Le Train de La Mano Negra traverse la Colombie

Du 15 novembre au 31 décembre 1993, avec ses 18 wagons d’artistes, bidouilleurs, musiciens et comédiens, « El Expreso del hielo » promène la fête de Bogota à Santa Marta en passant par Aracataca, le village natal de Gabriel Garcia Marquez. Dans le prolongement et l’esprit de l’opération Cargo 92 de Royal de Luxe, Manu Chao et ses potes offrent des spectacles gratuits dans les gares, provoquant l’émerveillement de dizaines de milliers de Colombiennes et Colombiens  …

Un reportage de 3′ 05″ diffusé par France 2 dans Le Journal de 20H
30 déc. 1993 / Source INA  à voir par ici

https://www.ina.fr/video/CAB93085627/train-de-colombie-video.html


Après la tournée Cargo Tour 92 , « El Expreso del Hielo «  constitue un nouveau pari impossible. D’emblée, l’expédition est jugée risquée car la voie ferrée qui longe le Magdalena traverse des terres aux mains des guérillas, des paramilitaires et des narcotrafiquants. Une centaine de saltimbanques est au départ de l’expédition : La Mano Negra , mais aussi French Lover’s , les musiciens brésiliens Garrincha et Sorriso , des trapézistes , des anciens du Royal De Luxe , un dragon cracheur de feu … Ils ont quitté Santa Marta , direction le Pérou de Quesada , à bord du train spectacle : 4 wagons pour le personnel, 1 pour le musée de la Glace et du Feu , 1 pour Roberto , le dragon qui crache le feu , 2 pour la scène de concert , 1 pour le Yeti qui allume la glace , pour le sponsor , pour la radio , pour les tatoueurs , etc …

Ce qu’en écrit Ramón Chao, le père de Manu …

Ramón Chao collabore au supplément littéraire du journal Le Monde.  Il  est invité par les organisateurs pour les accompagner et écrire le carnet de route de la curieuse expédition . Son livre , « Un train de glace et de feu », est paru en 1994 aux éditions de La Différence . C’est une chronique qui suit une progression dramatique et se lit comme un roman

Ramón Chao
ISBN : 2742705813 / Éditeur : Actes Sud

Et, ce qu’il en dit …

Lors d’une séance de dédicaces de son livre, Ramón Chao livre savoureusement des détails de l’expédition .  Une vidéo de 15’47 » (en espagnol sous titrée en anglais).

Dans ce train fait de bric et de broc , les artistes se proposaient de réhabiliter les trains de passagers , pratiquement inexistants dans ce pays . A chaque étape , ils offrent des spectacles gratuits dans les gares , provoquant l’ émerveillement de dizaines de milliers de personnes . Tout au long des sept étapes les péripéties se succèdent et ne se ressemblent pas : promiscuité , déraillements , séances de tatouages , maladies , accueil chaleureux dans les villages , séjour magique à Aracataca , réactions après la mort d’Escobar .. Mais la progression est lente . Les difficultés nombreuses . La drôle de troupe est peu à peu gagnée par le découragement . Certains abandonnent , mais ceux qui sont de la race des explorateurs ne vacillent pas . Ils parviennent au bout de leur folie à la veille de Noël . Manu Chao , devenu clandestino , dira quelques années plus tard à un journal colombien : « C’est une des plus belles aventure de ma vie . Quelque chose de la Mano Negra est mort en Colombie . » En effet , même si cette aventure a débouché sur l’album Casa Babylon , elle a également scellé la dissolution de la Mano Negra …


Manu Chao raconte l’aventure à Charlie Gillet

Une vidéo de 3’36 » (en anglais).


« Rosa mayor »par Manu Chao et Les French Lovers à bord de l’ « Expreso del hielo »

Une vidéo en live de 2’50 »


Lire aussi « Colombie: le convoi des saltimbanques »

Par Erikson Franck, publié dans L’Express du

Dix-huit wagons pleins de comédiens, c’est El Expreso del hielo, qui promène la fête de Bogota à Santa Marta. Récit d’une équipée à hauts risques.

