Chili : éviter l’innommable au second tour de la présidentielle …

Le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast et celui de la gauche, Gabriel Boric, seront opposés le 19 décembre pour le second tour. Le 21 novembre, le premier a obtenu  près de 28 % des suffrages, le second plus de 25 % . En décortiquant le programme de Kast, on comprend vite que cette fois-ci, il ne s’agit pas seulement de changer de président mais de choisir un autre destin, en évitant … l’innommable !

Au programme du candidat Kast à la présidence du Chili, un florilège de mesures particulièrement aberrantes :
➡️ forcer toute fille violée à être mère (page 14 de son programme).
➡️ inverser la loi sur l’avortement en 3 causes (page 14).
➡️ poursuivre des activistes de l’opposition dans toute l’Amérique latine (page 27 de son programme).
➡️ supprimer le Ministère de la femme (page 14 de son programme).
➡️ interdire le mariage égalitaire (page 25 de son programme).
➡️ subventionner uniquement aux familles mariées (page 33 de son programme).
➡️ augmenter la pension uniquement aux retraités des Forces Armées (page 51 de son programme).
➡️ empêcher l’éducation intégrale du genre (page 22 de son programme).
➡️ avaliser la militarisation et la violence d’État dans l’Araucanie (page 7 de son programme).
➡️ réprimer la criminalité sans inclure suffisamment de politiques de rééducation (page 8 de son programme).
➡️ augmenter les dépenses dans les forces armées sans inclure de contrôle et de dénonciation des niveaux très élevés de corruption dans ces institutions (page 8 de son programme).
➡️ privilégier le modèle de famille traditionnel, excluant d’autres formes de familles multiples (page 15 de son programme).
➡️ favoriser l’ingérence des Églises chrétiennes dans l’État en diluant leurs limites et leurs frontières, propres à tout État moderne (page 15 de son programme).
➡️ restreindre l’adoption uniquement aux couples hétérosexuels et mariés (page 17 de son programme).
➡️ obliger toute école publique à donner des cours de religion (page 25 de son programme).
➡️ enlever des financements publics au Musée de la Mémoire, fondamental pour l’éducation aux droits de l’homme (page 29 de son programme).
➡️ déconsidérer l’impôt sur les super-riches en encourageant les inégalités (page 44 de son programme).
➡️ maintenir la privatisation de l’eau au lieu de la considérer comme un bien public (page 52 de son programme).
➡️ encourager et encourager les hydroélectriques, au détriment de l’équilibre écologique (page 52 de son programme).
➡️ abroger la réforme du travail qui protège les syndicats (page 55 de son programme).
➡️ précariser l’emploi, en permettant aux employeurs de licencier des employés sans respecter les droits du travail (page 56 de son programme).
➡️ … sans oublier la suppression du Ministère des Cultures, des Arts et du Patrimoine !

Ces quelques mesures résument le choix qui s’offre aux électrices et électeurs chiliens le prochain 19 décembre … A signaler qu’au 1er tour, seulement

47% des 15 millions d’électeurs chiliens se sont rendus aux urnes : l’historique taux de participation de 49,2% avait été atteint lors du référendum d’octobre 2020, fruit de la révolte sociale de 2019, qui a plébiscité à 78% la rédaction d’une nouvelle Constitution pour remplacer l’actuelle héritée de l’ère Pinochet …


Dans un Chili divisé, un duel entre l’extrême droite et la gauche au second tour de la présidentielle

Un article de Yasna Mussa paru dans Médiapart du 22 novembre 2021

Dans un discours prononcé dimanche soir, Gabriel Boric, un ancien dirigeant étudiant de 35 ans qui espère devenir le président le plus jeune de l’histoire chilienne, a reconnu que le second tour serait « serré, difficile ». « Mais nous allons le gagner, camarades. C’est précisément dans les moments difficiles, lorsque la route devient accidentée, que l’on met à l’épreuve le courage des dirigeants et des projets qui les soutiennent. »

« Le défi qui commence, a poursuivi le dirigeant de la coalition de gauche Apruebo Dignidad, nous n’allons pas l’aborder contre quelque chose, nous n’allons pas nous opposer à l’autre candidat, ce n’est pas mon style, nous serons les porte-parole de l’espoir, du dialogue et de l’unité. »

Gabriel Boric a rappelé que « ce n’est pas la première fois qu[’ils partent] de derrière » et demandé à ses électeurs « de ne pas tomber dans le mépris ou la provocation envers ceux qui ont fait des choix différents ».

« Notre croisade, pour laquelle nous allons nous déployer dans tout le Chili, est que l’espoir l’emporte sur la peur », a déclaré Boric, qui a également demandé à son équipe politique d’organiser des débats avec José Antonio Kast pour affronter le second tour en décembre.

