Marseille : la Cité des arts de la rue repense la création dans l’espace public

Quel avenir pour le théâtre de rue à l’heure du déconfinement ? À Marseille, la Cité des arts de la rue héberge une petite dizaine de structures dédiées à la création artistique dans l’espace public.  Du 27 juin au 4 juillet, un parcours à « 360 degrés » était proposé pour découvrir ce lieu atypique et retrouver le plaisir du spectacle vivant … Un article signé Copélia Mainardi

Métro Gèze, terminus de la ligne 2. Il faut encore attraper le bus 30 pour se rendre à la Cité des arts de la rue, située à six kilomètres environ du centre-ville. Nichée au cœur du quartier des Aygalades dans le 15ème arrondissement de Marseille, ce laboratoire de création et d’expérimentation occupe l’espace d’une ancienne savonnerie. 36.000
mètres carrés où se construisent et s’éprouvent aujourd’hui des spectacles dédiés à l’espace public. Création artistique, construction scénographique, formation, action culturelle, diffusion : c’est toute une chaîne de compétences et de savoir-faire qui se trouve rassemblée dans une dizaine de petites structures autonomes.

Si l’activité artistique a été mise à l’arrêt forcé ces derniers mois, Covid-19 oblige, le lieu a refusé de fermer ses portes. Comme nous l’explique Jean-Sébastien Steil, président de l’association de gestion de la Cité, des distributions alimentaires ont été mises en place tout au long du confinement ; un relais associatif en assurait ensuite la répartition auprès des familles du quartier. Trois numéros de « fanzines pour confiner finement » ont aussi vu le jour, leur caractère à la fois récréatif et pédagogique a permis de pallier le manque d’accès au numérique dont souffraient ici de nombreux enfants.

© Copélia Mainardi

Depuis un mois et demi, les différentes compagnies reprennent progressivement possession du lieu. Bien que les raisons d’inquiétude pour la suite ne manquent pas, elles ont décidé de fêter ces retrouvailles : jusqu’au 4 juillet, la Cité propose une aventure artistique sous forme de parcours déambulatoire. Intitulée « 360° » (le tour complet du lieu), la proposition est décrite comme un « acte collectif de résistance artistique des habitants et complices de la Cité des arts de la rue ». Pour respecter les consignes sanitaires, cinq départs en petits groupes – jauge limitée à quarante personnes – sont prévus tous les soirs.

Célébrer le plaisir des sens

Il fait très chaud en ce début d’été, un soleil de juillet cogne toute la journée sur les charpentes métalliques des hangars. La nuit tombée, un vent bienvenu souffle enfin et allège l’air. Sur le parking poussiéreux, deux comédiens grimés nous accueillent et nous communiquent brièvement les gestes qui encadreront notre traversée.

La sensation prime. Les formes, les sens parlent, avant le fond. On accède d’emblée à une ambiance, un univers qui se découvre. Ravissement des yeux ; morts, les pixels ! Le démarrage dans l’immense hangar qui abrite l’atelier de création de décors Sud Side est tout en puissance : bruit assourdissant, étincelles qui jaillissent entre le disque et le métal, démonstration de la fureur de la machine, force du matériau.

Ancien garage associatif de passionnés de vieilles motos, les ateliers œuvrent aujourd’hui au croisement des pratiques artistiques, mécaniques, et des métiers dits manuels. Leur activité de prestation de services – extrêmement fragilisée par la crise, avec une reprise encore au ralenti – passe par la réponse aux commandes de compagnie. Tout un pan du travail a également trait aux actions culturelles et sociales dans le quartier. « L’idée est de mettre à disposition un savoir-faire artisanal et de montrer comment le détourner au service de la création, que celle-ci passe par le travail du bois, du métal… Nous cherchons à écrire collectivement avec chaque groupe que nous encadrons, puis à construire ensemble », explique Raphaël Joffrin, artiste-constructeur en menuiserie.

