
Le confinement a failli la rendre « brindezingue »: Christiane Taubira pense à l’après … « J’irai vadrouiller à vélo, je ferai le tour de mes salles habituelles de cinéma, même si elles n’ouvrent pas. Je passerai vérifier que les théâtres sont restés à leur place, même s’ils restent muets. Je me précipiterai en librairie et je monterai sur les escabeaux pour atteindre les livres les plus hauts… »
Christiane Taubira : « Je passerai vérifier que les théâtres sont restés à leur place, même s’ils restent muets »
Chronique publiée le mercredi 6 mai 2020 dans Vanity Fair
Petite panique, je me suis souvenue avoir lu, je ne sais plus où, que lors de l’apnée le cerveau est moins oxygéné et durant ce temps des milliers ou des millions de neurones sont détruits. Ou quelque chose d’approchant. Ce souvenir imprécis ne vaut pas théorie scientifique, ce qui ne m’empêche pas de m’inquiéter de la masse de mes neurones susceptibles de se retrouver en poubelle. J’ai réalisé que je risquais, étant consciencieusement disciplinée, davantage de mourir asphyxiée que covidée. Or, j’avais commandé plusieurs masques, et j’en avais offert. Je me suis demandé s’il ne serait pas prudent de faire signer une décharge attestant mes bonnes intentions aux personnes qui perdraient ainsi une part de leurs neurones.
Pour renouveler les miens, je fais des orgies de lecture, non plus seulement de nuit, mais désormais, de jour aussi. Je rôde dans ma bibliothèque en plein jour. C’est aussi parfois de jour que j’éventre mes cartons de livres, sans trouver ce que je cherche mais en trouvant toujours autre chose de bien intéressant. Ces activités nocturnes en plein jour, c’est une preuve tangible que le monde a perdu la boule. Je complète par des agapes de musique et de chansons. J’écris, sur des choses sérieuses, pour de grandes et belles causes ou, comme maintenant, pour vous distraire et surtout avouer que je suis plutôt moins douée que la moyenne pour rester tranquille et me soumettre au temps lent. Et je danse sur Cesaria Evora, Dominique Leblanc, Myriam Makeba, Bob Marley et d’autres ; je médite sur Mireille Delmas-Marty, Mahmoud Darwish et Walter Benjamin ; je chante à tue-tête Nougaro, Barbara, Marvin Gaye, Tracy Chapman et d’autres.
« Je gravirai les marches quatre à quatre de l’opéra Garnier, non, deux à deux c’est plus sûr pour mes jambes. »
Et je pense à l’après. J’irai vadrouiller à vélo, je ferai le tour de mes salles habituelles de cinéma, même si elles n’ouvrent pas. Je passerai vérifier que les théâtres sont restés à leur place, même s’ils restent muets. Je me précipiterai en librairie, pour admirer bouche bée les vitrines thématiques ou éclectiques, déambuler entre les tables et d’un rayon à l’autre, je monterai sur les escabeaux pour atteindre les livres les plus hauts et lire la quatrième de couverture avant de faire mon choix. J’irai humer l’odeur en devanture des salles de concert de jazz. J’irai voir si la Philharmonie côtoie toujours la Cité de la musique et le Hall de la chanson. Je ferai plusieurs fois le tour de la place de l’Opéra Garnier et je gravirai les marches quatre à quatre, non, deux à deux c’est plus sûr pour mes jambes, quatre fois en montée et quatre fois en descente, juste le temps de reprendre contact sans inquiéter les vigiles. Puis je filerai place de la Bastille, tendre le cou pour lire le programme sur l’écran géant de l’Opéra. Je passerai chez les disquaires ou devant leurs échoppes, en attendant de pouvoir fouiller parmi les vinyles, anciens et nouveaux, frissonner et vibrer en mettant la main sur une rareté.
Puis, parce que le monde aura changé pour de bon, ou qu’il faudra l’y forcer, je ferai au mieux, par ma voix, ma plume, mes moyens, mon action avec les autres, pour chasser la brutalité sociale, traquer les injustices, casser l’accoutumance aux détresses, chauffer les débats sur d’autres modes de vie, conforter les solidarités anciennes tout en défrichant les solidarités nouvelles, et ridiculiser ceux qui brocardent la fraternité.
Je sais : c’est pas gagné. N’empêche… »
PAR CHRISTIANE TAUBIRA
Garde des Sceaux, ministre de la Justice (2012-2016)
Membre honoraire du Parlement
Dernier livre paru : Nuit d’épine (2019, Plon).
Ré-écouter Christiane Taubira, au micro le 13 Avril 2020, du Grand entretien de Nicolas Demorand et Léa Salamé
Christiane Taubira : à 7000 km de Paris, la fougue d’une combattante –
https://www.youtube.com/watch?v=24FtVIFFk-Q