Le candidat d’Apruebo Dignidad s’est également engagé à défendre la Convention constitutionnelle, la Constituante, dont la majorité est dirigée par des représentants de la gauche et des indépendants.

Avec une gauche fragmentée, Boric, ex-membre du Congrès, n’a pas réussi à séduire davantage d’électeurs au cours des derniers mois de la campagne.

Main tendue

Dans un pays divisé et avec un retournement de situation que de nombreux analystes n’arrivent toujours pas à expliquer après la mobilisation sociale de 2019, la grande surprise de la soirée est venue de Franco Parisi, un candidat qui a fait campagne à distance depuis les États-Unis et s’est tenu à l’écart des débats présidentiels. Avec 12,81 % des suffrages, il est arrivé en troisième position sans avoir mis les pieds dans le pays, battant le favori de la droite, Sebastián Sichel, et la candidate centriste, Yasna Provoste.

Boric a d’ailleurs tendu la main aux candidats de gauche et de centre-gauche, dont Yasna Provoste et le socialiste Marco Enríquez-Ominami, et à leurs électeurs. « Personne n’est laissé de côté. Nous voulons parler aux électeurs de Franco Parisi. Et à ceux qui ont peur de la délinquance, nous voulons leur dire que nous sommes avec eux. Et aussi avec ceux qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. […] Nous pouvons avoir un pays différent. »

Au milieu d’une chaude journée de printemps austral, les Chiliens ont dû supporter de longues files d’attente et se plier aux restrictions sanitaires imposées par la pandémie de Covid-19 pour participer à une élection marquée par un taux de participation de 47,19 %, soit seulement 0,47 % de plus que l’élection présidentielle de 2017.

« Je félicite José Antonio Kast et Gabriel Boric pour leur victoire au premier tour », a déclaré le président Sebastián Piñera, qui quittera ses fonctions en mars prochain et qui, selon la loi, ne peut briguer un troisième mandat. Piñera a aussi appelé les deux adversaires à la « modération ».

Serrant dans ses bras un drapeau chilien et accompagné de sa femme, le candidat d’extrême droite a célébré sa victoire sur scène lors d’un rassemblement au cours duquel les participants ont scandé « Le Chili est et sera un pays de liberté », un slogan classique de l’ère de la dictature militaire d’Augusto Pinochet.

Kast a remercié Dieu et prononcé un discours semblable à ceux de sa campagne, dans lequel il a fait référence à l’ordre et à la sécurité intérieure. « Nous sommes la seule candidature qui permettra de retrouver la paix, d’affronter les criminels et les trafiquants de drogue, et de mettre fin au terrorisme. Il n’y a pas d’autre option présidentielle que la nôtre », a-t-il déclaré.

Jouant sur la peur du communisme, Kast s’est référé à son rival en assurant que « Boric et le Parti communiste veulent accorder le pardon aux vandales qui détruisent. Ils se réunissent avec des terroristes et des meurtriers. Ils veulent l’instabilité, fermer les frontières au commerce, avancer sur la voie de la haine ».

Santiago du Chili, le 21 novembre 2021. Les partisans de Gabriel Boric se rassemblent après les résultats du premier de l’élection présidentielle. © Photo Cris Saavedra Vogel / Agence Anadolu via AFP

Surprise au Sénat

La surprise vient également d’un autre scrutin où il fallait aussi élire des sénateurs, des députés et des conseillers régionaux. La droite a réussi à emporter la moitié des sièges au Sénat, un résultat sans précédent, tandis que la coalition de Gabriel Boric n’a pas obtenu les sièges escomptés, atteignant seulement 19,2 % des voix.

Cependant, le Parti communiste est de retour au Sénat, après presque cinq décennies d’absence, et Fabiola Campillai, candidate indépendante, rendue aveugle après avoir été victime de la répression policière lors des manifestations de 2019, a recueilli, contre toute attente, le plus de suffrages à Santiago.

Consciente de ce que sa victoire représente pour l’opposition, Campillai s’est déclarée prête à discuter avec Boric pour un éventuel soutien au second tour, assurant que « Boric doit s’engager à ce qu’il y ait liberté et vérité pour tous les prisonniers politiques de la révolte sociale. Ils doivent obtenir justice et réparation, non seulement pour nous les victimes et aujourd’hui survivants, mais aussi pour les familles de tous ceux qui ne sont plus là. Et des garanties que cela ne se répètera pas ».

Compte tenu de ces résultats, aucun des candidats ayant atteint le second tour de la présidentielle ne disposera d’une majorité au Congrès en cas de victoire et chacun sera donc obligé de négocier des alliances avec les autres forces politiques.

Yasna Mussa


L’analyse de Franck Gaudichaud.

