C’est le 50ème anniversaire de la lutte sur le plateau du Larzac (Aveyron). Une lutte contre l’extension d’un camp militaire qui durera une décennie. Cinquante ans plus tard, que reste-t-il de cet esprit de solidarité chez les paysans ? Sur le Larzac, paysannes et paysans peuvent lancer une activité agricole sans être propriétaires des terres ni des outils de production. Et ce système de bail attire de nombreuses candidatures …
Sur le Larzac, l’installation paysanne par la non-propriété
Les projets se bousculent dans leur tête. Faire du fromage, transformer la laine et les peaux des brebis, récupérer le fumier, se réapproprier la mise à mort de l’animal… Au moment où je les rencontre, Patrick Mayet et Mathilde Schlaeflin sont installés depuis à peine une dizaine de jours dans la ferme de La Borie, sur le plateau du Larzac. Mais ils voient déjà loin.
Leur projet ? Valoriser de bout en bout leur élevage de chèvres et de brebis en relançant des filières aujourd’hui quasiment disparues en France, dans une logique d’autoproduction locale, sans intermédiaires. « Mettre tout en cohérence », disent-ils.
Jusqu’ici, ce couple d’éleveurs-bergers transhumants évoluait entre le Gard et l’Hérault, dans la plus grande précarité. Il faisait paître ses bêtes sur des parcelles privées, sur la base d’accords oraux ou de conventions temporaires. Rien n’était acquis, pas même le logement – leur demeure la plus fixe était une caravane. « Nous passions énormément de temps à nous déplacer d’un endroit à l’autre, cela nous empêchait de mener d’autres projets », raconte Mathilde.
Il y a trois ans, ils entendent parler de terres amenées à se libérer sur le causse du Larzac : 250 hectares, dont une partie boisée, pour du pâturage à l’année. Elles sont alors exploitées par Christian Roqueirol, un éleveur installé sur le plateau depuis le milieu des années 1970, qui s’apprête à partir à la retraite. Ces terres ne lui appartiennent pas : elles relèvent de la SCTL, la Société civile des terres du Larzac. Fondée en 1985, cet office foncier gère les 6 300 hectares de parcelles qui avaient été rachetées par l’État pour l’extension du camp militaire. Elles sont attribuées, sous la forme d’un « bail de carrière », à une paysanne ou un paysan, pendant toute la durée de son travail sur place. À sa retraite, les parcelles sont remises dans le circuit.
L’intérêt de ce schéma ? Les jeunes installés n’ont pas besoin de s’endetter jusqu’à la fin de leurs jours pour acheter terres, machines, locaux professionnels… Ils sont simplement locataires des parcelles et de l’outil de production, jusqu’à la transmission suivante. Pour Mathilde et Patrick, dont le projet a été retenu par la SCTL après l’étude de différents dossiers – neuf candidats au total s’étaient présentés pour cette reprise –, le loyer des terres s’élèvera modestement à quelque 3 500 euros par an.
Quant à la maison, sans chauffage et très délabrée, ils n’ont eu à débourser que 19 000 euros pour racheter sa « valeur d’usage » – autrement dit l’estimation, par la SCTL, des investissements et améliorations effectuées par les précédents occupants tout au long de leur vie passée ici. Mathilde et Patrick ne seront pas propriétaires du bâtiment, mais tous les travaux qu’ils y effectueront seront valorisés quand ils décideront de partir.
« On passe d’un système sans bail à un bail de carrière ! » : Patrick n’en revient pas. En faisant le tour de cette belle ferme caussenarde, où chacun des vieux bâtiments de pierre nécessiterait une profonde rénovation, il reconnaît que cela fait « bizarre » d’avoir tant de projets tout en se disant qu’un jour « il faudra laisser tout ça ». « Cette réflexion n’est pas encore aboutie dans nos têtes », reconnaît-il. Elle nécessiterait à tout le moins quelques heures de discussion…
Départs en retraite
Pour Christian Roqueirol, ce schéma de non-propriété est précisément une piste pour répondre à ce qui menace aujourd’hui le monde agricole français. Car en dehors du Larzac, où chaque ferme qui se libère attire entre six et neuf candidatures, près de la moitié des départs en retraite ne sont pas remplacés. C’est une hémorragie qui est en train de se passer : ces dernières années, on comptait environ 20 000 départs par an pour à peine 13 000 installations, selon les études du ministère de l’agriculture. Et d’après les projections de la MSA, la Mutuelle sociale agricole, 45 % des exploitants qui étaient actifs à la fin 2016 auront atteint l’âge légal de départ à la retraite dans les cinq prochaines années.
