La plateforme Amazon de Jeff Bezos vient de diffuser les matchs en soirée de Roland-Garros et remporte les principaux droits du foot français jusqu’en 2024. Cette entrée de l’oligopole américain sur le marché français des droits sportifs est le signe d’une financiarisation inquiétante : après le foot-business, voici le tennis-business. Lire à ce sujet les articles de Médiapart et de Marianne …
Amazon privatise le tennis et s’empare du foot français
Un article signé Laurent Mauduit paru dans Médiapart du 12 juin 2021 .
À la veille de la finale hommes de Roland-Garros, il pourrait sembler hasardeux de prédire le nom de celui qui emportera le trophée. Et pourtant, il n’y a guère de suspense, car celui du principal vainqueur du célèbre tournoi de la porte d’Auteuil, on peut sans grand risque l’annoncer à l’avance : c’est Jeff Bezos, patron d’Amazon, qui est parvenu à remettre partiellement en cause le partenariat historique entre la Fédération française de tennis (FFT) et France Télévisions (FTV), en arrachant la diffusion en soirée des parties vedettes, pendant toute la quinzaine du tournoi.
Au premier examen, on pourrait certes penser qu’il est exagéré de présenter l’événement de la sorte, à la manière du site ZDNet, et que l’affaire, en vérité microcosmique, n’a affecté que les passionnés de tennis. C’est en tout cas sous ce registre anodin que beaucoup de médias ont évoqué cette irruption du géant mondial de l’e-commerce sur la terre battue parisienne. Ici ou là, on a donc rapporté le coup de gueule du Russe Daniil Medvedev, qui, après son élimination par le Grec Stefano Tsitsipas, sur un court Philippe-Chatrier complètement vide à cause du couvre-feu mais sous l’observation des caméras d’Amazon, s’est emporté contre les organisateurs du tournoi : « Roland-Garros préfère Amazon aux spectateurs. » Ou alors, des médias se sont fait l’écho des propos amers, sur un registre voisin, du joueur français Benoît Paire, éliminé dès le premier tour.
Mais l’affaire n’a pas fait beaucoup plus de bruit que cela. Tant et si bien qu’on s’est pris à penser que le joueur russe était mauvais perdant et le Français perpétuellement désagréable, conformément à sa réputation.
Et pourtant, l’histoire est plus grave qu’il n’y paraît – ou qu’on ne l’a dit. Car derrière la retransmission en soirée des parties vedettes, c’est une véritable privatisation du tennis qui commence – un sport qui jusque-là avait été happé moins que d’autres par les logiques de l’argent roi. Et puis surtout, il ne faut pas se faire d’illusion : dans la bataille planétaire autour des droits télé, Amazon est à l’offensive dans de multiples sports, à commencer par le foot, mais pas seulement. Sa victoire à Roland-Garros va donc l’inciter à se montrer encore plus entreprenant. Pourquoi s’en priverait-il puisqu’une fédération sportive aussi importante que la FFT lui a ouvert ses portes ?Jusqu’à présent, le tennis français s’était effectivement tenu en grande partie à l’écart des folies spéculatives qui ont déstabilisé de nombreux autres sports. Les droits de retransmission télévisuels étaient donc très recherchés, mais un partenariat historique s’était établi entre la FFT et FTV. Et cette coopération était efficace puisqu’elle permettait aux passionnés de tennis de suivre les rencontres alternativement sur l’une des chaînes du groupe public, en clair. Et puis, surtout, il s’agissait d’une coopération qui semblait naturelle car elle avait été conclue entre une fédération chargée de mission d’intérêt général et un groupe public. Pour le dire plus nettement, c’était une alliance qui s’inscrivait dans une logique vertueuse, celle du sport pour tous.
Mais l’ancienne équipe dirigeante de la FFT, emmenée par l’ex-président Bernard Giudicelli (par ailleurs visé par l’enquête ouverte par le Parquet national financier autour des trafics de billets de Roland-Garros – lire ici toutes nos enquêtes) a pris la décision contestable d’offrir pour trois ans une partie des droits télévisés de Roland-Garros, pour les rencontres à partir de 21 heures, à Prime Video, la plateforme de streaming d’Amazon.
Pour les amateurs du tennis, cela a donc été un choc, qui a suscité un véritable tollé. Pour des raisons qui coulent de source. Le directeur du tournoi, Guy Forget, a volontairement programmé pour ces « night sessions » – jargon anglais obligatoire ! – de très grandes confrontations, dont ont été privés celles et ceux qui ne souhaitaient pas s’abonner à Prime Video, soit 49 euros/an ou 5,99 euros/mois. Sur Prime Video, et seulement sur cette plateforme payante, ont donc été retransmises des rencontres magiques : Medvedev contre Tsitsipas, dont nous venons de parler, mais aussi Nadal contre Gasquet – même si le résultat était couru d’avance, l’affiche était plaisante –, Djokovic contre Berrettini, et bien d’autres… Si Federer n’avait malheureusement quitté la compétition, son quart de finale face à Djokovic, que l’on aurait eu tant de plaisir à regarder, c’est toujours sur Prime Video qu’il aurait fallu aller, en payant, pour le voir. Ou alors, accepter l’humiliation de souscrire un abonnement gratuit d’un mois, avant de passer sous les fourches caudines d’Amazon.