Après le premier tour de l’élection présidentielle au Chili, le danger est grand pour les Mapuches, les femmes, les migrants, pour le mouvement politique et syndical de voir l’arrivée au pouvoir des néo-fascistes de Kast. Franck Gaudichaud, professeur des universités en Histoire et études latino-américaines contemporaines et membre du NPA fait le point sur la situation.
Une vidéo de 7’30 » produite par Le Média …


Présidentielle au Chili : séisme politique

Dix années ont passé depuis que le Chili a connu de fortes mobilisations étudiantes contre le premier gouvernement de Sebastian Piñera afin d’exiger une éducation gratuite et de qualité. Ce mouvement a construit de nouvelles aspirations et avec elles de nouveaux leaders politiques. Une décennie plus tard, une des figures de ce mouvement étudiant arrive deuxième lors du scrutin de ce premier tour de l’élection présidentielle avec 25 % des suffrages, il s’agit de Gabriel Boric, 35 ans et originaire de la région de Magallanes, la Patagonie chilienne. Face à lui, encore improbable il y a peu, le candidat d’extrême droite José Antonio Kast se classifie en tête du second tour avec 28 % des voix.

Dans un pays où le peuple a voté très largement en faveur de la création d’une Assemblée constituante en 2020 afin d’effacer l’héritage institutionnel de Pinochet, la qualification au second tour de José Antonio Kast est un véritable grain de sable dans la machine transformatrice du pays. La surprise est de taille, comment un pays a-t-il pu voter si massivement en faveur d’un changement profond de ses institutions et donner autant d’importance à un candidat qui rejette l’Assemblée qui formule ces évolutions ? Le résultat élevé de l’extrême droite s’explique d’abord et surtout par l’érosion au fil des semaines de la candidature de Sebastian Sichel. Ce dernier, soutenu par les partis du gouvernement actuel, s’est effondré dans les sondages ces dernières semaines. Les électeurs de droite voient dans le candidat Kast une valeur sûre pour défendre leurs intérêts économiques et leur vision conservatrice de la société.

Ces résultats électoraux montrent avant tout un rejet des forces politiques traditionnelles qui ont gouverné ces 35 dernières années. Les deux candidats qualifiés au second tour incarnent deux visions opposées du Chili. L’un est issu des mouvements sociaux avec un programme ancré à gauche, l’autre est un fervent défenseur de la dictature Pinochet qui construit son discours sur le retour de l’ordre et le rejet de l’immigration.

L’échiquier politique se retrouve plus polarisé que jamais. La gauche a retrouvé une flamme dans la rue au détriment des sociaux-démocrates et revendique des changements politiques, sociaux et économiques plus radicaux. La droite conservatrice, nostalgique du pinochétisme, trouve dans José Antonio Kast l’opportunité d’une revanche contre la constituante et une alternative contre une droite qui a concédé ce péché originel. Inspiré par une victoire à la Bolsonaro, envers et contre tous, l’héritier autoproclamé de Pinochet se veut le sauveur et le restaurateur d’un système autoritaire.

Pourtant la crise sanitaire ne fait qu’accentuer le malaise social qui a poussé la population dans les rues et qui parvint à obtenir cette lourde concession de la droite : une nouvelle constitution en 2022. Depuis, la pauvreté et les inégalités n’ont cessé d’augmenter partout dans le pays. Seul un déblocage politique et institutionnel pourra résolument transformer la société chilienne. De ces bouleversements politiques émergeront des réformes économiques ambitieuses à même de répondre aux revendications de 2019.

C’est pourquoi le candidat de gauche apparaît comme étant celui le mieux à même de créer les conditions nécessaires d’un processus de changement dans le pays andin. Le prochain président devra faire face à de nombreux défis et notamment reconstruire la confiance brisée pendant 4 ans de gouvernement du milliardaire Piñera, où les droits humains ont été terriblement bafoués. Pour y parvenir, Gabriel Boric va devoir élargir et négocier des accords d’appareil avec les autres forces de gauche. Mais il devra aussi et surtout aller capter les voix du candidat surprise Franco Parisi, sans décevoir son propre électorat. Parisi catalogué de centriste et libéral est arrivé en troisième place de ce premier tour avec près de 13 %. Tout doit être fait pour freiner l’extrême droite et donner une stabilité politique au pays.

Cette fois-ci, il ne s’agit pas seulement de changer de président, il s’agit d’un tournant historique, il s’agit d’embrasser un autre destin, il s’agit d’éviter l’innommable.

Pierre Lebret, politologue, expert du Chili et de l’Amérique latine
Christophe Bieber, historien, expert de l’Amérique latine
Florian Lafarge, ancien conseiller du porte-parole du gouvernement français (2012-2017)


 A suivre …