« Devoir racheter une ferme entière est un frein énorme, précise Christian. Or les personnes non issues du milieu agricole sont de plus en plus nombreuses à vouloir s’installer. Démarrer avec un emprunt à 700 000 euros met une pression qui conduit parfois à des drames. L’équilibre économique d’une ferme, c’est la clef. Ici, personne n’est en faillite. »
À la Ferme des Homs, le chèque à l’installation a été un peu plus élevé qu’à La Borie : les bâtiments étaient déjà rénovés et le lieu est réputé depuis longtemps pour sa production d’herbes aromatiques et son pastis. Marion Renoud-Lias et Romain Debord, installés là depuis cinq ans, ont dû débourser 100 000 euros pour le rachat de la société (marque, fonds de commerce, stock, outils de transformation… ). La valeur d’usage des bâtiments, gérés par la SCTL, leur a coûté le même prix.
Il a donc fallu emprunter à la banque – où ce ne fut pas si simple, tant leur installation sortait des clous… Reste que ces sommes n’ont rien à voir avec les montants qui auraient été nécessaires s’il leur avait fallu devenir propriétaires. Pour ce couple non issu du milieu agricole, la nuance est de taille, même si rester locataire toute une vie professionnelle n’était pas ce qu’il avait imaginé au départ.
« On sait qu’on ne vieillira pas là, c’est un truc à digérer, reconnaît Marion. On va planter des arbres qu’on ne pourra pas transmettre à nos enfants… Mais il ne faut pas s’arrêter à ça. Il faut plutôt voir ce lieu comme un outil de travail qu’on nous prête et que l’on transmettra à notre retraite. »
Avec ce système de bail, où seuls sont rémunérés in fine les investissements réalisés sur la ferme, la SCTL empêche toute spéculation. Elle protège aussi énormément les fermiers : tant qu’ils sont en activité, personne ne peut les déloger. Contrairement à un bail classique d’une durée déterminée, où ce qui est investi par le fermier est acquis au propriétaire, ici le locataire remettra la main sur l’argent investi.
« Nulle part en France les agriculteurs ne peuvent s’installer avec des conditions aussi favorables qu’ici. Certains n’en sont pas conscients », souligne Pierre Burguière, l’un de ceux qui étaient à la naissance de ce laboratoire foncier. Aujourd’hui, en France, seuls 0,5 % des paysans bénéficient d’un bail de carrière.
Ce fut un sacré modèle à inventer. À l’époque, les militants sortent de dix ans de lutte contre le camp militaire qui devait s’étendre au nord et au sud de La Cavalerie. En 1981, quand le projet est abandonné, ces terres acquises par l’État sont transférées de l’armée au ministère de l’agriculture. Des « conventions d’occupation précaire d’un bien de l’État en vue de sa sauvegarde » sont signées petit à petit pour formaliser l’installation des paysans sur ces parcelles, certains occupant le terrain depuis déjà un bon moment. Mais il fallait trouver un cadre plus pérenne.
Bail emphytéotique
Il y avait deux grands défis, raconte Pierre Burguière, paysan aujourd’hui à la retraite qui a participé, à l’époque, aux nombreuses réunions de travail avec Louis Joinet, juriste missionné par le pouvoir mitterandien pour construire cette forme inédite de gestion du foncier agricole. « Nous voulions occuper l’espace avec du tissu social, autrement dit nous voulions y installer un maximum de gens. En même temps, l’État voulait conserver son patrimoine et ne voulait rien avoir à payer. »
Pour réaliser cette quadrature du cercle, et contrairement à ce qui s’est passé ces dernières années à Notre-Dame-des-Landes, il y avait « une volonté politique au plus haut niveau de l’État », se souvient le retraité, qui fit partie, en 1973, des 103 paysans du plateau à avoir fait le serment de ne jamais céder leurs terres aux militaires. Le consensus était là aussi sur le plateau, entre les paysans récemment installés et la FNSEA locale, le syndicat majoritaire agricole : tout le monde poussait à la création d’un office foncier.
La solution est finalement trouvée sous la forme d’un bail emphytéotique de 35 ans entre l’État et la SCTL – bail qui sera rallongé à 99 ans en 2013. « Nous avions la foi dans la réalisation », souligne Pierre Burguière.