A Gamarra, les moustiques attendent aussi nombreux que les Colombiens. Coincé entre la sierra Nevada et le rio Magdalena, à 600 kilomètres au nord de Bogota, ce pueblo guette l’arrivée d’El Expreso del hielo (l’Express de glace). Quelques heures avant d’entendre le sifflet de la locomotive Diesel, la gare – une lugubre bâtisse de béton – a tenté de se refaire une beauté, en s’habillant précipitamment de peinture jaune. Deux ans, cinq, dix peut-être : personne ne se souvient quand le dernier train de voyageurs s’est arrêté ici. Mais celui-là vaut vraiment le déplacement. Un convoi bariolé, chargé de machines miraculeuses et de saltimbanques. A chaque étape, il dévoile ses merveilles – un dragon cracheur de feu, un mur de glace… – devant une foule de paysans ébahis. Les 18 wagons ont d’abord dévalé, en trente-six heures, les 1 000 kilomètres de voie unique qui relient Bogota (2 600 mètres d’altitude) à Santa Marta.
Des iguanes, des singes hurleurs et des humains sidérés ont bien cru que les gitans de «Cent Ans de solitude» étaient revenus. Aracataca, le village natal de Gabriel Garcia Marquez, fier de son prix Nobel, fut d’ailleurs la première des six haltes du retour, qui s’achèvera le 31 décembre à la Sabana, la gare de Bogota. Si la santé et le moral des troupes résistent aux embûches matérielles et financières. Chaque kilomètre parcouru sous un soleil de plomb, chaque spectacle monté dans des conditions précaires prend des allures d’épopée. Pas d’eau potable, un wagon-citerne en guise de douche, des couchettes sordides, un groupe électrogène poussif, un bar miteux: l’Expreso del hielo n’est pas l’Orient-Express. Certains de ses passagers rêvent d’un morceau de cantal avec un ballon de rouge et se consolent à l’aguardiente et au brandy local.
Quand le train entre à Gamarra, les gargotes résonnent de la marche funèbre de Siegfried: la télévision pleure la liquidation de Pablo Escobar. Le narcotrafiquant terroriste avait su s’attirer la sympathie des classes populaires, à coups de largesses sociales et d’antiaméricanisme. Par peur des représailles, les militaires quadrillent le quai. L’ambassadeur de France s’inquiète: Barrancabermeja, le prochain arrêt, est le fief de la guérilla. Les artistes, eux, ont d’autres soucis. La veille, à Bosconia, le dragon Roberto n’a pu dresser ses 5 mètres de carcasse en ferraille. Moteur grillé. «Il est vivant?» questionnent tous les mômes qui aperçoivent le monstre tapi, la journée, dans sa gigantesque coquille brunâtre. Ils en sont définitivement persuadés le soir suivant, quand Roberto, guéri, balaie la foule avec ses yeux-phares et vomit vers elle d’impressionnantes flammes. Une créature enfantée par le dessinateur colombien Carlos Rojas et par Jean-Marc Moulinié, le réalisateur des effets spéciaux des «Visiteurs». Son nom de baptême reste un mystère. «Et pourquoi pas Roberto? observe Didier Jaconelli. Moi, ça m’évoque un moustachu avec des cheveux gominés et un sombrero. L’Amérique du Sud, quoi…»

