Le dimanche 4 septembre, 62% des Chiliens ont voté contre la proposition de nouvelle Constitution .Un pays fracturé, un électorat abstentionniste contraint d’aller voter, une campagne de désinformation alimentée par les médias principalement conservateurs . Le président Gabriel Boric a aussitôt annoncé sa volonté de relancer « un nouveau processus constitutionnel » et a procédé à un premier remaniement ministériel ….
Comment expliquer cet échec aussi cuisant alors que les Chiliens étaient pour la rédaction d’une nouvelle Constitution ? Y a-t-il une chance qu’un nouveau texte soit écrit ? Christophe Pajet au micro de RFI, dans une vidéo de 4’29 » datée du 8 septembre …
Franck Gaudichaud, Professeur d’études latino-américaines à l’Université Toulouse – Jean Jaurès répond aux questions de Nina Soyez pour TV5Monde …
TV5MONDE : Comment comprendre ce « non » massif alors qu’en 2020, 79% des Chiliens avaient approuvé la nécessité de la rédaction d’une nouvelle Constitution ?
Franck Gaudichaud, professeur d’études latino-américaines à l’Université Toulouse – Jean Jaurès : L’ampleur de la victoire du rechazo (« rejet ») est en effet une surprise, y compris pour les sondeurs. Il y a plusieurs facteurs qui peuvent cependant l’expliquer. Le premier, c’est qu’il y a eu une campagne très offensive de la part des grands médias et des milieux conservateurs contre la Constitution. Il y a eu tout une série importante de fake news qui a vraiment marqué l’opinion publique. J’ai pu m’en rendre compte en parlant dans la rue avec les gens qui affirmaient qu’on allait prendre leur maison, qu’une partie des héritages serait finie.
Il y a aussi tout un travail d’explication de ce qu’est la convention constitutionnelle qui n’est pas arrivé jusqu’au bas de la société. Toutes les discussions sur les avancées possibles, sur la sécurité sociale, les droits fondamentaux, le retour de l’eau comme bien public, sont restées dans les hautes sphères de la société.
TV5MONDE : Comment s’est déroulé la campagne de ce référendum ?
Elle a été très polarisée. La Constitution a été distribuée assez tardivement. Ça a été d’ailleurs accompagné de polémiques car c’est le gouvernement lui-même qui les a imprimées.
Il y a aussi eu une relation asymétrique dans le traitement du nouveau texte constitutionnel d’un point de vue médiatique. Les anciens constituants (NDLR : les rédacteurs du texte constitutionnel) affirment aussi que c’est une défaite avant tout médiatique, mais je pense que c’est plus profond que ça. C’est aussi une défaite politique importance pour le gouvernement.
Il y a dans ce résultat des votes sanction contre le gouvernement de Gabriel Boric. Si on regarde les sondages, il a perdu une grande partie de son appui initial et il y a une grande désillusion au sein même des files de la gauche chilienne.
TV5MONDE : C’est d’ailleurs Antonio Kast, leader de l’extrême-droite, qui déclarait que cette défaite était aussi celle de Gabriel Boric.
Oui, et sur ce point je pense qu’il n’a pas tort. D’ailleurs, Boric l’a reconnu en filigrane après l’annonce des résultats, en disant qu’il fallait qu’il fasse sa part d’auto-critique. C’est peut-être juste une phrase mais c’est en effet une défaite politique, qui d’ailleurs va avoir des effets inconsidérables sur la suite de son mandat.
Le dernier élément à prendre en compte, c’est l’effet du système électoral. Pour la première fois au Chili, il y a eu une inscription automatique et une obligation de vote pour un scrutin. Pour rappel, quand il y a eu cette immense majorité pour la rédaction d’une nouvelle Constitution en 2020, il y a aussi eu une très forte abstention qui dépassait les 60% dans certaines communes du pays. Tout ce corps électoral silencieux s’est exprimé ce 4 septembre et a choisi massivement le rejet.
TV5MONDE : Qu’est ce que ce référendum comportait de trop radical pour la population chilienne ?
