Barbara Stiegler : une société détruite au nom de la distanciation ?

La pandémie de Covid-19 est  « une des conséquences effroyables de la crise écologique » causée par notre système de capitalisme mondialisé, estime Barbara Stiegler, professeur de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne. Pour l’auteure de « Il faut s’adapter » (Gallimard, 2019), le confinement et la gestion de la crise qui en découlent sont un laboratoire qui peut permettre au néolibéralisme de se renforcer …

Ce modèle, à ne pas confondre avec l’ultralibéralisme, prône un État fort, s’appuyant sur des experts, et sommant les citoyens de « s’adapter » au capitalisme numérique et à un « monde d’après » qui pourrait être moins démocratique, prévient cette spécialiste des questions de santé. Figure engagée dans le mouvement social, elle appelle à lutter pour changer de modèle.

« Cette société risque d’être détruite au nom de la distanciation »

Un entretien réalisé p dans Rue89 Bordeaux.

Rue89 Bordeaux : Dans des entretiens récents, dont l’un intitulé « la crise sanitaire est un pur produit du néolibéralisme », vous faites le lien entre les politiques menées depuis la fin des années 1970 dans de nombreux pays et l’épidémie de Covid-19. Pouvez-vous nous préciser pourquoi ?

Barbara Stiegler : D’abord, je tiens à préciser que je n’ai jamais déclaré que cette crise était un « pur produit du néolibéralisme ». La crise sanitaire a lieu un peu partout dans le monde et touche des pays qui ne sont pas néolibéraux. De plus, toute crise est toujours le résultat « impur » de plusieurs causes, et c’est évidemment le cas ici. En revanche, l’épidémie a bien été aggravée dans certains pays, et notamment en France, par la gestion néolibérale des politiques publiques, en vigueur depuis des décennies et accélérée dans tous les domaines par le pouvoir en place.

Pour bien le comprendre, il faut rappeler que le néolibéralisme émerge dans les années 1930 suite à la crise de 29, avec l’idée qu’il faudrait inventer de nouvelles politiques publiques pour éviter les effets du capitalisme débridé. Le néolibéralisme n’est pas un synonyme du capitalisme (qui est un mode de production) et il ne faut pas non le confondre avec l’ultra-libéralisme (qui est un autre mode de gouvernement, caractérisé par le laisser faire). Il se définit par un État fort qui, au lieu de « laisser faire », se transforme pour construire le marché et pour servir les intérêts d’un capitalisme mondialisé, grâce à la puissance du droit, des règles et des normes, mais aussi grâce à la redéfinition des politiques publiques.

Ne pas comprendre cela, c’est croire que, dès que l’État revient dans le jeu, nous serions en train de sortir du néolibéralisme, confusion qui joue à plein en ce moment dans le débat public sur le « monde d’après ». Mais c’est ne pas connaître l’histoire du néolibéralisme, qui a justement émergé en temps de crise, et en revendiquant à la fois le retour de l’Etat et sa mutation, à travers des politiques publiques de plus en plus invasives dans le domaine de l’éducation, de l’action sociale et de la santé. Car l’enjeu pour lui, c’est d’« adapter » des populations jugées inaptes au marché et à la mondialisation.

Comment ?

Dans la ligne du darwinisme social, ce courant idéologique fait le constat que l’espèce humaine est mal adaptée aux exigences de la mondialisation, et qu’il faut la transformer, en lui donnant des compétences par le biais de grandes politiques éducatives, et en augmentant ses capacités grâce à d’ambitieuses politiques de santé.

« On a dépouillé les recherches sur les coronavirus et les zoonoses, jugées peu rentables »

Pour répondre à votre question sur la pandémie, la gestion publique du système sanitaire n’a absolument pas abandonné l’hôpital comme on le dit souvent. Elle a bien plutôt polarisé ses efforts sur l’innovation biotechnologique, avec tout un récit sur l’amélioration des performances de l’espèce humaine allant dans le sens d’une vision transhumaniste de l’avenir, ce qui l’a automatiquement conduite à délaisser les activités de soin courant, jugées dépassées et archaïques. Ces dernières et ceux qui les exercent se sont trouvés de plus en plus dévalorisés et méprisés, souffrant dans leur chair d’une situation permanente de pénurie, tant en personnel qu’en matériel.La biotechnologie s’est également imposée comme l’alpha et l’oméga dans le monde de la recherche, tandis qu’on sous-finançait non seulement le soin, mais aussi les travaux sur les causes environnementales et sociales de nos maladies. C’est ainsi par exemple qu’on a dépouillé les recherches sur les coronavirus et les zoonoses (maladies transmissibles des animaux aux hommes, NDLR), car elles étaient jugées peu rentables en termes d’innovation. Et c’est de cette manière aussi que la véritable recherche en santé publique, celle qui s’intéresse aux déterminants sociaux et environnementaux de la santé, n’a jamais reçu les moyens qu’on aurait dû lui donner.