BRICOLO DE GÉNIE
Rien ne semble entamer l’enthousiasme de ce garçon jovial. Pas même une sale blessure à l’œil qui l’a forcé à quitter ses potes plusieurs jours. Il faut dire que «Coco» est, avec Cathy Benainous, l’instigateur de cette folle équipée. Bricolo de génie, il tenait 14 rôles, dont celui de Napoléon, dans «La Véritable Histoire de France», spectacle de rue époustouflant du groupe Royal de luxe, qui sillonna l’an dernier les côtes sud-américaines à bord du fameux Cargo. Pendant son périple colombien, Coco trouva des rails partout sans jamais voir de train. De quoi intriguer ce fana des chemins de fer. «Gamin d’Aubervilliers, je cavalais à Pantin pour contempler le défilé incessant des convois vers des destinations inconnues.
La magie du voyage et de l’évasion.» Il découvre que Ferrovias, propriétaire des voies, concocte un plan de réhabilitation. Commencée dès 1903, la liaison Bogota-Santa Marta ne fut terminée qu’en 1962, grâce à la récupération d’une ligne texane désaffectée.
Coco devine que, en réutilisant la colonne vertébrale du pays, il tient la clef d’une vraie rencontre avec les Colombiens. L’Expreso del hielo remplacera, six semaines seulement, les trois express aujourd’hui disparus: del Sol (du Soleil), del Palito (du Petit Bois) et del Tayrona, du nom d’une ancienne tribu indienne. Mieux, ce sera un train magique unissant des éléments contraires, le feu et la glace. Un musée d’objets givrés par un ingénieux système d’eau glycolée, refroidie par 35 moteurs de frigos ramassés sur des décharges, un wagon isotherme qui, en s’ouvrant, crache de la neige (le Yeti), et un wagon de tôle calcinée en flammes… Le projet emballe Denis Vene, premier secrétaire de l’ambassade de France à Bogota, et Jean Digne, directeur de l’AFAA (Action française d’action artistique). Des entreprises apportent un soutien financier ou logistique: Renault, dont le slogan est «La voiture pour la Colombie», les trois sociétés publiques issues des chemins de fer nationaux: Ferrovias, STF et FPS, le quotidien «El Espectador»… Le budget initial, évalué à 6 millions de francs, est bientôt réduit d’un tiers. Et, aujourd’hui, il manque encore un bon demi-million.
Résultat: les artistes et les techniciens à bord (une cinquantaine) doivent renoncer à tout salaire et se contenter d’un maigre défraiement quotidien de 7 500 pesos (à peine 58 francs!). Pressentis, la famille Burattini et les Plasticiens volants ont déclaré forfait. Quatre membres de la Mano negra sont rentrés à Paris au bout d’une semaine. Le chanteur Manu Tchao et ses musiciens ne partagent plus les mêmes motivations: l’un ne rêve que de «boeufs», les autres aspirent à des concerts aboutis. La sortie de leur prochain disque, en janvier, risque de ne pas suffire à recoller les morceaux. Les French Lovers, eux, ont tenu bon, avec un rock simple et efficace. Des passagers clandestins sont montés en cours de route rejoindre cette équipe de forains rasés et tatoués: un pêcheur du lac Léman en vacances, un petit Noir de 12 ans, vite surnommé «Rondelle», dont le talent scénique inné impressionnerait même Quincy Jones.
La moitié des Colombiens affichent moins de 20 ans. Chaque jour, des ribambelles de gosses se jettent sur les jeux installés autour du train: baby-foot, lancer d’oeufs… Le wagon de tatouage, tenu par Daniel, un Belge émigré à Bogota depuis une dizaine d’années, ne désemplit pas. Un soir, un homme a déposé son arme sur la table et demandé qu’il lui grave un Botero sur le bras. Mais Daniel n’avait pas de modèle… Entre le raffut des moteurs des machines à glace et les bouffées chaloupées de vallenato (chant, accordéon et tambours), l’Expreso del hielo ravit aussi les vendeurs d’empanadas, de jus de fruits frais et de chicha (alcool de blé fermenté). Ils rêvent que de nouveaux voyageurs descendent bientôt à Gamarra. Mais ça, c’est une autre histoire…


Un train tout feu, tout glace surgi de nulle part traverse La Colombie

par Zoe Lin,  publié dans L’Humanité du  17 Novembre 1993

Un train tout feu, tout glace en

Un train de feu et de glace surgi de nulle part traversera la Colombie du 15 novembre au 31 décembre. Mille kilomètres séparent Santa Marta, petit port caribéen, de Bogota, la capitale. De drôles de passagers embarqueront: saltimbanques, musiciens, voltigeurs, gens du cirque et musiciens: les Plasticiens volants, des décors de «l’illustre famille Burattini», des anciens du Royal de Luxe, les French Lovers et la Mano Negra. Nombre d’entre eux faisaient déjà partie de l’équipée sauvage de «Cargo 92». L’idée de retourner sur le continent américain les démangeait depuis. Restait à trouver un projet, son financement et la troupe qui va avec. Pour le projet, le déclic revient à Didier Jaconelli, acteur et technicien du Royal de Luxe, passionné de locomotives et qui, au hasard des pérégrinations de «Cargo 92», découvrit en Colombie une voie ferrée désaffectée depuis quatorze ans. D’où le rêve de ressusciter cette voie fantomatique. Un projet fou, baptisé «el Expreso de Hielo» (l’express de glace). Pour le budget, côté français, l’AFAA (Association française d’action artistique) a accordé une subventionnette. Côté colombien, l’effort a été – disons – plus conséquent: Ferrovias, la SNCF locale, largement intéressée par la réouverture de cette ligne délaissée au seul profit du monopole des compagnies privées d’autocars, a détaché quarante de ses employés pour «el Expreso de Hielo». D’autres partenaires colombiens, dont l’université de Bogota, participent à l’entreprise. Pour en savoir plus, rencontre express avec Santi, batteur de la «Mano».

«El Expreso de Hielo», est-ce la suite logique de «Cargo 92»?
Nous avons tous adoré l’opération «Cargo», même si nous n’avons pas apprécié la manière un peu trop conventionnelle d’aborder les problèmes. Cette fois, nous avons tout fait pour sortir du carcan des grandes parades.

Qu’allez-vous chercher là-bas ?
Nous voulions réaliser un projet réellement franco-colombien qui soit utile aux Colombiens. Beaucoup d’entre eux y sont impliqués. Ce sont des étudiants qui ont conçu la machine à fabriquer de la neige, sans oublier les personnels prêtés par Ferrovias et tous les bénévoles qui se dépensent sans compter. Finalement, c’est plus une affaire colombienne qu’un étalage de culture française.