La question des droits indigènes a eu un véritable impact dans les secteurs conservateurs et centristes. Certains avançaient que les nouveaux droits indigènes territoriaux allaient plus peser que ceux des Chiliens et que la question de la reconnaissance de la pluri-nationalité allait diviser le pays. Là, encore des arguments de fake news.
La question du logement et de la propriété a aussi été fortement remise en question. Le texte constitutionnel stipulait le renforcement du système de logements sociaux et de l’intervention de l’État dans la construction de logements. Cela a été faussement traduit comme comme la fin de la propriété privée.
À propos du système politique aussi, les débats sur la suppression du Sénat et le nouveau rôle du Parlement ont fait débat mais c’était moins central.
TV5MONDE : Qu’est-ce que ce résultat dit de l’opinion chilienne ? Ce résultat confirme ce qu’on voyait déjà dans les dernières élections. Dans les grands centres urbains notamment Santiago, il y a eu plutôt un vote progressiste et favorable à la nouvelle Constitution. Dans le Nord, la question de la crise migratoire et de violence des cartels a beaucoup pesé en faveur du « rechazo« . Dans le Sud, la question des revendications et du conflit Mapuche a aussi radicalisé les positions. (NDLR : les Mapuche, littéralement le « peuple de la terre », est la principale population indigène du Chili (1,7 million de personnes sur 19 millions))
Il y a donc une grande fracture territoriale au Chili entre les centres urbains et les régions rurales, entre le Nord, le Sud et le centre du pays.
Il y a cependant des exemples qui montrent de fortes contradictions. À Petorca, une petite commune connue pour sa crise radicale de l’eau a voté majoritairement pour le rejet de la Constitution. La Constitution réinscrivait pourtant les droits à l’eau et l’eau comme bien public. Cela a même été une revendication historique dans cette commune lors des mouvements sociaux. On voit donc qu’une grande partie de la population n’a pas vu son intérêt, même immédiat, dans ce nouveau texte.
TV5MONDE : Peut-on dire que l’opinion reste majoritairement conservatrice ?
C’est indéniable. C’est d’ailleurs un élément à analyser. Si en octobre 2019, une grande révolte populaire a bouleversé la société au Chili, on voit aujourd’hui qu’il reste des réticences très fortes dans le corps social.
On l’avait vu avec le résultat d’Antonio Kast, alors candidat d’extrême-droite à la dernière présidentielle, qui est arrivé en tête au premier tour. Ça avait surpris tout le monde.
La droite traditionnelle a alors été écartée et c’est l’extrême-droite qui a surgi en arrivant au deuxième tour. Cette demande-là, Kast a réussi à la capter et elle vient de s’exprimer massivement dans ces élections. Il faut souligner aussi l’intelligence tactique de l’opposition qui a abandonné son discours des trente dernières années qui disait que la Constitution de Pinochet était bonne et que le Chili fonctionnait. Ils ont compris que ce n’était plus possible de tenir un tel discours. Ils ont donc réalisé une campagne de rejet de cette nouvelle Constitution mais d’adhésion pour un nouveau texte.
TV5MONDE : Les partisans du rechazo (« rejet ») se rangent-ils tous derrière la même bannière politique ?
L’ensemble de l’opposition politique s’est allié derrière la consigne de ne pas fermer la porte à un changement constitutionnel, tout en critiquant cette Constitution là. Mais au final, le vote du rejet est très hétérogène dans ses ressorts politiques. Ça va de la revendication de la Constitution de 1980 autoritaire à l’acceptation d’un changement mais pas avec ce texte là, présenté comme trop radical allant trop loin sur un nombre de droits fondamentaux. Il y a une partie du corps électoral catholique qui voyait d’un mauvais oeil que l’avortement soit inscrit dans la Constitution par exemple. Les évangélistes et catholiques ont donc plutôt rejeté cette position.