De fait, trente ans, quelques conflits et changements de règles plus tard, la société fonctionne toujours et attire de plus en plus de monde sur le Larzac. Elle repose sur une assemblée générale de l’ensemble des locataires – près de 90 au total – et sur un conseil de gérance de 11 personnes élues pour six ans (deux mandats maximum), qui auditionne les candidatures à l’installation. Ses décisions sont prises à l’unanimité ; s’il n’arrive pas à se mettre d’accord, la décision est soumise au vote de l’assemblée générale.
Chantal, pendant la traite quotidienne des brebis. © AmP / Mediapart
« Le but de la SCTL, c’est de maintenir les structures agricoles, dans une région où avant la lutte contre l’extension du camp militaire, les fermes disparaissaient, raconte Chantal Alvergnas, éleveuse de brebis laitières sur le plateau. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : il y a plus de paysans qu’en 1970. Alors que nous sommes sur des terres pauvres ! Autant dire que l’on pourrait faire beaucoup ailleurs… »
Chantal fait partie de la génération arrivée sur le plateau avec la lutte. Pour elle aussi, la retraite approche doucement. Cela commence à « mouliner » dans sa tête. « Il faudra partir, c’est le jeu, dit-elle simplement. Si je restais dans la maison, où habiterait le paysan qui reprendra la ferme ? » Quand elle est arrivée, il y avait tout à faire. « Nous dormions la porte ouverte le premier hiver ! Nous avons tout remis en état… Donc il y a beaucoup d’affect. Ce ne sera pas facile de laisser tout ça. »
Chantal est membre du conseil de gérance. Elle explique les critères mis en place progressivement pour pouvoir calculer, en toute objectivité, les valeurs d’usage des lieux au moment des transmissions. Un bâtiment alimenté par de l’énergie renouvelable sera mieux noté, par exemple, qu’un bâtiment alimenté par de l’énergie fossile. « La SCTL n’est pas figée, nous évoluons avec le reste du monde… »
Signe d’une entité en prise avec la question climatique, la Société des terres du Larzac a couvert les toits de ses fermes de panneaux photovoltaïques. Elle a aussi créé une filière de bois-énergie : le plateau, qui a vu repousser de la forêt depuis l’après-guerre, fournit désormais du bois de chauffage à certains hameaux et collectivités du coin.
Projets artistiques
Dans les fermes, les pratiques évoluent. Patrick et Mathilde, que nous citions plus haut, vont faire pâturer leurs bêtes dans les endroits boisés, une pratique peu répandue sur le plateau. « C’est une ressource que beaucoup ignorent, explique Mathilde, les bois étant perçus comme des terres pauvres. Nous considérons au contraire que c’est rassurant d’avoir ces espaces en été, pour faire face au changement climatique. Aujourd’hui, c’est trop risqué de baser un système d’élevage sur des terres labourables. »
Soucieuse de brasser du monde, de maintenir de la vie sur plateau, la SCTL ne se limite pas à l’activité agricole. Certains bâtiments sont loués seuls, sans foncier à exploiter autour. Ils font, eux aussi, l’objet d’appels à projets. C’est ainsi que la metteuse en scène Justine Wojtyniak et son compagnon musicien Stefano Fogher sont arrivés de Paris, il y a trois ans.
Sur la ferme de Lamayou, les panneaux photovoltaïques de la SCTL. © AmP / Mediapart
Dans le beau bâtiment du Mas Razal, remis en état après d’importants travaux, la première représentation qui fut donnée s’intitulait « Cabaret dans le ghetto »… C’était une création à partir des textes de Wladyslaw Szlengel, poète disparu dans le ghetto de Varsovie. Malgré la gravité du sujet, à mille lieues du quotidien du Larzac, la salle est comble. À la sortie, des paysans disent au couple d’artistes : « Nous avons besoin de vous. »
« Nous ne sommes pas venus ici pour amener la création parisienne sur le Larzac, précise Justine. Nous pensons que quelque chose peut naître ici, dans ces territoires sous-estimés. C’est une grande fierté pour moi de co-créer avec les gens qui habitent ces terres. » « Ici, nous faisons partie d’une communauté, ajoute Stefano. Non pas une communauté à laquelle on est redevable et qui assigne une identité, mais une communauté où l’on peut décider de son identité, qui donne une grande liberté pour inventer des choses. »
Toutes celles et ceux arrivés ces dernières années via la SCTL le disent : la dimension collective de ce fonctionnement favorise l’intégration. « C’est fou le faire-ensemble qu’il y a sur le Larzac, témoigne Florine Hamelin, éleveuse de chèvres et de brebis et associée, sur la ferme des Truels, à d’autres paysans qui fabriquent fromage et pain. On n’est pas du tout isolés, contrairement à d’autres régions agricoles où un paysan bio, par exemple, peut se sentir très seul. Au sein de la SCTL, il y a beaucoup d’entraide, et des valeurs communes. » Florine est arrivée de Normandie il y a six ans. « Quand on s’installe ici, on fait tout de suite partie des lieux. »
Tout comme la génération de la lutte, celles et ceux qui postulent aujourd’hui sur les projets SCTL viennent souvent d’ailleurs. « On a beaucoup de néoruraux avec une solide formation agricole, explique Élise Ach, l’animatrice de la SCTL. Il y a aussi parfois des personnes en reconversion professionnelle. » Le Larzac reste à l’évidence une terre d’accueil où, à contre-courant des traditions du monde agricole, ce ne sont pas les origines familiales qui prédestinent à l’installation.