(© Jean-Michel Becognee)

Le Covid-19, probablement issu d’une chauve-souris, mais dont on méconnait la chaîne de transmission aux humains, illustre-t-il cette défaillance ?

Si nous ignorons pour partie les causes de cette maladie, nous savons quand même une chose, c’est qu’elle fait probablement partie de ces maladies émergentes qui prolifèrent depuis des décennies du fait de la dégradation des environnements (NDLR : en détruisant l’habitat naturel des chauve-souris, celles-ci vivent plus près des hommes, et peuvent leur transmettre les virus directement ou via d’autres espèces – le SRAS par  la civette, le Covid-19 par le pangolin, même si ces hypothèse sont encore incertaines).

Des peuples tenus à distance du savoir

On peut donc affirmer, sans trop de risque de se tromper, que cette crise sanitaire est une des conséquences effroyables de la crise écologique. Mais cela n’empêche pas la fuite en avant qui continue sous nos yeux, et la concentration des moyens dans l’innovation numérique, dans la chimie ou la biotechnologie, tandis qu’on délaisse l’enquête sur les origines écologiques de la crise, en même temps que l’investissement dans les soins courants, qui réclament à la fois du matériel de première nécessité et une véritable politique de recrutement du personnel soignant.

Le président de la République revendique des décisions contre l’épidémie éclairées par son conseil scientifique. Or le gouvernement des experts est un des fondements du néolibéralisme tel que pensé par Walter Lippmann dans les années 30. Qu’en reste-t-il ?

Une version caricaturale de l’alliance entre les experts et les leaders qui s’impose à la population. Quand elle a été théorisée, l’idée était que la démocratie devait être minimale, conduite par des dirigeants, sans faire confiance au demos, considéré comme une masse aveugle et ignorante qui n’a pas les moyens de comprendre la société complexe dans laquelle il vit, a fortiori dans le contexte de la mondialisation.

L’idée qui s’est imposée, c’est que les peuples devaient donc être dirigés par le haut et tenus à distance du savoir, et vu la complexité des problèmes, que les dirigeants ne pouvaient gouverner que s’ils étaient assistés d’experts. De là a découlé une vision complètement verticale du pouvoir, ayant tendance à infantiliser la population. Il fallait discipliner celle-ci et obtenir ce qu’on appelle aujourd’hui « l’acceptabilité sociale » de telle mesure ou de telle innovation par d’importantes politiques de communication, et au passage avec l’aide complice des chercheurs « en sciences humaines et sociales », chargés de trouver les bons éléments de langage.

Or, sur le plan démocratique, ce modèle pose un grave problème car en réalité les gens qui nous gouvernent ne sont pas nos dirigeants ou nos  « leaders », mais nos représentants élus, censés représenter la volonté générale. Dans les circonstances actuelles, la tension classique entre le gouvernement et la représentation nationale, qui était déjà mise à mal dans notre démocratie (avec la teneur monarchique de la Ve République, puis l’inversion du calendrier électoral), est tout simplement annulée, puisqu’en cette période d’état d’urgence sanitaire, le Parlement est réduit à l’impuissance.

On a donc souvent l’impression qu’un homme dirige tout seul, qu’il décrète des dates et des mesures que ses ministres découvrent dans ses discours, et que tantôt il s’appuie sur l’expertise de spécialistes qu’il a lui-même choisis, tantôt il la contourne (comme dans le cas du retour des élèves en classe, que le conseil scientifique préconisait de repousser au mois de septembre, NDLR). C’est une vision complètement déviante de la démocratie, encouragée par la conception néolibérale que nos gouvernants se font du pouvoir et qui va chercher à se renforcer dans le contexte des crises et des catastrophes récurrentes qui ne manqueront pas de se multiplier si nous ne changeons pas de modèle.

Contrôle des attestations sur les quais de Bordeaux (SB/Rue89 Bordeaux)

En quoi cela affecte selon vous la confiance des citoyens, choqués par la gestion des stocks de masques ou interpellé par le débat sur l’efficacité de la chloroquine ? 