D’un certain point de vue, c’était une Constitution très avancée sur un ensemble de sujets. En allant aussi loin, les constituants se sont opposé à un large ensemble de corps sociaux qui pour des raisons diverses ont refusé d’approuver cette Constitution
Au Chili, le « non » massif pour remplacer la constitution héritée de Pinochet
CHILI – C’est « non ». Les Chiliens ont massivement rejeté dimanche 4 septembre la proposition de nouvelle constitution qui visait remplacer celle héritée de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990).
Quelque 61,9 % des électeurs, soit plus de 7,8 millions de personnes, ont glissé le bulletin « je rejette », contre 4,8 millions (38,1 %) favorables à la mention « j’approuve », selon les résultats définitifs.
« L’aspiration au changement et à la dignité exige de nos institutions et acteurs politiques qu’ils travaillent avec plus d’engagement, de dialogue, de respect et d’affection, jusqu’à ce que nous arrivions à une proposition qui nous convienne à tous. Nous allons dans cette direction. Vive la démocratie et vive le Chili ! », a écrit le président sur Twitter.
Ce choix ne fait cependant que suspendre le processus de nouvelle Constitution entamé après le violent soulèvement populaire de 2019 réclamant plus de justice sociale, et rendait coupable de tous les maux du pays celle rédigée sous le régime militaire.
L’opposition conservatrice opposée au texte
« Je m’engage à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour construire un nouveau processus constitutionnel », a aussi solennellement déclaré après les résultats le président de gauche de 36 ans élu en décembre.
Depuis le palais présidentiel de la Moneda, il a lancé « un appel à toutes les forces politiques pour qu’elles fassent passer le Chili avant toute divergence légitime, et qu’elles se mettent d’accord le plus rapidement possible sur les délais et les contours » de ce nouveau processus « dans lequel, bien sûr, le Parlement devra être le principal protagoniste ».
Célébrant la « défaite pour les refondateurs du Chili », Javier Macaya, président du parti ultra-conservateur UDI, a dit lors d’une conférence de presse vouloir également « poursuivre le processus constitutionnel », comme s’y était engagée l’opposition durant la campagne pour faire barrage au texte proposé.
L’inscription de l’IVG dans la constitution a fait des vagues
Un premier référendum en octobre 2020 avait clairement appelé à la rédaction d’une nouvelle Loi fondamentale (79 %), et voir effacée l’ombre de Pinochet et d’un Chili laboratoire de l’ultra-libéralisme.
Mais le fruit d’une année de travail des 154 membres d’une Assemblée constituante, élus en mai 2021 pour rédiger la proposition, a semble-t-il trop bousculé le conservatisme d’une majeure partie de la société chilienne.
De nouveaux droits sociaux avaient pourtant été pensés pour équilibrer une société aux fortes inégalités sociales, en proposant de garantir un droit à l’éducation, à la santé publique, à une retraite ainsi qu’à un logement décent, pour ne plus les laisser aux seules mains du marché.
L’inscription dans le marbre du droit à l’avortement, un sujet qui fait débat dans le pays où l’IVG n’est autorisée que depuis 2017 en cas de viol ou de danger pour la mère ou l’enfant, ou encore la reconnaissance de nouveaux droits aux peuples autochtones, a crispé les débats souvent houleux dans une campagne baignée dans un climat de désinformation.
Vent de changement dans la jeunesse
Comme elle, quelque 100 000 Chiliens installés à l’étranger étaient appelés à se prononcer dimanche, pour eux de manière volontaire. Cette volonté de changement perçue à l’étranger et dans la capitale Santiago, surtout dans la jeunesse qui a envahi les rues, a été balayée par l’immense rejet qu’inspirait le texte « dans le sud et le nord du pays », selon Marta Lagos, sociologue et fondatrice de l’institut de sondage Mori.
Ces deux régions connaissent de graves problèmes de violence et d’insécurité. Dans le sud, en raison de conflits autour de terres revendiquées par des groupes radicaux indigènes Mapuche et, dans le nord, en raison de l’afflux migratoire, des problèmes de pauvreté et de trafic d’êtres humains.