Les réalisations sont variées : fabrication de jeux en bois géants avec les publics d’un centre social, sculpture à la Cascade des Aygalades avec les élèves d’un lycée professionnel… Toutes s’inscrivent dans un aménagement de l’espace auquel sont confrontés quotidiennement les publics concernés.

Créer collectivement sur un espace commun

Après cette amorce tonitruante, la visite se poursuit à travers de grands hangars désaffectés, terrain de jeu d’artistes plasticiens qui ont pu donner libre cours à leur imagination. Différentes performances au croisement du théâtre, de la danse et du cirque se succèdent, faisant corps avec un mobilier fait de bric-à-brac ; un trapèze vole au-dessus d’une vieille deux-chevaux, une immense halle accueille un banquet déjanté…

© Benjamin Lengagne pour Générik Vapeur

À l’origine de cette initiative : le collectif Générik Vapeur, une compagnie de théâtre musical de rue qui a passé 22 ans à occuper les anciens abattoirs de Marseille avant de s’installer à la Cité. Pierre Berthelot, directeur et co-fondateur du collectif, analyse l’initiative « 360° » comme une manière d’accueillir à nouveau le public, de se réapproprier l’espace de vie et de travail : « 360°, c’est un élan de générosité de la part des entités qui composent cette grande structure et la font vivre. L’implication collective était le fil conducteur : il fallait que les premiers concernés puissent créer à nouveau dans ce lieu qui leur est cher… Et que la proposition soit gratuite ; nous voulions avant tout partager un espace, plutôt que mettre les spectateurs en condition de réception d’un objet culturel bien identifié ».

Jean-Antoine Bigot, co-fondateur avec Anne Le Batard de la compagnie de danse Ex Nihilo, abonde : « Cette proposition spontanée pour se réapproprier un espace de travail, c’est aussi une occasion de travailler avec ses voisins. Ex Nihilo partage ses locaux avec le collectif Gena mais l’incompatibilité de nos calendriers respectifs nous empêche de véritablement créer ensemble. Nous avons donc décidé de répondre à l’appel de Générik Vapeur par une proposition commune et sommes heureux de ce résultat spontané, malgré le peu de temps qui nous était imparti ».

Effectivement, cette création, qui clôture quatre-vingt minutes de prestation, est un succès. Ex Nihilo revendique un usage nomade des lieux, une manière d’embrasser l’espace en le réadaptant : ici les spectateurs se regroupent autour d’un ring improvisé, où trois danseurs accompagnent des textes lus au micro. Là, un travail de la lumière invitait les spectateurs à prêter plus tôt attention aux arbres en contre-bas, tandis qu’un texte sur fond de musique classique se faisait progressivement entendre, proféré par un lecteur invisible. Un sas de décompression pour calmer l’agitation du banquet, et entrer dans une atmosphère plus contemplative…

Art de rue et art en extérieur, une distinction essentielle

Comment ces acteurs de l’art de rue voient-ils aujourd’hui l’avenir, alors que les autorités sanitaires préconisent le recours aux espaces aérés ? Si les nouvelles injonctions pourraient placer l’art de rue sous le feu des projecteurs, il est aussi à craindre qu’elles soient récupérées par les grandes structures plus institutionnelles, évinçant ceux qui occupent le terrain historiquement.

Pour Pierre Berthelot, il faut opérer une distinction essentielle :« transposer le théâtre en plein air, ce n’est pas faire de l’art de rue, c’est seulement reproduire les conditions d’une salle, à l’extérieur. L’art de rue implique un réinvestissement de l’espace public qui passe aussi par un réinvestissement du public lui-même ; loin d’un rendez-vous fixé en amont par un système d’abonnement ou de billetterie traditionnelle, c’est l’idée de rencontre, plus ou moins improvisée, qui domine ».