Il y aurait beaucoup à dire sur les déclarations intempestives du professeur Raoult et je comprends les critiques dont il est l’objet. Mais ce qui m’intéresse à la faveur de cette crise, c’est qu’elle illustre la défiance parfaitement légitime qui est en train de s’installer vis-à-vis de la science, car cette dernière souffre de réelles collusions avec les intérêts économiques à courte vue, et par exemple avec ceux des laboratoires pharmaceutiques.

Or, c’est un problème plus général, qui affecte toute la science et le crédit de l’expertise : un peu partout dans le monde, la recherche est muselée par des directions administratives et managériales de plus en plus autoritaires, qui conditionnent les financements des travaux à leur valeur sur le marché, à la possibilité de pouvoir les monnayer ensuite. Pour pouvoir chercher, il faut d’abord chercher les moyens de « vendre » sa recherche.

L’arrivée du VIH a permis aux collectifs de patients de constituer un contre-pouvoir

On peut donc comprendre que la population se méfie, qu’elle ait envie de participer à la science et de la contrôler, et qu’elle veuille s’inviter dans le processus qui produit du savoir. On ne peut que le saluer, même si cela favorise, faute d’espaces de savoir réellement ouverts aux publics, des confrontations sauvages et anarchiques. Cette co-construction des savoirs par les institutions d’éducation et de recherche est justement ce que prônait dans les années 1930 la philosophie pragmatiste de John Dewey, pour s’opposer au nouveau libéralisme de Lippmann et à son gouvernement des experts. Force est de constater que rien n’est fait pour la favoriser par les pouvoirs publics, qui préfèrent au contraire insister sans relâche sur l’infinie distance entre l’expert et le citoyen.

C’est aussi cette vision qui était défendue par les mouvements de malades du sida comme Act Up, qui sont parvenus à apporter leur propre expertise dans les orientations politiques. Pourrait-on voir un phénomène similaire autour du Covid-19 ? 

L’arrivée du VIH est en effet une date charnière, créant une sorte de rupture dans l’histoire de nos systèmes sanitaires. Elle a partiellement mis en échec le magistère de la médecine et permis aux patients et aux collectifs de constituer un contre-pouvoir et de s’imposer dans le champ de la santé. Cette véritable lutte a fini par porter ses fruits avec l’inscription, dans le marbre de la loi, de la « démocratie sanitaire » en 2002, avec la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de soins. Il faut espérer que la crise sanitaire actuelle permette aux publics des patients et des soignants, qui sont en première ligne mais n’ont pas souvent voix au chapitre, de s’imposer.

Vision darwinienne

Mais il serait très naïf de croire que cela se fera tout seul. Cela n’arrivera pas si nous ne nous mobilisons pas comme cela s’est fait dans les années sida. Les décideurs ne lâcheront pas leur pouvoir spontanément. Les réformes néolibérales qui ont sapé les fondations de l’hôpital sont en train de détruire la recherche, avec notamment la LPPR (loi de programmation pluriannuelle de la recherche), portée par ce gouvernement et qui doit être votée à l’automne, ayant pour ambition d’imposer à tous les chercheurs le principe d’une mise en compétition mondialisée, une « loi darwinienne et inégalitaire » célébrée en novembre dernier par le PDG du CNRS parce qu’elle permettrait d’éliminer les inaptes et de récompenser les plus aptes.

C’est cette vision soi-disant « darwinienne », annoncée dans les années 2000 par la Stratégie de Lisbonne, qui a conduit à dépouiller la recherche sur les crises que traversent nos sociétés pour renforcer les innovations biotechnologiques, qui de leur côté ont contribué le plus souvent, sinon à détruire notre monde, du moins à s’adapter à sa destruction. Il faut que vos lecteurs sachent que cette loi, que le président Macron et la ministre Frédérique Vidal présentent dans les médias comme une loi de financement de la recherche, programme au contraire sa destruction et sa mise au pas par de grandes agences au service du marché et de ses intérêts.

C’est un des ressorts bien connus de ce pouvoir : on parle du Conseil National de la Résistance quand on détruit son héritage, de liberté ou d’autonomie quand on nous met au pas, d’égalité des chances quand on institue les inégalités et de financement quand on instaure la pénurie, la rareté des ressources et la mise en compétition de tous contre chacun.

Dans la métropole bordelaise, plusieurs mouvements et personnalités de gauche se mobilisent contre la fermeture de l’hôpital militaire Robert Picqué, qui doit fusionner avec la Fondation Bagatelle. Qu’en pensez-vous ?