Vous considérez-vous comme des «ambassadeurs» de type nouveau ?
Le mot ambassadeur revêt pour nous une connotation péjorative, signifiant l’enclave d’une culture au milieu d’une autre. Nous, nous tentons de jouer la carte de l’intégration maximale. C’est un projet où beaucoup de monde a investi énormément de son temps et de son coeur. La plus belle chose qui puisse nous arriver, ce serait de remettre ça ailleurs, dans un autre pays, sur un autre continent.

Pourquoi la Colombie ?
On n’a pas choisi la facilité. C’est un peu le fruit du hasard. Il n’y a pas de voies ferrées partout. En Colombie, on a rencontré des gens qui avaient accroché à «Cargo». Traverser ce pays en train, cela peut paraître dangereux, mais bon, ce n’est ni Sarajevo ni le tracé du TGV-Nord.

Et pourquoi pas Cuba ?
J’aurais aimé mais, techniquement, c’était difficile à gérer. Et puis les conditions sont terriblement aggravées par le blocus. C’est bien plus qu’un train avec des saltimbanques qu’il leur faut, même si la fête c’est important.

Depuis son séjour à Cuba, la «Mano» n’est pas restée insensible à cette question du blocus …
Parce que, sur place, tu en vois les effets. Les gens s’imaginent que Cuba, c’est un blockhaus. C’est carrément faux. Même pour nous, qui étions au courant de la situation, ce fut un choc. Quand tu manges du poulet que des gens ont eu du mal à dénicher et qu’ils te le servent dans des barquettes en carton parce qu’il n’y a pas de plastique, tu t’interroges. Il y a en même temps, chez les Cubains, cette formidable envie de vivre, cette joie si forte, alors qu’ils subissent une situation de quasi-disette.

Que ferez-vous des impressions que vous rapporterez ?
Je n’en sais trop rien. Le fait d’avoir traversé l’Amérique latine nous a permis de relativiser nos problèmes en France. C’est le propre des gens qui voyagent beaucoup, ils ont une plus grande ouverture d’esprit. C’est d’ailleurs l’un de nos objectifs, s’ouvrir à toutes les cultures pour pouvoir les intégrer à la nôtre et réciproquement. Partager le quotidien, loin des hôtels de luxe pour touristes, c’est le meilleur apprentissage des cultures et de la vie.

Connaissiez-vous la vie quotidienne en Colombie ?
Sur le continent, les gens circulent plus, vont voir ailleurs ce qui se passe. J’ai traversé tout le pays, ce sont des paysages différents, entre le port des Caraïbes et sa mentalité particulière; les plateaux où vivent de riches propriétaires terriens; les Andes où règne la misère et Bogota qui, comme toutes les grandes villes, est très bigarrée.

Gabriel Garcia Marquez est le parrain de ce projet. Cela vous fait-il plaisir?
Bien sûr! Pour nous, c’est une figure. Nos parents l’ont connu à la Cité internationale du boulevard Jourdan ! Nous sommes heureux et fiers de jouer dans sa ville natale, Aracataca.

Nul n’ignore qu’à Bogota des mômes de cinq ans travaillent dans les briqueteries et vivent dehors…
C’est une catastrophe. En Amérique latine, il est dit que c’est la ville où vivent le plus de gamins lâchés, à l’abandon, en bande, qui sniffent de l’essence et ne peuvent que voler pour subsister. La première chose à faire, comme artiste, est de jouer pour eux gratuitement, pour leur donner du rêve le temps d’un concert. Quand le train arrivera sur Bogota, même pour ces gamins, gangsters par la force des choses mais qui restent des enfants, je suis sûr qu’ils vont se balancer des boules de neige. On essaiera d’en ramener des images en France pour sensibiliser et informer.

Comment résumer l’esprit de cette aventure ?
La fête. C’est une notion à laquelle nous tenons. Un seul jour de fête dans ton existence, tu t’en souviens pendant des années. Le rêve. La folie. La solidarité et l’échange culturel.

Propos recueillis par Zoe Lin


En savoir plus sur Gabriel Garcia Marquez

Gabriel García Márquez, né le 6 mars 1927 à Aracataca et mort le 17 avril 2014 à Mexico, est un écrivain colombien. Romancier, nouvelliste, mais également journaliste et militant politique, il reçoit en 1982 le prix Nobel de littérature. Wikipédia

Extraits du film « L’écriture sorcière » de Mauricio Martinez-Cavard et Yves Billon pour la collection de France 3 UN SIÈCLE D’ÉCRIVAINS (1998) / Une vidéo de 11’33 »