Selon elle, les tenants du « non » forment un groupe « très hétérogène » avec une forte fibre « populiste » alimentée par la « peur » de se voir dépossédés. Mais des voix de centre-gauche se sont également jointes aux protestations. « Personne n’avait prévu cet écart de plus de 20 points de pourcentage », a-t-elle écrit sur Twitter, qualifiant le résultat d’« échec retentissant ».
Chili : surmonter l’échec de la réforme constitutionnelle
L’engagement pris par le président, Gabriel Boric, et la droite chilienne de poursuivre le processus après le rejet massif par référendum du projet de Constitution devra être l’occasion de lever les inquiétudes suscitées par un texte très ambitieux à l’aune d’un pays encore pétri de conservatisme.
Le reflux est brutal. A une très forte majorité (près de 62 %), les Chiliens ont repoussé, le 4 septembre, un projet très ambitieux de réforme de la Constitution qui promettait de clore définitivement les années sombres de la dictature d’Augusto Pinochet. Enclenché en 2019 par un mouvement massif de protestation contre un « modèle chilien » néolibéral décomplexé à l’origine d’une fracture sociale devenue insupportable, le processus de réforme constitutionnelle avait pourtant été loué initialement pour son exemplarité.
Il avait été soutenu massivement par le peuple chilien, qui avait approuvé à près de 80 % son principe par référendum, en octobre 2020, avant de désigner une assemblée constituante élargie à bien d’autres forces sociales que celles représentées par les partis politiques traditionnels. Deux ans plus tard, la défaite du camp Apruebo, incarné par le jeune président, Gabriel Boric, élu triomphalement en décembre 2021 mais qui n’a pu prendre ses fonctions qu’au mois de mars, est d’autant plus cinglante.
Sentiment d’occasion perdue
Il appartiendra aux défenseurs de ce projet de transformation profonde du Chili d’analyser les causes de leur échec dans un référendum sujet, hélas, comme pour celui qui a entraîné le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, à la propagande du pire et à la désinformation. Le sentiment d’occasion perdue serait sans doute moins grand si les électeurs avaient voté moins pour donner leur sentiment sur le projet de réforme que pour exprimer un mécontentement conjoncturel lié à la crise migratoire alimentée par l’arrivée de Vénézuéliens quittant un pays à la dérive, à une inflation mondiale ou encore au sentiment d’insécurité.
Mais la victoire du camp rechazo traduit plus certainement le rejet de progrès qui s’inscrivent pourtant dans le sens de l’histoire. Il s’agit de plus grands droits sociaux, de la parité, du droit des femmes à disposer de leur corps, d’une véritable reconnaissance des peuples autochtones et de droits qui alimentent les résistances, ou encore de celle de l’eau comme « bien commun » et non plus comme produit soumis à l’arbitraire d’un marché complètement dérégulé.
Parce que ces thèmes parcourent une bonne partie de l’Amérique du Sud, comme on l’a encore vu en Colombie, en juin, avec la défaite historique de la droite, l’échec du référendum du 4 septembre dépasse d’ailleurs les frontières du Chili. A la veille d’une élection présidentielle encore incertaine au Brésil, ce rejet constitue le premier revers majeur d’une gauche qui n’avait cessé jusqu’alors d’accumuler les succès à l’échelle du sous-continent.
Heureusement pour les Chiliens, leur vote sans appel ne marque pas pour autant la fin définitive du processus constitutionnel. La droite chilienne, qui a fait campagne contre le projet, avec le soutien d’une partie du centre gauche, s’est en effet engagée, comme Gabriel Boric, à remettre l’ouvrage sur le métier.
Cette nouvelle tentative devra être l’occasion de corriger les erreurs commises pendant la rédaction du projet de réforme, en partie liées à l’entrée en scène de novices de la politique, si souhaitable soit-elle. Elle pourra être également propice à lever les inquiétudes suscitées par un texte très ambitieux à l’aune d’un pays encore pétri de conservatisme, et à trouver les compromis capables de nourrir le consensus qui a fait défaut. Les Chiliens auraient beaucoup à perdre si l’espoir suscité par le premier référendum de 2020, puis par l’élection de Gabriel Boric, retombait aussi brusquement.
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