Les ravages de l’Ubérisation selon Ken Loach …

« Vous ne travaillez pas pour nous mais avec nous. » Ce sont les mots utilisés pour accueillir Ricky dans l’entreprise de transport qu’il sollicite afin de sortir définitivement sa famille de leur situation précaire … Le dernier film du Britannique Ken Loach intulé « Sorry we missed you« , dissèque de manière réaliste l’engrenage économique récent qu’est l’Ubérisation …  On en sort secoué !

La Bande Annonce de « Sorry we missed you » (Festival de Cannes 2019).Une vidéo de 2’07 »

Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille…


Ken Loach : « Plus besoin d’un patron pour exploiter les gens, la technologie s’en charge »

Le nouveau film de Ken Loach, « Sorry We Missed You », aborde les ravages de l’ubérisation et de la sous-traitance. L’occasion de rencontrer un cinéaste au regard toujours aussi acéré.

Entre une émission de télévision et la présentation d’une avant-première de son nouveau film, « Sorry We Missed You », avec des livreurs de Deliveroo, Ken Loach nous a, comme c’est devenu une habitude, accordé de son temps. Même lorsque, retardé par une manifestation, il se confond en excuses, le cinéaste britannique dégage une étonnante quiétude. Pourtant, à 83 ans, le double lauréat de la palme d’or n’a rien perdu de son regard acéré sur le combat quotidien de la classe ouvrière pour garder la tête hors de l’eau. Rencontre avec un cinéaste humble et généreux.

À la lueur de votre film, que vous inspire le slogan popularisé par Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » ?

C’est la propagande classique des patrons et des représentants politiques des grandes entreprises pour persuader les travailleurs de se laisser exploiter. Ils s’en servent pour convaincre les gens que le mouvement d’un travail sécurisé, avec une journée de 8 heures et 35 ou 40 heures par semaine, vers les emplois précaires est un progrès. Ils utilisent donc un langage. Ils affirment que le droit du travail n’est pas indispensable, qu’être son soi-disant patron est bien, avec des expressions comme « être maître de son destin ». C’est absurde.

Mais ils essaient de faire progresser cette culture entrepreneuriale. Il faut être un vainqueur et pas un perdant. Leur discours est une escroquerie parce qu’ils savent que, pour qu’ils soient compétitifs, le travail doit être moins cher. Les autoentrepreneurs sont en concurrence avec les grosses entreprises pour fabriquer des biens ou offrir des services. Pour y parvenir, on doit exploiter davantage les travailleurs, les faire travailler plus en les payant moins. C’est inhérent au système. Ces gens mentent. Ils ne peuvent pas être assez stupides pour ne pas se rendre compte de leurs mensonges.

Uber a 10 ans. Comment toutes les compagnies de ce type parviennent-elles à profiter des travailleurs ?

Elles utilisent juste les nouvelles technologies. Les grandes entreprises s’en sont emparées pour encourager l’exploitation. Ils contrôlent les chauffeurs livreurs, comme Ricky (le héros de « Sorry We Missed You » – NDLR), avec un appareil électronique qui indique où ils sont, ce qu’ils font, s’ils ont livré en temps et en heure chaque personne. Ils n’ont pas besoin d’un patron de la vieille école pour leur dire de travailler dur. L’appareil – son pouvoir de contrôle – fait le boulot à sa place. Ces nouvelles technologies devraient profiter à tout le monde. Mais elles ne sont pas utilisées dans ce but.

Abby, la femme de Ricky, est aide-soignante et travaille pour une agence sous-traitante. Dans quelle mesure cette précarisation du travail s’est-elle imposée dans le quotidien des Britanniques ?

Il est habituel pour le personnel de santé, majoritairement employé par des agences. Les agences gagnent les contrats de sous-traitance parce qu’elles ne sont pas chères. Le gouvernement a réduit de 40 % à 50 % les fonds destinés aux municipalités dans ce domaine depuis 10 ans. Pour maintenir les services à la personne, celles-ci doivent trouver des agences vraiment peu onéreuses. Avant cela, ces travailleurs étaient directement employés par les municipalités avec un contrat de 8 heures par jour, cinq ou six jours par semaine et payés régulièrement. Aujourd’hui, les agences ne paient que lorsque les travailleurs sont dans les maisons des patients. Mais la plupart de ces femmes se déplacent avec les transports en commun. Elles passent une heure pour aller chez leur patient. Et elles ne sont payées que pour les 20 minutes qui leur sont allouées pour s’en occuper. Cela coûte moins cher aux municipalités. Mais le personnel de santé en pâtit.

