Jean Blaise s’est installé à Nantes dans les années 1980. Aux côtés de Jean-Marc Ayrault, élu maire pour la première fois en 1989, il a œuvré pour « réinventer la ville en s’appuyant sur la culture ». On doit à ce militant de l’art dans l’espace public le festival Les Allumées, le Lieu unique, la biennale Estuaire … Le 1er janvier 2025, il cèdera son poste de directeur du « Voyage à Nantes »...
« Il faut savoir s’arrêter » : Jean Blaise explique son départ du Voyage à Nantes
« Demain les temps vont être difficiles pour la culture», alerte le Nantais Jean Blaise
Depuis 1982, il était un pilier de la culture à Nantes (Loire-Atlantique), dont il a profondément marqué le paysage avec Les Allumées, puis Le Voyage à Nantes, notamment. Mais aussi à Paris avec Nuit Blanche, et Le Havre avec Un été au Havre. À 73 ans, Jean Blaise passe la main, fin décembre. Dans un entretien ré
Le monde de la culture est touché, ces dernières semaines, par de sévères coupes de ses subventions. Dans les Pays de la Loire, notamment, ces économies décidées par la présidente (Horizons) de la Région Christelle Morançais sont drastiques. Êtes-vous inquiet pour l’avenir de la culture ?
J’ai des craintes pour l’avenir, bien sûr. Réduire les budgets de la culture dans ces proportions, c’est une façon violente de penser la vie d’un pays. Supprimer tout ce qui pourrait sembler pas vraiment essentiel est une erreur : la culture se glisse dans tout. Si Nantes est reconnue de la Belgique à l’Espagne, ou ailleurs en Europe, comme une ville singulière, c’est grâce à la culture : elle entraîne des retombées inestimables, en termes de fréquentation touristique, comme pour l’image de la ville. Ce n’est pas une question d’étiquette politique : pour Un été au Havre, Édouard Philippe, dont Christelle Morançais est proche, est venu me voir ici parce qu’il avait entendu parler de la façon dont on rendait Nantes créative grâce à l’art dans la ville.
Dès la fin des années 1980, avec Jean-Marc Ayrault, devenu maire de Nantes, vous décidez de vous appuyer sur la culture pour tirer la ville de la léthargie dans laquelle elle sombrait…
Quand Jean-Marc Ayrault devient maire de Nantes en 1989, la ville vit la pire de ses périodes : les chantiers navals ont stoppé leur activité, comme l’usine LU en ville, la Loire, comblée, a disparu du paysage urbain… Il sait qu’il va lui falloir du temps pour la reconstruire, lui donner une nouvelle raison d’être et pouvoir la montrer telle qu’elle est. Il fallait un événement fort comme un coup de poing : ce sera le festival les Allumées, de 1990 à 1995. Pendant six nuits et six éditions, des propositions artistiques ont fait trembler la ville, l’ont provoquée. Des publics très différents, les jeunes et les autres, avaient envie que la ville vibre !
Depuis 2012, avec le Voyage à Nantes, parcours artistique estival gratuit, vous avez poussé encore plus loin ce travail sur la ville. Quelle est la formule ?
Avant tout, il faut être ébahi par les artistes ! Et aimer le politique, au premier sens du mot, c’est-à-dire l’espace public qui appartient à tout le monde. C’est le meilleur endroit pour stimuler la créativité et appliquer les préceptes de Malraux (ministre de la Culture de 1959 à 1969) : la culture pour le plus grand nombre. Quand j’ai dirigé des scènes nationales (1), je sentais bien que je ne touchais pas le public de la même façon. Moi, je suis metteur en scène de villes. À Nantes, j’ai imaginé comment créer de l’envie, du désir, de l’attractivité pour que la ville soit connue, aimée. Elle est aujourd’hui reconnue pour avoir su inventer, créer, introduire de la créativité dans tous ses pores. Il ne s’agit pas seulement de faire de la déco avec de l’art, évidemment !
Le « Voyage à Nantes » est aussi une Société publique locale chargée de la promotion touristique de Nantes Métropole via la culture. Comment parvient-on à lier tourisme et culture ? N’est-ce pas un mariage forcé ?
C’est la question fondamentale que je me suis posée : est-ce supportable de faire du tourisme sur l’art ? L’attractivité ne doit pas primer sur l’exigence de la création artistique, j’y ai toujours été attentif. On ne doit pas demander aux artistes de faire venir du public, mais de montrer la ville de leur point de vue, avec leur interprétation. Le Voyage à Nantes n’est pas une exposition, mais une intrusion de l’art dans la ville.
Sur ce principe de l’art dans la ville, vous avez aussi développé la Nuit Blanche, à Paris, avec Bertrand Delanoë, à partir de 2002, puis Un été au Havre avec Édouard Philippe en 2017… Le modèle nantais peut-il se dupliquer sans affadir l’original ?