Dans les politiques publiques menées depuis des décennies par l’État, ce qui préside c’est désormais toujours le même principe de concentration et de constitution de pôles surdimensionnés, au nom d’une pseudo « rationalisation ». On le voit en particulier à l’hôpital. Un des motifs de la crise des Gilets jaunes a été l’abandon de petites structures hospitalières, leur regroupement concentrant les moyens dans les métropoles et créant de plus en plus de déserts médicaux.

La création des grandes universités, avec le terme de fusion qui vient du monde des affaires, pose elle aussi d’énormes problèmes car ces grands ensembles ne sont plus à taille humaine et ne fonctionnent pas de manière démocratique. C’est une des raisons pour lesquelles l’Université Bordeaux Montaigne n’a pas souhaité entrer dans l’université de Bordeaux.

Ce qui se prépare, c’est le basculement potentiellement irréversible de l’université dans le télétravail et le « e-learning »

Or je vois qu’on profite aujourd’hui de la crise sanitaire, partout en France, pour désactiver le fonctionnement démocratique de l’université, acté par la loi Faure, et qui tentait de survivre ici et là. Exactement comme au niveau national où un seul homme décide désormais de tout, on oublie qu’un président d’université n’est qu’un représentant élu par le corps électoral, composé du personnel et des étudiants, et que son pouvoir doit être contrôlé par une démocratie plus directe, celle qui permet de construire pas à pas quelque chose comme une volonté générale.

Avec le confinement, la « distanciation » et le basculement dans le numérique tout est piloté par en haut, et nous avons très peur que ces mauvaises habitudes se pérennisent et qu’on ait le plus grand mal à revenir un jour à des pratiques démocratiques. Alors qu’il décidait d’envoyer tous les enfants de France à l’école dès le 11 mai, le Président Macron a décrété de manière tout aussi autoritaire la fermeture complète de toutes les universités, et les présidents et leurs équipes semblent appliquer de manière très stricte cette décision arbitraire, nous expropriant de notre vie collective au travail et de nos capacités de contester les décisions prises en haut lieu par une réflexion critique sur ce qui nous arrive.

Ce qui se prépare, dans ce contexte, c’est le basculement potentiellement irréversible de l’université dans le télétravail et de ses missions d’enseignement dans le « e-learning », préludant à une automatisation de nos métiers, à l’explosion des inégalités entre étudiants et à l’abandon de l’université aux intérêts du capitalisme numérique. Le tout, dans l’indifférence générale.

Accueil des patients au drive piéton (FH/Rue89 Bordeaux)

Le confinement et la lutte contre la pandémie sont-ils selon vous un laboratoire des pratiques possibles de biocontrôle, à l’image du débat sur l’application StopCovid ?

On a beaucoup parlé du tracking des malades, qui se heurte heureusement aux inquiétudes de la société civile concernant le respect des libertés publiques. Je m’en réjouis mais il ne faut pas que cela dissimule d’autres dangers pesant sur la liberté en général, non seulement individuelle mais aussi collective. J’en vois trois. D’abord, et comme je le disais à l’instant, le fonctionnement démocratique qu’on a réussi à conquérir dans certains espaces de travail se heurte à une vision de plus en plus verticale des choses, qui menace notre liberté au travail et nos capacités d’élaborer collectivement une pensée critique.

« Tuer toute politisation de la jeunesse »

Ensuite, l’e-learning expérimenté massivement pendant le confinement pourrait être une façon de faire basculer également dans ce sens le collège et le lycée, avec tous les risques que cela comporte pour la santé mentale et physique des élèves. Comme à l’université, c’est l’enseignement des sciences de la vie et de la santé qui donne le ton. En faculté de médecine, il faut savoir qu’il n’y a que très peu de cours au sens traditionnel du terme. Ce qui domine, ce sont les supports numériques ou audiovisuels, qui n’ont rien à voir avec de l’enseignement, et une automatisation de la transmission des données et de l’évaluation. Beaucoup d’étudiants en médecine souffrent de cette destruction de l’enseignement, qui conduit à liquider toute forme de pensée dans le soin, et à automatiser les conduites des soignants par des QCM, des algorithmes et des arbres de décision. Mais aussi par des normes, des procédures et des process de traitement de données.

Or enseigner, comme soigner, implique une relation en chair et en os, où l’enseignant est affecté en retour par ce qu’il transmet et par ceux à qui il s’adresse, et c’est pour cela qu’aucun enseignant ne peut être remplacé par une machine. La crise sanitaire, en offrant ce laboratoire au « virage numérique » qu’avaient d’ailleurs déjà prévus les grands « plans de continuité » est une menace non seulement pour la survie de nos métiers d’éducation et de santé, mais aussi pour la survie d’une pensée critique et d’une véritable intelligence collective, impliquant tous les citoyens.

