Christiane Taubira et l’après …

© Patrick Swirc / modds

Le confinement a failli la rendre « brindezingue »: Christiane Taubira pense à l’après … « J’irai vadrouiller à vélo, je ferai le tour de mes salles habituelles de cinéma, même si elles n’ouvrent pas. Je passerai vérifier que les théâtres sont restés à leur place, même s’ils restent muets. Je me précipiterai en librairie et je monterai sur les escabeaux pour atteindre les livres les plus hauts… »

Christiane Taubira : « Je passerai vérifier que les théâtres sont restés à leur place, même s’ils restent muets »

Chronique publiée le mercredi 6 mai 2020 dans Vanity Fair

« Le confinement a commencé chez moi par une petite tempête mentale. Oh ! rien qui dévaste rien. Juste quelque chose qui, dans l’air, emporte ce que vous croyiez tellement enraciné que l’arracher allait déséquilibrer la Terre : comment fait-on pour obéir ? Monumental défi !

Vite, relisons Etienne de la Boétie malgré sa fraise en guise de col : le Contr’un, la servitude volontaire et tous ces oppresseurs qui ne paraissent grands que parce que nous sommes à genoux et trop contents de nous abaisser nous-mêmes et de nous laisser faire. Citation libre. S’agit-il bien d’oppression ? Honnêtement… pas encore. De répression ? Sans nul doute.

Car avant de nous laisser digérer les ordres (et les contre-ordres, mais ça on ne le sait pas encore), et alors que tout le reste est approximatif (sauf la déclaration de guerre à l’invisible ennemi aussi coquin mais infiniment plus redoutable que les molinos de viento, les moulins à vent de Villanueva), on nous menace. Pas de travaux forcés ! gardons la mesure. De contrôle, de réprimande et très vite d’amendes, très aggravées pour les récidivistes. Et d’un peu de maltraitance. Ce n’est pas dit mais ça va avec, on en a tous pris l’habitude depuis que sans quitter la périphérie ça se rapproche du centre-ville et même des beaux quartiers… pour ceux qui n’ont rien à y faire. Ce ne sont pas les moulins de Villanueva, mais pour nous, c’est une vie nouvelle.

Donc, comment obéir, et sur une chose aussi essentielle, existentielle, consubstantielle, charnelle, naturelle et culturelle, antédiluvienne et contemporaine que la mobilité, sortir, marcher, pédaler, sauter pour enjamber une flaque, flâner, driver, aller voir les autres jusque chez eux, tout près ou loin dans le monde, pour leur parler, les écouter, rire avec eux, défaire le monde puis le recoudre, rêver, agir, frémir, espérer, vouloir. Bref, comment devenir sédentaire. Et pas brindezingue. Sédentaire. Casanière. Solitaire. Pantouflarde. Tout en échappant à la confusion. Pas gagné ! Vous n’avez qu’à relire le début de ce témoignage. Un fouillis, non ?

D’ailleurs, il me faut reprendre : comment faire, une fois que l’on a compris qu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’obéissance, même si ceux qui l’ordonnent font comme si, mais de responsabilité et de civisme ? Comment faire dans sa tête ? Puis avec ses jambes. D’abord, repenser la vie, en ne chipotant pas la place des autres. Ça commence par des efforts – vrais et grands – pour rester informée. Ça n’a l’air de rien, mais c’est un vrai changement. Faire tout ce qu’on peut, tout près de soi et aussi loin que possible pour ces autres. Et tenir bon.

Comment regarder quatre vélos, dont un abîmé voilé par un transitaire négligent, un autre la fourche-avant démolie par le même transitaire négligent et impudent, deux bien attaqués par la rouille équatoriale ; et regretter celui qu’on m’a volé devant le ciné le 8 mars, joyeuse fête. Un seul réparable, réparé. Trois kilomètres en plein air, c’est vite fait. Trop vite. Puis un kilomètre autorisé, un seul, c’est à peine le temps de siffler Mister Bojangles ou Les derniers Tziganes, tout juste échauffée, ça finit par quelques rondes dans les rues de la ville désertée, même par les oiseaux, déprimant ! J’ai acheté un vélo d’appartement et un vélo elliptique. Je sue sur place, le paysage ne bouge pas. J’ai observé que les feuilles au sommet de l’avocatier prennent une jolie teinte rousse translucide, couleur inhabituelle sous nos cieux tropicaux.

« Danser sur du Bob Marley, méditer sur Walter Benjamin … »
Ce n’est pas tout. Il faut se conformer à l’impossible. Donc, se pourvoir en masques. Deux tailleurs ont pris les devants. Bon, le masculin vaut seulement pour l’un. L’autre reçoit et fait des phrases mais c’est une femme qui, comme la Maman d’Aimé Césaire pédale, pédale sur une increvable Singer. A vrai dire, je n’ai pas vérifié la marque. Donc chez ce tailleur-là, c’est une dame qui travaille et un monsieur qui vend. Les tissus sont bien jolis. Sauf que, le masque étant fait de deux couches d’épais tissu insérant une bande de feutrine, de temps en temps il faut l’abaisser pour respirer vraiment.