Tant mieux pour Nantes si elle inspire ailleurs ! Je n’ai pas trahi la ville, je crois qu’elle est sortie grandie de tout ce que nous avons fait, c’est une reconnaissance. Et je ne répète pas ailleurs ce que nous faisons à Nantes. Aucune ville ne ressemble à une autre et le résultat est différent à chaque fois. Quand Édouard Philippe, le maire, est venu me chercher pour Un été au Havre, j’ai trouvé intéressant de travailler autour de cette architecture monumentale dans une petite ville, de chercher des œuvres à la taille de ses lignes. Nous avons une vraie complicité, même si nous ne sommes pas du même bord politique.
Jusqu’au 5 janvier a lieu le Voyage en hiver, parcours lumineux et sonore qui revisite le centre-ville de Nantes. L’édition 2023 s’est retrouvée au cœur d’une polémique l’accusant, si on résume, de « chasser l’esprit de Noël ».
C’était une campagne de bashing orchestrée par les médias Bolloré (notamment le journaliste de la chaîne CNews Pascal Praud, natif de Nantes). Dire qu’il n’y a plus de père Noël à Nantes est faux, il est toujours là ! Et on fait même entendre le son des cloches chaque jour…
En janvier 2025, Sophie Lévy, actuelle directrice du musée d’arts de Nantes, vous succédera à la tête du Voyage à Nantes. Quels défis la culture devra-t-elle affronter dans les prochaines années ?
Demain, les temps vont être difficiles. On est dans un monde de plus en plus populiste, regardez l’élection de Trump aux États-Unis. Le populisme, c’est chercher l’assentiment de tout le monde de la façon la plus facile possible, c’est tout le contraire de ce que je défends. C’est aussi pour ça que je me méfie de la société du numérique : avec les réseaux sociaux, n’importe qui peut dire n’importe quoi, chacun peut être contre l’autre et cela échappe au politique au sens noble. C’est dangereux ! La création artistique aura toujours une part d’aléatoire : elle reste un risque et ne peut pas systématiquement toucher sa cible. Il faut l’assumer.
Repères
1951. Naît à Alger. À l’indépendance, sa famille quitte l’Algérie et s’installe en banlieue parisienne.
1982. Arrive à Nantes pour créer la dernière Maison de la culture. Remercié par Michel Chauty, maire RPR, Jean Blaise est accueilli par Jean-Marc Ayrault, alors maire PS de Saint-Herblain, en périphérie nantaise.
1990. Première édition du festival Les Allumées à Nantes.
2002. Crée Nuit blanche à Paris.
2007. Première édition de la biennale d’art contemporain Estuaire, entre Nantes et Saint-Nazaire
2012. Première édition du Voyage à Nantes, parcours d’art contemporain dans la ville.
2017. Un été au Havre, événement d’art contemporain dans la ville de Seine-Maritime dirigée par Édouard Philippe.
(1) Jean Blaise a notamment créé et dirigé le Lieu unique, scène nationale nantaise, de 2000 à 2010.
Lire en complément : « On ne s’interdisait rien » : comment Nantes a réveillé ses nuits, il y a trente ans
De 1990 à 1995, les Allumées, festival nocturne et avant-gardiste, a réveillé Nantes. Et changé durablement son image. Pour son créateur Jean Blaise, il serait « très compliqué » d’imaginer cet événement aujourd’hui. Un article signé
La nuit fascine. Qu’ils fassent la fête ou luttent contre l’insomnie, qu’ils accueillent les nouveau-nés ou soignent les blessés, qu’ils aiment la nuit ou la redoutent… Les journalistes de la rédaction de Nantes sont allés à la rencontre des noctambules pour une série d’articles intitulée « Nantes la nuit ».
Il semble si loin, ce temps où les nuits nantaises étaient plus belles que les jours. Un autre siècle ! Celui où Barcelone, Le Caire ou Buenos Aires s’invitaient dans la ville, de 18 h à 6 h, pour le festival les Allumées (1). Ces heures bénies où Nantes se laissait volontiers envahir par un foisonnement artistique électrisant. En 1990, le sentiment d’insécurité ne plombait pas l’envie de faire la fête. Et on pouvait encore être assez fou pour imaginer une performance dans une pile du pont de Cheviré ! Tous ceux à qui nous en avons parlé évoquent cette période avec nostalgie…
À commencer par Jean Blaise, grand patron des Allumées de 1990 à 1995 et aujourd’hui directeur du Voyage à Nantes, structure touristique et culturelle qui organise des parcours artistiques à travers la ville. Imaginerait-il les Allumées en 2023 ? « Sans doute qu’on ne ferait pas la même chose, non… Je ne suis même pas sûr que cette idée viendrait. »
Pour les nouveaux et les plus jeunes Nantais, petit retour dans le passé : « Quand il est élu maire de Nantes en 1989, Jean-Marc Ayrault fait le constat que la ville a perdu son identité : les chantiers navals et tous ceux qui y travaillaient, la biscuiterie Lu, le pont Transbordeur détruit en 1958… » Jean Blaise a pour mission de « changer l’image de la ville ». La culture sera le socle de cette transformation.
