Méribel est une petite commune où les prix de l’immobilier atteignent des sommets. Le milliardaire Jean-Victor Pastor y a transformé un refuge en hôtel de luxe, en faisant fi des règles environnementales. Lorsqu’on vend la nuitée jusqu’à 3 250 euros en haute saison hivernale, difficile d’exiger de ses clients qu’ils se fatiguent à grimper selon les saisons deux ou trois heures à pied, ski ou raquettes. Une enquête édifiante menée par Reporterre …
Refuge de luxe en Savoie : un promoteur milliardaire fait sa loi …

Méribel-Les Allues (Savoie), un reportage signé Fredéric Brillet dans Reporterre du 10 octobre 2024 …
« Regardez, ils sont encore en train de débarquer des clients en 4X4 quand je demande aux miens de monter à pied. Ça n’arrête pas. Le trafic défonce le chemin », s’agace en cette belle journée d’août Hervé Jung, qui exploite le refuge du Christ, sur les hauteurs de Méribel-Les Allues. La source de son agacement ? Les pratiques de son voisin, le magnat de l’immobilier et promoteur monégasque Jean-Victor Pastor. Ce dernier a acheté en 2017 et considérablement agrandi le refuge de la Traye adjacent pour y accueillir une clientèle fortunée.
Situé dans un très beau secteur protégé, cet établissement, voisin d’une dizaine d’autres chalets, n’est accessible que par un chemin escarpé et fragile, à la circulation strictement limitée. « L’accès pour les touristes ne devrait pas se faire avec des véhicules motorisés, dans l’objectif de préserver la biodiversité et notamment, la préservation de la tranquillité de la faune », explique la Commission départementale des sites, perspectives et paysages dans un courriel à Reporterre.
Cette instance s’appuie sur le projet d’agrandissement du refuge de la Traye que lui avait soumis en 2017 la mairie de Méribel. Elle l’avait approuvé moyennant des restrictions à la circulation que le milliardaire monégasque s’était engagé à respecter. En clair, les véhicules de La Traye ne pouvaient circuler que pour transporter le personnel et les produits nécessaires au fonctionnement de l’établissement.
Pour faire fi de ses engagements et s’affranchir des lois environnementales, le propriétaire du refuge de la Traye cherche à exploiter une faille. La mairie de cette station alpine huppée où la spéculation immobilière et la construction battent leur plein, qui a longtemps été complaisante envers les activités de ce promoteur très bien introduit, doit donc aujourd’hui l’affronter en justice.
S’érigeant soudainement en défenseur des personnes handicapées, âgées, ainsi que des petits enfants et de leurs accompagnants, il invoque la « discrimination » dont ceux-ci seraient victimes, puisqu’ils ne peuvent monter à La Traye par leurs propres moyens. Et exige dans son recours devant le tribunal administratif de Grenoble, déposé au cœur de l’été, que la mairie y remédie en assouplissant une réglementation qu’il ne respecte pas.
20 000 euros d’amendes
Dans un courrier à la mairie, le promoteur — qui n’a pas donné suite à notre demande d’entretien — invoquait un autre motif pour fonder sa plainte : la « perte d’exploitation caractérisée » liée à la difficulté d’accès à La Traye pour ses clients.
Lorsqu’on vend la nuitée jusqu’à 3 250 euros en haute saison hivernale et 1 040 euros l’été, difficile d’exiger de ses clients qu’ils se fatiguent à grimper selon les saisons deux ou trois heures à pied, ski ou raquettes. Difficile aussi de leur refuser de descendre en station, surtout quand il s’agit de VIP. Ce que confesse un membre du personnel de La Traye quand on se fait passer pour un potentiel client désireux de ne pas trop se fatiguer : « On continue d’acheminer les clients du refuge deux fois par jour le matin et une ou deux fois le soir. Et les clients du restaurant qui souhaitent venir par eux-mêmes en voiture, on les dissuade mais on ne leur interdit pas, on n’est pas des gendarmes. » Par deux fois cet été, des accidents routiers ont impliqué des clients de La Traye, preuve que la restriction de la circulation au personnel de l’établissement n’est pas respectée.
Cette obstination à ignorer la réglementation environnementale a d’ailleurs déjà valu au promoteur deux condamnations en justice. En 2021, le tribunal d’Albertville, après une investigation de l’Office français de la biodiversité (OFB), a infligé au promoteur deux amendes, pour infraction aux règles de circulation et promotion du transport de clients par moyen motorisé. Soit 20 000 euros. Une condamnation qui n’a pas incité le milliardaire monégasque à modifier ses agissements.
En attendant que la justice administrative se prononce sur la possibilité d’acheminer par moyen motorisé des handicapés, les passages répétés des véhicules de La Traye et de ses clients continuent de perturber la tranquillité des randonneurs et de la faune. Et sur les sites de reservation d’hébergement Expedia et Booking, l’établissement persiste à promouvoir des prestations en principe interdites : ses clients peuvent profiter d’un « parking privé » et des activités proposées sur place, comme la « motoneige », et de « navettes gratuites » vers les pistes de ski.
Et cela a des effets fort concrets sur les habitants des lieux. Espèce protégée, « le tétras lyre qui vit l’hiver enfoui sous la neige a besoin de tranquillité car il est très affaibli par le peu de nourriture qu’il trouve. S’il est dérangé par une motoneige, il s’envole pour s’échapper et cela l’épuise », explique Jean Kerrien, vice-président montagne de France Nature Environnement (FNE) Savoie et secrétaire de Vivre en Tarentaise (VET).
