Alors que le gouvernement français multiplie les reculs écologiques, les partisans d’une agriculture paysanne respectueuse du vivant s’inquiètent. L’association Terre de liens a calculé que d’ici 2030, un quart des agriculteurs devrait partir à la retraite, libérant ainsi 23 % des surfaces cultivées en France. Vers quelle agriculture iront ces terres ? Une enquête illustrée de graphiques éloquents à lire dans Reporterre …
Toujours plus industrielle, l’agriculture française s’enferme dans l’impasse …
Une enquête signée Marie Astier dans Reporterre du 24 février 2024 …
Elle trottine vers nous, la queue battante au rythme de ses pas. Sur son pelage blanc immaculé, ses tâches couleur chocolat colorent le pourtour de ses yeux, ses oreilles, son museau, son dos. Oreillette, vache normande âgée de 5 ans, est l’égérie de la soixantième édition du Salon de l’agriculture. Son lait sert à fabriquer des camemberts AOP au lait cru. Sabots dans l’herbe verte, ciel bleu, haie en arrière-plan et solide vache dodue : l’affiche est séduisante. Celle d’une agriculture idéale, qui nous nourrit de bons produits, en respectant les paysans, la biodiversité et le bien-être animal. Mais l’image ressemble de moins en moins à celle de l’agriculture d’aujourd’hui.
Samedi 24 février, Emmanuel Macron ouvre le Salon de l’agriculture et la visite promet d’être tumultueuse, trois semaines après une mobilisation historique des agriculteurs, et alors que certains tracteurs sont toujours de sortie. L’Élysée a bien tenté de s’en sortir avec sa méthode habituelle : il participera samedi à un « grand débat » lors du Salon, réunissant tous les représentants du monde agricole, de la grande distribution, des écologistes, etc. La proposition a tourné au pataquès quand la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes agriculteurs ont cru que le collectif Les Soulèvements de la Terre était invité. Prenant cela comme un affront, ils ont refusé de participer. Le débat a été annulé au dernier moment vendredi soir.
Hausse du coût du carburant ou des engrais, revenus en berne, sécheresse et autres catastrophes climatiques en série, concurrence de produits étrangers de moindre qualité, retards dans le paiement des aides européennes de la Politique agricole commune (PAC), toujours plus d’administratif à remplir et de normes à respecter… Les raisons de la colère sont nombreuses, parfois anciennes.
La marmite a débordé. Rien de très surprenant, tant l’agriculture française semble aujourd’hui à un point de bascule, un moment clé. Elle doit trouver comment faire face au choc climatique, qui est déjà là. Par ailleurs, l’association Terre de liens a calculé que d’ici 2030 — dans seulement six ans — un quart des agriculteurs devrait partir à la retraite, libérant ainsi 6 millions d’hectares de terres agricoles, soit 23 % des surfaces cultivées en France.
Vers quelle agriculture iront ces terres ? À l’agrandissement, comme plus de la moitié des terres agricoles qui changent de main aujourd’hui ? La tendance est la même depuis des dizaines d’années : le nombre de fermes s’effondre — les trois quarts ont disparu en cinquante ans —, alors que leur surface moyenne s’agrandit.
« Il y a un risque d’aller vers un modèle agricole de plus en plus industrialisé, piloté par des agri-managers, estime Coline Sovran, autrice du rapport de Terre de liens. Une autre bascule, vers une agriculture humaine, avec une approche sensible de son territoire, de la biodiversité, des sols, est possible. »
Des réponses loin de la réalité
Pour l’instant, ce n’est pas le choix que semble avoir fait le gouvernement dans sa réponse à la crise agricole. Il a mis en suspens le plan de réduction des pesticides Écophyto, maintenu la niche fiscale du gazole non routier (carburant des tracteurs), débloqué des aides d’urgence, annoncé de multiples « simplifications » de normes environnementales, allégé la réglementation sur les haies alors que « 23 500 km de linéaire disparaissent chaque année » selon France Nature Environnement, autorisé la suppression des jachères qui ont un intérêt pour la biodiversité…
Certaines mesures sont déjà entrées en vigueur. D’autres devront attendre encore quelques mois, notamment celles concernant le revenu agricole, cœur du problème. La loi Égalim, qui est censée rééquilibrer les négociations entre agriculteurs, agroalimentaire et supermarchés va connaître sa quatrième version en six ans.
Le 21 février, Gabriel Attal vantait la réponse du gouvernement à la crise sous les dorures de Matignon. Ses services diffusaient un tableau permettant de suivre l’avancement de chacune des soixante-deux mesures promises. Paradoxalement, le document a l’allure d’un formulaire administratif interminable à l’image de ceux que les agriculteurs dénoncent.
« Il n’y a aucune remise en cause de la trajectoire tendancielle, et elle n’est pas rose »
« Les réponses du gouvernement ne correspondent pas au cœur des revendications des agriculteurs, qui portent sur le revenu et les problèmes climatiques — sécheresse, inondations, estime Clotilde Bato, coprésidente du collectif d’organisations paysannes et écologiques Nourrir. Ce n’est pas en favorisant l’agrandissement des élevages industriels, les mégabassines et les pesticides que l’on répondra aux crises qui vont se multiplier. Nous sommes inquiets de cette vision court-termiste. »
«Il y a comme un grand retour au productivisme des années 70», observe aussi Christian Couturier, directeur de l’association Solagro. Comme le montre le graphique de Reporterre, les élevages ne cessent de se concentrer, les tracteurs sont de plus en plus puissants pour permettre d’exploiter de plus grandes surfaces avec un minimum d’agriculteurs, les surfaces irriguées (pour augmenter les rendements notamment) croissent, l’endettement des agriculteurs aussi.
