiéter du complotisme ambiant, s’effrayer du rejet des élites et de la montée des populismes : rien ne sera vraiment crédible tant que persistera cette intuition qu’une infime part de l’humanité s’exonère, en cachette, des charges communes et de l’intérêt général. C’est à toutes ces formes de complaisance qu’il faudra renoncer si l’on veut mettre fin à ces pratiques qui conduisent nos démocraties à leur perte.
Cette prise de conscience est d’autant plus urgente alors que les dettes explosent sous l’effet de la crise sanitaire et que les inégalités se renforcent. La crise économique mondiale engendrée par le Covid-19 rend encore plus impératif le débat sur une harmonisation fiscale dans l’Union européenne. Nul ne devrait pouvoir se soustraire à cet effort public majeur pour sauver nos sociétés.