« J’ai réalisé que je risquais, étant consciencieusement disciplinée, davantage de mourir asphyxiée que covidée. »

Petite panique, je me suis souvenue avoir lu, je ne sais plus où, que lors de l’apnée le cerveau est moins oxygéné et durant ce temps des milliers ou des millions de neurones sont détruits. Ou quelque chose d’approchant. Ce souvenir imprécis ne vaut pas théorie scientifique, ce qui ne m’empêche pas de m’inquiéter de la masse de mes neurones susceptibles de se retrouver en poubelle. J’ai réalisé que je risquais, étant consciencieusement disciplinée, davantage de mourir asphyxiée que covidée. Or, j’avais commandé plusieurs masques, et j’en avais offert. Je me suis demandé s’il ne serait pas prudent de faire signer une décharge attestant mes bonnes intentions aux personnes qui perdraient ainsi une part de leurs neurones.

Pour renouveler les miens, je fais des orgies de lecture, non plus seulement de nuit, mais désormais, de jour aussi. Je rôde dans ma bibliothèque en plein jour. C’est aussi parfois de jour que j’éventre mes cartons de livres, sans trouver ce que je cherche mais en trouvant toujours autre chose de bien intéressant. Ces activités nocturnes en plein jour, c’est une preuve tangible que le monde a perdu la boule. Je complète par des agapes de musique et de chansons. J’écris, sur des choses sérieuses, pour de grandes et belles causes ou, comme maintenant, pour vous distraire et surtout avouer que je suis plutôt moins douée que la moyenne pour rester tranquille et me soumettre au temps lent. Et je danse sur Cesaria Evora, Dominique Leblanc, Myriam Makeba, Bob Marley et d’autres ; je médite sur Mireille Delmas-Marty, Mahmoud Darwish et Walter Benjamin ; je chante à tue-tête Nougaro, Barbara, Marvin Gaye, Tracy Chapman et d’autres.

« Je gravirai les marches quatre à quatre de l’opéra Garnier, non, deux à deux c’est plus sûr pour mes jambes. »

Et je pense à l’après. J’irai vadrouiller à vélo, je ferai le tour de mes salles habituelles de cinéma, même si elles n’ouvrent pas. Je passerai vérifier que les théâtres sont restés à leur place, même s’ils restent muets. Je me précipiterai en librairie, pour admirer bouche bée les vitrines thématiques ou éclectiques, déambuler entre les tables et d’un rayon à l’autre, je monterai sur les escabeaux pour atteindre les livres les plus hauts et lire la quatrième de couverture avant de faire mon choix. J’irai humer l’odeur en devanture des salles de concert de jazz. J’irai voir si la Philharmonie côtoie toujours la Cité de la musique et le Hall de la chanson. Je ferai plusieurs fois le tour de la place de l’Opéra Garnier et je gravirai les marches quatre à quatre, non, deux à deux c’est plus sûr pour mes jambes, quatre fois en montée et quatre fois en descente, juste le temps de reprendre contact sans inquiéter les vigiles. Puis je filerai place de la Bastille, tendre le cou pour lire le programme sur l’écran géant de l’Opéra. Je passerai chez les disquaires ou devant leurs échoppes, en attendant de pouvoir fouiller parmi les vinyles, anciens et nouveaux, frissonner et vibrer en mettant la main sur une rareté.

Puis, parce que le monde aura changé pour de bon, ou qu’il faudra l’y forcer, je ferai au mieux, par ma voix, ma plume, mes moyens, mon action avec les autres, pour chasser la brutalité sociale, traquer les injustices, casser l’accoutumance aux détresses, chauffer les débats sur d’autres modes de vie, conforter les solidarités anciennes tout en défrichant les solidarités nouvelles, et ridiculiser ceux qui brocardent la fraternité.

Je sais : c’est pas gagné. N’empêche… »

PAR CHRISTIANE TAUBIRA
Garde des Sceaux, ministre de la Justice (2012-2016)
Membre honoraire du Parlement
Dernier livre paru : Nuit d’épine (2019, Plon).


Ré-écouter Christiane Taubira, au micro le 13 Avril 2020, du Grand entretien de Nicolas Demorand et Léa Salamé

Christiane Taubira : à 7000 km de Paris, la fougue d’une combattante –

Émission « 28 minutes «  présentée par Elisabeth Quin et diffusée par ARTE le 18 mai 2020
L’écrivaine Christiane Taubira nous parle de l’urgence sanitaire en Guyane, de la gestion de la crise du coronavirus, du monde de la culture et de nos libertés individuelles. Découvrez son portrait par Gaël Legras.


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