« Il n’y a aucune remise en cause de la trajectoire tendancielle, et elle n’est pas rose, poursuit l’ingénieur. On continue à perdre des actifs agricoles, des terres agricoles, du potentiel productif. Les nappes d’eau sont contaminées par les pesticides. C’est alarmant et hors de contrôle. » Il cite une étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). « Elle a évalué les coûts cachés du système alimentaire français à 163 milliards d’euros par an, et encore elle n’inclut pas les pesticides. C’est sous-évalué et cela représente déjà 10 % du PIB, souligne Christian Couturier. Aucune des mesures adoptées par le gouvernement n’est à la hauteur des enjeux, ou contribuera à freiner cela. Au contraire. »
Même les scientifiques protestent. Réagissant à la mise en pause du plan Écophyto, 140 d’entre eux estimaient dans une tribune publiée dans La Croix que cela était « un déni de décennies d’activités de recherche scientifique », montrant qu’il faut « diminuer rapidement et fortement la dépendance de notre agriculture aux pesticides de synthèse ». Le comité scientifique du plan Écophyto a aussi contesté le choix du gouvernement de changer d’indicateur pour mesurer la baisse des pesticides.
« Le gouvernement minore le besoin de transformation profonde de l’agriculture »
Face au désastre de la course productiviste, une autre voie s’est construite. Le bio, en particulier, a affiché pendant des années une croissance à deux chiffres, la France devenant même l’an dernier le pays européen avec le plus de surfaces en bio (10,7 % de la surface agricole française). De quoi refléter « avant tout les efforts des agriculteurs, dans un contexte qui n’est pas favorable depuis longtemps », souligne Véronique Lucas.
Las, les alternatives sont désormais en berne. Le bio subit de plein fouet une crise de la demande depuis près de deux ans. « Un tunnel dont on ne voit pas le bout », reconnaît Philippe Camburet, président de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab). Le syndicat a calculé que face à cette crise, seules 10 % des fermes bio ont pu être aidées en 2023. Gabriel Attal a depuis annoncé 50 millions de plus. Soit seulement 833 euros par ferme bio, déplore la Fnab, qui estime que les besoins sont cinq fois supérieurs.
Ces dernières années, le gouvernement a aussi diminué les aides aux associations qui promeuvent une agriculture paysanne. Il a augmenté les financements de la FNSEA au détriment des autres syndicats que sont la Confédération paysanne et la Coordination rurale. Il a choisi, dans la distribution des aides de la PAC, de faire le minimum pour l’agroécologie. Il soutient la déréglementation des nouveaux OGM.
Comme un retour de bâton contre l’agriculture paysanne et écologique qui avait le vent en poupe, que Philippe Camburet fait notamment remonter à la guerre en Ukraine. « Il y a eu comme une psychose, la crainte de manquer, dit-il. Cela a autorisé tout un tas de reculs écologiques. » « Pendant longtemps, l’action publique n’était pas à la hauteur des enjeux écologiques, mais faisait des petits pas, observe Véronique Lucas. Désormais, il n’y en a même plus, le gouvernement actuel minore le besoin de transformation profonde de l’agriculture. »
Pourtant, la relève agricole est là et aspire à une agriculture paysanne et respectueuse du vivant. Les chiffres sont formels : plus de 21 000 personnes chaque année se présentent aux chambres d’agriculture avec un projet d’installation. Parmi ces candidats, une bonne partie souhaite le faire en bio. Nous n’avons pas trouvé de chiffre national, mais en Bretagne, ils sont 31 % à vouloir se lancer en bio. En Pays-de-la-Loire, 41 %.
« Ces personnes sont motivées pour nourrir la population, mais aussi pour s’installer sur des modèles qui respectent les ressources naturelles », se félicite Clotilde Bato. Mais un tiers d’entre eux n’arrivent pas à s’installer, déplore le collectif Nourrir. Pour les y aider, cela tombe bien, le gouvernement finalise un projet de loi d’orientation agricole avec un volet sur l’installation. « C’est une occasion unique d’agir », encourage la coprésidente de Nourrir.
Une autre solution bien connue serait de revoir la distribution des aides de la PAC. Il est possible de les orienter vers un soutien à une agriculture plus écologique. Le gouvernement a une fenêtre de tir l’an prochain : il devra faire un bilan de la répartition actuelle des subventions. « Il n’est pas logique de subventionner des fermes qui produisent pour l’export », proteste Philippe Camburet.
Autant de mesures à prendre avant qu’il ne soit trop tard. Le gouvernement n’échappera pas aux problèmes écologiques, estime Véronique Lucas. Par exemple, « sur les pesticides, il y a tellement de résidus dans l’eau que beaucoup d’élus locaux sont dans des situations impossibles. La région rennaise a frôlé la rupture d’approvisionnement en eau potable en 2022. Cette situation va revenir, et le gouvernement ne pourra pas traiter Rennes comme il a traité Mayotte ». Pour le président, « c’est le moment d’être courageux », encourage Clotilde Bato.