Pour renverser la table dans cette ville endormie, l’idée d’un festival de nuit s’impose assez vite. « On a réfléchi à une formule qui inverse les réalités. La nuit est le contraire du jour : normalement on dort, on ne fait pas de bruit… Eh bien nous, on a décidé de faire ce grand vacarme durant six nuits, avec six grandes villes conviées à présenter à Nantes leurs artistes d’avant-garde. » Un choix pertinent : « La nuit ajoutait à l’excitation, témoigne Jean Blaise. On n’avait pas peur de sortir, au contraire : à tout âge, tout le monde y venait, pas seulement les noctambules. »
Le journaliste Thierry Guidet confirme dans le Dictionnaire de Nantes : « Ce festival hors normes rencontre un énorme succès public et attire l’attention médiatique sur Nantes. Les Allumées marquent le renouveau culturel de la ville […] en créant un événement séduisant pour les Nantais, intriguant pour les observateurs extérieurs, qui accrédite l’image d’une ville embrasée par la culture. »
La nuit permet aussi toutes les audaces et l’événement se glisse dans les interstices d’une ville encore en friches : chambre d’étudiante, salon bourgeois d’un hôtel particulier, friches industrielles… accueillent spectacles, expositions et performances. « On ne s’interdisait rien, y compris les lieux les plus incroyables ! En 1994, on a installé le Grand Bazar du Caire dans l’ancienne usine Lu désaffectée, qui n’était pas encore le Lieu unique. »
« Une société où tout est bordé »
Pourquoi, trente ans plus tard, ne pas investir davantage les nuits nantaises d’un élan créatif et collectif ? Pourquoi ne pas glisser quelques grains de folie dans une période où la sobriété est reine ? Jean Blaise avance quelques éléments de réponse : « Aujourd’hui, on vit dans une société où tout est bordé. » En 2023, les autorisations, la complexité des réglementations de sécurité ou d’accessibilité brident la créativité.
Cette nécessité de réduire les risques au maximum ne risque-t-elle pas d’imposer des formes moins inventives ? De glisser vers une ville aseptisée ? La maire de Nantes, Johanna Rolland, répond : « On ne fait pas la même chose qu’il y a trente ans. La force d’une ville, ce n’est pas la reproduction, c’est la capacité à inventer. »
L’adjoint nantais en charge de la Culture, Aymeric Seassau, estimait, début décembre, dans Ouest-France : « On veut pouvoir faire la fête dans l’espace public et on va se battre pour ça, quitte à faire évoluer la réglementation. » À titre d’exemple, il cite les soirées techno déguisées Sweatlodge qui sortent des cadres et réunissent 1 000 personnes sous chapiteau à Nantes, quelques soirs dans l’année, jusqu’à 6 h du matin.
On note que l’événement, qui a le soutien de la Ville, est organisé par une association. Ce droit à la fête la nuit sera-t-il peu à peu cédé par les acteurs publics à des structures privées ? « C’est dommage, regrette Jean Blaise. Sans le soutien, y compris financier, des collectivités, de tels événements ne peuvent pas irriguer partout dans la ville. Ils restent cantonnés à des territoires à l’écart. Ou à des lieux fermés, avec droit d’entrée. »
Créer un événement avant-gardiste sur une friche, n’est pas, pour autant, une formule miracle. Trente après les Allumées, Transfert a exploré, durant cinq étés entre 2018 et 2022, de nouvelles propositions artistiques sur le site des anciens abattoirs de Rezé. Sans forcément trouver son public…
Jean Blaise ne dit pas autre chose : « Faire sortir l’underground dans la ville, c’est compliqué et ça coûte cher. Moi, j’arrive au bout de mes missions professionnelles. Aux jeunes de réinventer des façons d’investir l’espace public, quelque chose qui corresponde à notre temps ou, au contraire, qui se batte contre ses travers. »
(1) De 1990 à 1995, ce festival a rassemblé à Nantes des artistes en provenance de six grands ports étrangers, durant six jours, de 6 h du soir à 6 h du matin. Barcelone en 1990, suivie de Saint-Pétersbourg (1991), Buenos Aires (1992), Naples (1993), Le Caire (1994), et La Havane qui a fait défaut pour des questions de censure du gouvernement cubain au dernier moment en 1995.