Ces coupes gouvernementales ont des conséquences sur tout le secteur de la santé. Il n’est pas soutenu par le gouvernement, qui veut pousser les gens vers un modèle américain d’assurance privée. Depuis 10 ans, deux tiers des nouveaux emplois de ce secteur sont devenus précaires.

Que signifie la séquence où l’une des vieilles patientes d’Abby, une ancienne militante syndicale, lui montre des photos de ses années de luttes ?

C’est à propos de la mémoire d’une période où les gens étaient forts. Ils avaient de bons boulots, les syndicats étaient puissants. C’est une manière de dire au public : « Vous avez eu cette force une fois, il faut la retrouver, redécouvrir cette puissance que vous aviez par le passé pour faire des changements. »

Oui, mais cette femme est incontinente, abandonnée par sa famille comme si cette frange de la gauche avait perdu la bataille des idées…

Elle a perdu la bataille des idées ! Ce n’est pas surprenant. La droite contrôle les médias et les entreprises de communication. Le défi implicite est de retrouver ces idées, de se rappeler comme elles étaient fortes, les conquêtes qu’elles ont permises : le droit du travail, la journée de 8 heures, la semaine de 40 heures, les congés payés, les congés maladie. L’idée du capitalisme est très forte. Mais les structures du capitalisme sont très fragiles. Chaque semaine, une entreprise s’effondre, comme cette grande compagnie de voyages (Thomas Cook – NDLR). Le capitalisme impose son modèle très destructeur aux classes populaires, mais cette situation n’est pas figée.

Pourquoi alors est-ce si difficile de sortir de ce système ?

Les dettes. Les gens s’endettent. C’est comme parier. Quand vous gagnez de l’argent, vous restez. Mais si vous avez un accident, et que vous vous endettez, vous devez continuer à travailler deux fois plus dur pour rembourser. Si vous avez un problème de santé, vous êtes comme Ricky emprisonné dans votre van. Quelqu’un nous a raconté une histoire très triste à ce propos. Celle de Don Lane, un cinquantenaire diabétique qui faisait des petits boulots. Il a pris sa journée pour aller à un rendez-vous à l’hôpital. Même s’il était soi-disant à son compte, la compagnie l’a sanctionné. À cause de ses difficultés financières, il n’est pas allé au rendez-vous suivant. Il s’est effondré au travail, victime d’une crise cardiaque à 53 ans. Sa femme, une charmante dame, se bat pour essayer d’obtenir des compensations de la compagnie.

La conscience et la fierté d’appartenir à la classe ouvrière semblent avoir disparu de ce film…

Abby et la vieille dame ont cette fierté.

Mais les enfants semblent moins les avoir…

Le système travaille contre cela, essaie de détruire ce sentiment d’appartenance. La propagande pour la culture entrepreneuriale est partout avec ces programmes télévisés creux, comme « The Apprentice » (une émission de téléréalité où un patron offre au vainqueur de l’argent pour monter sa propre entreprise, et dont Trump a présenté la version américaine – NDLR). La gauche doit se réaffirmer en réclamant des logements et des emplois sûrs et durables. C’est en commençant par ces demandes qu’on retrouvera de la fierté.

Que vous inspire le Brexit ?

C’est un bazar sans nom provoqué par la droite, qui n’arrive pas à trouver d’issue. Il est né d’un conflit entre deux pans de la droite. Les entreprises veulent rester dans l’Union européenne pour le marché. L’extrême droite veut une économie dérégulée hors de l’Union européenne avec des bas salaires, peu de taxes, des investissements facilités, source d’immenses profits. Une bonne partie des gens ont voté en faveur du Brexit parce qu’ils étaient mécontents de la manière dont les choses se passaient. Ils ont rejeté la faute sur l’Europe.

C’est le chaos et j’ignore ce qu’il va se passer. Mais le grand problème de notre pays est d’abord le travail précaire, le démantèlement des services de santé, le problème du logement, l’état dramatique des transports publics, le manque d’investissements dans des régions comme le Nord-Est où nous avons tourné. Ces problèmes sont bien plus importants que le Brexit. Ils existent alors que nous sommes dans l’Union et existeront une fois que nous l’aurons quittée.

Entretien réalisé par Michaël Melinard