Déjà tributaire depuis toujours des intempéries climatiques, l’art de rue se heurte depuis plusieurs années à un contexte social particulièrement entravant. « Le durcissement sécuritaire lié à l’état d’urgence a énormément fragilisé la profession », soupire Pierre Berthelot, qui souhaite rouvrir le débat sur les contraintes de création dans l’espace public, déjà lourdes, et auxquelles viennent désormais s’ajouter les nouveaux impératifs sanitaires. « Il faut qu’un dialogue avec les pouvoirs publics ait lieu dès la rentrée prochaine, au moment de la réouverture des grandes salles, pour que celles-ci ne soient pas les seules à regagner en visibilité. L’enjeu pour notre secteur, c’est de créer des œuvres qui ne soient plus systématiquement reléguées en arrière-plan… »

© Copélia Mainardi

Plusieurs niveaux de stigmatisation

Les stéréotypes ont la peau dure, et la référence à la rue est souvent perçue comme dénigrante. « Nous devons en permanence lutter contre une image de cracheurs de feu saltimbanques qui nous colle à la peau », regrette Pierre Berthelot. L’équilibre à atteindre est délicat : revendiquer un savoir-faire spécifique tout en étant assimilés, acquérir une reconnaissance mais en gardant une autonomie essentielle.

Cette stigmatisation est double, voire triple : elle s’applique aussi à l’image qu’on colle trop souvent à la ville de Marseille… et redouble d’importance quand on lui ajoute l’étiquette « quartiers Nord ». « 360° », c’est une manière de parler de cet ancrage socio-géographique : si arts de rue et action sociale ne sont pas forcément inséparables, pas question pour autant de s’implanter dans un quartier sans en comprendre les particularités.

La création de la Fai-Ar, Formation Supérieure d’Art en Espace Public, qui propose un cursus de deux ans, s’inscrit dans cette volonté de redorer le blason de l’art de rue, la continuité et la transmission que permet l’enseignement assurant une forme de reconnaissance à la Cité. Aujourd’hui, ni l’école ni les compagnies ne se sentent réellement sorties de la crise : elles sont encore dans la survie, le « ici et maintenant », bien loin de l’après. L’annulation et le report de dizaines de spectacles a donné lieu à un gigantesque effet domino, qui nous rappelle la temporalité très spécifique au spectacle vivant : les effets ne sont pas directement perceptibles, et les secousses se répercuteront bien au-delà de la prochaine saison.

Le résultat des élections municipales pourrait-il rebattre les cartes ? Les injonctions du président Macron, qui en mai dernier intimait aux artistes de se « réinventer », ont en tout cas fait rire – et jaune – les concernés.

Texte de  Copélia Mainardi


« 360 degrés » sous le regard de Benjamin Lengagne

Plus de photos collectées par Juliette Lasserre-Mistaudy : c’est par ici …


Un extrait vidéo de 32″ qui n’est pas sans nous rappeler quelques Grains de folie du siècle dernier

Cité des arts de la rue : 360 degrés Allez-y ça fait du bien !

Publiée par Aurélie Masset sur Jeudi 2 juillet 2020


360° à la Cité des arts de la rue

Du lundi 29 juin 2020 au samedi 04 juillet 2020
Cité des Arts de la Rue
225 avenue des Aygalades 13015 Marseille

Les habitants des Aygalades et les artistes de Générik Vapeur créent un acte pur collectif pour un retour en vie et en résistance pour la culture. Pour cette urgence artistique qui rend le spectacle indispensable à nos émotions et à notre santé.
Une résistance artistique des habitants et des complices de La Cité Des Arts De La Rue à Marseille. Générik Vapeur a lancé l’idée, c’est parti pour des propositions folles, imaginatives, créatives et chaleureuses. Comédiens et engins se mêlent pour des émotions fortes et en spectacle vivant, sans écrans et ça c’est la vie !

Rendez-vous chaque soir à La Cité des arts de la rue

Par petit groupe, en raison des mesures sanitaires, laissez-vous guider au fil des propositions : théâtre, danse, musique… plaisirs pur jus à La Cité des arts de la rue. Du 29 au 30 juin à 21h30, puis du 1er au 4 juillet à 21h30. Réservation obligatoire, et jauge limitée à 40 personnes par créneau, sur www.lieuxpublics.com