Sans doute pour faire oublier les nuisances que ses engins causent, Jean-Victor Pastor a signé personnellement en juillet dernier au nom du refuge de La Traye un partenariat avec le Centre de sauvegarde de la faune sauvage (CFCS). Seuls les mauvais esprits y verront du greenwashing.
Piscine extérieure chauffée
Le transport motorisé est loin d’être le seul reproche fait à l’établissement. Dès son inauguration, en 2019, La Traye a suscité la polémique : le refuge a été métamorphosé en hôtel de luxe qui ne dit pas son nom. Une aberration eu égard à sa localisation. Très éloigné du projet écoresponsable présenté initialement, l’hôtel multiplie les propositions commerciales (vente d’accessoires de mode, cave à vin, fromage et cigares, massages, spa…) et se référence sur le site « Small Luxury Hotels ». Selon des proches du dossier, l’établissement proposerait par ailleurs plus de lits touristiques que ce qui lui avait été autorisé, accroissant d’autant les rotations de véhicules, depuis qu’il a racheté à l’adjointe au maire Michèle Schilte une grange convertie en chalet pour y héberger son personnel. Cerise sur le gâteau, le bassin de défense contre les incendies a été transformé en piscine extérieure chauffée, vantée sur son site officiel.
Se sentant manifestement à l’étroit, Jean-Victor Pastor démarche méthodiquement les propriétaires des chalets et terrains adjacents pour étendre son domaine. Avec plus ou moins de succès, son argent ne suffisant pas toujours à compenser ses méthodes cavalières. « Il veut accroître sa capacité d’hébergement sans avoir à demander de permis de construire », nous explique un propriétaire qui a refusé son offre, alors même que les prix des petits chalets d’alpage du secteur s’envolent.
Il s’inquiète pour l’avenir : « Il dénature le site. Moi, je monte à pied, été comme hiver. La Traye se mérite. » À défaut de séduire avec son carnet de chèques, le promoteur met la pression sur ses voisins, laissant ses équipements empiéter sur leur terrain. « C’est ce qu’a constaté l’huissier que nous avons fait venir. En attendant confirmation de cet empiètement, nous avons dû borner [le terrain] », raconte un autre propriétaire. Tous tiennent à demeurer anonymes, craignant d’envenimer encore les relations déjà tendues avec le milliardaire.
Les prix de l’immobilier atteignent des sommets
Et la mairie dans tout ça ? Elle s’est abstenue de porter plainte contre les multiples dérapages de Jean-Victor Pastor. Dans un courriel envoyé à Reporterre par ses avocats, elle refuse de s’exprimer sur la procédure en cours mais précise qu’elle a considéré dans le procès antérieur que l’OFB était « mieux qualifiée pour demander réparation des atteintes à l’environnement ».
Il semble cependant que le contexte local a pesé lourd dans cette attitude complaisante : Méribel est une petite commune où les prix de l’immobilier atteignent des sommets. Comme en attestent les comptes-rendus des conseils municipaux, plusieurs élus ont voté en faveur de modifications du plan local d’urbanisme (PLU) permettant à Jean-Victor Pastor d’agrandir ou de transformer des terrains, bâtiments ou restaurants vendus au prix fort par ces mêmes élus ou leur entourage.
Or la loi prévenant la prise illégale d’intérêt impose aux conseillers concernés de se déporter des débats et des votes quand ils se trouvent dans cette situation [1]. Le cas le plus fragrant concerne l’adjointe au maire Michèle Schilte.
Des élus complaisants
Elle s’est prononcée en faveur du projet de rachat et de transformation de la Traye par le milliardaire monégasque lors du conseil municipal du 24 janvier 2017 [2] alors même que cette vente allait bénéficier à son propre cousin Pascal Falcoz, ancien propriétaire de La Traye.
On note par ailleurs que Jean-Victor Pastor a mandaté le fils de l’adjointe au maire, gérant d’une entreprise de construction, pour assurer les travaux de La Traye et acheté ensuite à l’élue une grange transformée en habitation — avec l’autorisation de la mairie — pour y loger son personnel. Contactée, Michèle Schilte n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.
Il a donc fallu attendre le conseil municipal du 22 novembre 2023 pour que la mairie tourne casaque. Lors de cette séance mémorable, les élus ont affirmé subitement s’être fait « duper » par le promoteur et se sont opposés à une nouvelle demande d’agrandissement du refuge. Ils s’inquiètaient en effet que La Traye reste « dans la mémoire des services de l’État, et notamment de la Commission départementale de la nature des paysages et sites naturels (CDNPS), qui ne manque pas d’y faire allusion à chaque présentation d’un dossier sur la commune ». Ce qui est fâcheux puisque les avis de la CDNPS pourraient entraver d’autres projets immobiliers.
« On aime l’environnement tant que ça n’empêche pas de faire des affaires »
Plus largement, cette réaction tardive aux abus du promoteur semble s’inscrire dans la culture des grandes stations alpines. « Ici, on aime bien l’environnement tant que ça n’empêche pas de faire des affaires », résume un fin connaisseur des mœurs locales. Résultat ? « On détruit des chalets en bon état pour en édifier de plus gros qui, à l’instar de leurs prédécesseurs, ne seront occupés que quelques semaines par an. Et nous, les locaux, on peine à se loger. C’est aberrant, mais cela crée de l’activité dont on a besoin car tout ici coûte de plus en plus cher. Donc, on continue… » constate un habitant issu d’une vieille famille de Méribel.
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