Enfin, la e-santé n’attendait elle aussi que cette crise pour prospérer, alors que, comme pour l’enseignement, on ne peut soigner que si l’on est affecté soi-même en retour. L’innovation sur le numérique et les data risque, à la faveur de la pandémie, de reprendre sa position hégémonique au détriment du soin et du respect des libertés. En acceptant cette économie des data et la numérisation de nos métiers, soignants, soignants, chercheurs et enseignants sont en train de creuser leur propre tombe. Il y a là un véritable effet d’aubaine pour le pouvoir en place. Gestionnaire de plateformes numériques et de données automatisables, nous n’aurions plus besoin d’être recrutés en nombre.

Je ne crois pas qu’on puisse faire l’économie de la lutte

Le second effet d’aubaine, c’est que cela permettrait de tuer toute forme de politisation de la jeunesse et de mobilisation sociale dans les universités, les mouvements étudiants ayant toujours représenté une menace pour les pouvoirs en place. On comprend mieux dès lors l’oukaze présidentielle, très inquiets en apparence pour les « décrocheurs » de l’enseignement primaire et secondaire, et complètement indifférents au même moment à tous les étudiants qui sont en train de dévisser dans l’enseignement supérieur. Car le pouvoir en place a tout intérêt, en effet, à fermer les universités le plus longtemps possible et à progressivement les dissoudre dans l’atomisation numérique.

Vous appelez donc à la résistance. De quelle façon ?

Je ne crois pas qu’on puisse faire l’économie de la lutte ou du combat, avec toute la charge négative qu’impliquent de tels termes, n’en déplaise à l’esprit du temps, si attaché à une approche uniquement « positive » et « bienveillante » des problèmes. La lutte ne pourra pas se contenter des discussions policées dans les assemblées, même si ces dernières sont très importantes. Pas plus qu’elle ne pourra se contenter du travail médiatique de tribune, d’analyse et de débat, même si lui aussi est indispensable. Il faudra nécessairement inventer de nouvelles formes de confrontation, comme l’a compris le mouvement social multiforme qui a agité la France depuis un an et demi, depuis le premier acte des Gilets jaunes.

A la lumière de ces enjeux, je suis choquée par la reprise systématique de l’expression de « distanciation sociale », qui trahit quelque chose du désir de nos dirigeants et chroniqueurs, qui répètent en boucle, avec une sorte de satisfaction, qu’il faudra « s’habituer à vivre comme les Asiatiques ». Dans leurs fantasmes, cela veut dire : de manière docile, séparés les uns des autres, en portant des masques et en ne manifestant plus jamais dans l’espace public. C’est évidemment un cliché puisqu’on peut voir, à Hong Kong par exemple, qu’en Asie aussi les citoyens manifestent, mais cela illustre un certain fantasme des classes dirigeantes, celui d’un basculement dans une société disciplinée, sans rassemblement et à distance les uns des autres.

Pour l’instant, beaucoup de partis de gauche et de syndicats ne semblent pas avoir du tout identifié ce danger. Au nom de la défense de la santé contre « l’économie », certains en appellent à un confinement illimité, ouvrant sans même en avoir conscience un véritable boulevard au capitalisme numérique et au e-learning, et abandonnant au néolibéralisme et à toutes les forces de droite le soin d’organiser la sortie comme ils l’entendent (par exemple en imposant ce qu’ils jugent « essentiel » ou « inessentiel ») et avec elle, la suite de nos vies avec le virus.
Pour moi, aujourd’hui, l’un des premiers enjeux de nos luttes doit être de reconstituer notre vie sociale, la possibilité de nous assembler, d’enseigner et de délibérer et, plus généralement, de reprendre possession de nos collectifs de travail. Bref, cette société que le néolibéralisme a toujours redoutée comme « ingouvernable » et qui risque d’être détruite au nom de la « distanciation ». Sans quoi, tous les autres combats seront perdus d’avance.

Un entretien r dans Rue89 Bordeaux.


Afin de mieux connaître Barbara Stiegler …


Dans ce monde néolibéral où nous serions toujours en retard, il faudrait « s’adapter »… Analyse d’un courant de pensée né de la société industrielle, avec la philosophe Barbara Stiegler.
Une émission diffusée le 21 février 2019


Barbara Stiegler : « Le biologisme en politique perdure alors que c’est en réalité un tabou »

Barbara Stiegler, professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux-Montaigne, est l’invitée de France Inter, dimanche 5 mai 2019 pour son livre « Il faut s’adapter » : sur un nouvel impératif politique paru chez Gallimard.


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