À l’heure où les derniers anciens en activité vont à leur tour partir à la retraite, la petite société foncière se trouve cependant confrontée à de nouveaux défis : faut-il augmenter les fermages pour renflouer les caisses de la SCTL, éprouvées par d’importants frais juridiques ? Les nouveaux arrivés s’impliqueront-ils autant dans le collectif que les anciens, qui ont tout construit ? Les retraités pourraient-ils continuer de siéger dans l’assemblée générale de la SCTL ? Comment reloger ceux qui doivent quitter leur ferme ?…
Florine, en chemin pour la bergerie. © AmP / Mediapart
Pour certains, quitter le plateau fut une épreuve et quelques transmissions ont été retardées. Beaucoup, aujourd’hui, seraient favorables à un peu plus de bâti sur le plateau, afin que la SCTL se dote d’un petit parc de logements pour pouvoir offrir aux retraités une demeure sur place. Pour l’heure, cependant, le plan local d’urbanisme de la communauté de communes des Grands Causses n’autorise aucune construction. Autre problématique : les fermes en Gaec (groupement agricole d’exploitation en commun), où plusieurs personnes s’associent pour produire ensemble, gèrent le renouvellement de leurs membres de façon autonome, sans que cela passe par une candidature auprès de la SCTL.
Autant de sujets qui n’avaient pas été pensés lors de la fondation de la Société civile des terres du Larzac. Ils n’empêchent cependant pas la machine de tourner : plusieurs transmissions se sont succédé ces dernières années ; en 2020, trois fermes sont passées dans d’autres mains, sur les 24 sièges d’exploitation que compte l’office foncier.
Lire aussi
À la fin de l’année prochaine, c’est Paule Finiel qui tournera la page. Cette productrice de fromage de chèvre installée à la ferme de Lamayou depuis une vingtaine d’années a décidé de prendre une retraite anticipée en organisant la transition en douceur. Pendant un an, elle travaille avec le jeune couple qui prendra sa suite : Jonathan en « stage de parrainage », Angélique comme salariée. Avant d’arriver là, tous deux ont cherché des terres labourables pour leur troupeau de chèvres, en vain. Dans le Sud-Aveyron comme en Lozère, les transmissions familiales dominent encore le paysage.
« Je ne m’imaginais pas partir sans transmettre mon savoir-faire à quelqu’un », dit Paule, ravie de voir « des jeunes » s’installer sur le causse. Évoquer son départ prochain lui fait poindre la larme à l’œil. « Ça remue les tripes, ma vie, elle est ici », glisse-t-elle, avant de parler de son mandat au sein du conseil de gérance de la SCTL. « Il ne faut pas rester uniquement dans la mémoire de la lutte, sinon on n’avance pas. C’est important de permettre le renouvellement des générations, c’est un aboutissement. »
Histoire : la lutte sur le plateau du Larzac fête ses 50 ans
Le Plateau du Larzac (Aveyron) est un vaste plateau de landes et de cailloux. C’est une terre pauvre mais paisible. Il est difficile d’imaginer qu’ici, il y a tout juste cinquante ans, les paysans se sont levés pour défendre leurs terres menacées d’expropriation par l’armée qui voulait agrandir le camp militaire du Larzac. Ils étaient appuyés par des dizaines de milliers de militants de tous les horizons.
La solidarité et le sens du collectif
La lutte pacifique a duré dix ans. L’État a capitulé et les paysans sont restés. Alain est l’un des 103 paysans qui, en 1971, ont refusé de se laisser exproprier. Aujourd’hui à la retraite, c’est sa fille qui a repris la bergerie. Après 50 ans, Alain sort son tracteur comme neuf. La lutte ne l’a pas abîmée, bien au contraire. La solidarité et le sens du collectif sont des valeurs qui ont traversé les années.