Payer ! Encore payer ! Toujours payer ! Le haut-le-cœur que l’on peut éprouver à penser que la FFT s’est fourvoyée en passant cet accord ne tient pas qu’à l’aspect mercantile de l’histoire. Ce qui choque surtout, c’est qu’une grande fédération, qui est placée sous la tutelle du ministère des sports et qui a traversé autant de turbulences, avec des poursuites judiciaires en cascade contre tous ses dirigeants successifs depuis plus de trois décennies, puisse choisir de faire affaire avec un groupe comme Amazon, qui symbolise toutes les dérives du capitalisme financiarisé le plus échevelé et qui est le champion toutes catégories de l’optimisation fiscale en Europe – la firme, qui ne paie quasiment pas d’impôt en France (voir nos enquêtes ici ou là), pourrait même parvenir à échapper à la taxation minimale de 15 % suggérée par le président américain !
Le hold-up a d’ailleurs été total. Non seulement Amazon a raflé la retransmission de quelques-unes des rencontres les plus attrayantes – et il y en a eu de nombreuses, plus que d’ordinaire, puisqu’une jeune garde émerge alors que la vieille génération, l’une des plus talentueuses de l’histoire du tennis contemporain, n’a toujours pas raccroché –, mais, par surcroît, le géant américain du e-commerce a aussi débauché tous les commentateurs connus, qui officiaient pour la plupart auparavant sur le service public. D’Amélie Mauresmo à Marion Bartoli, en passant par Arnaud Clément, Fabrice Santoro, Paul-Henri Mathieu ou encore Arnaud Di Pasquale, toutes les anciennes gloires du tennis français ont abandonné, sans trop de scrupules, les studios accueillants de France Télévisions pour cachetonner pour Amazon. Tristesse !
Mais si l’affaire ne concernait que le tennis français, cette embardée ne serait en vérité pas trop grave. La FFT a connu de telles dérives depuis trois décennies qu’un écart supplémentaire ne surprend plus. On se prend juste à espérer que le nouveau président de cette fédération, Gilles Moretton, mettra le holà à ces pratiques, qui ont été enclenchées avant qu’il n’arrive.Seulement voilà ! Si l’irruption d’Amazon dans le marché des droits télé du tennis mérite une très grande attention, c’est que l’oligopole américain devient au fil des ans une véritable pieuvre, étendant son pouvoir écrasant sur des secteurs économiques de plus en plus nombreux. Dans le domaine de l’e-commerce, évidemment, dont il est le numéro un mondial ; dans celui de la vente des livres, où il pousse à l’asphyxie les libraires indépendants ; dans celui de la distribution cinématographique, où sa plateforme de streaming Prime Video cherche à imposer sa suprématie face à Netflix. Et donc aussi dans le domaine des droits télé sportifs, qui donnent lieu à une guerre commerciale planétaire de plus en plus vive entre quelques grands acteurs.
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Pour comprendre dans quel engrenage risque d’être prise la FFT, si elle poursuivait dans cette voie, il suffit de regarder l’inflation des droits télé dans le football, le sport qui s’est engagé le plus tôt et le plus spectaculairement dans cette voie. En France, ceux-ci n’ont cessé de progresser, les diffuseurs se livrant à une surenchère de plus en plus stupéfiante pour répondre aux appels d’offres de la Ligue de football professionnel (LFP). À preuve, pour la période 2004-2007, Canal+ a mis sur la table pas loin de 500 millions d’euros par an pour rafler l’essentiel des droits TV – qui étaient le principal produit d’appel de la chaîne –, une somme qui était déjà jugée totalement délirante à l’époque. Puis, pour le round d’après, portant sur la période 2008-2012, l’ensemble des droits atteignit un nouveau record, à 668 millions d’euros par an. Pour la période 2012-2016, les droits furent vendus à peine moins, pour 607 millions d’euros par an.Puis, en 2014, les droits des rencontres les plus prestigieuses pour la période 2016-2020 sont alloués à Canal+ pour 726 millions d’euros, et les autres rencontres à beIN Sports, chaîne du Qatar, pour 186,5 millions d’euros et la Ligue 2 pour 22 millions d’euros.
Mais la bulle financière autour de ces droits n’a, à l’époque, toujours pas fini d’enfler. Et elle atteint ainsi un nouveau record lors des enchères suivantes : en 2018, le groupe sino-espagnol Mediapro rafle, à la surprise générale, les droits de retransmission télévisuelle des championnats de football de Ligue 1 et de Ligue 2, en France, pour le montant record de 830 millions d’euros par an pour la période 2020-2024 ; beIN, de son côté, obtient un lot moins important sur les deux mêmes ligues pour 330 millions d’euros par an, avec la possibilité d’en rétrocéder une partie à Canal+ ; et Free offre 42 millions d’euros pour le lot digital.
Avec les droits étrangers, les enchères pour les droits de retransmission du foot atteignent donc le niveau ahurissant de près de 1,3 milliard d’euros. Dans d’autres pays, ces droits sont même, à la même époque, encore plus spectaculaires. En Angleterre, la nation qui a versé le plus tôt dans cette nouvelle économie du football, les droits atteignent la somme astronomique de 1,9 milliard d’euros par an.
En somme, avec les droits télé, le football n’a pas seulement trouvé une manne financière exceptionnelle. Ce sport s’est financiarisé, copiant tous les travers et tous les excès du capitalisme néolibéral. Du foot populaire, on est progressivement passé au foot-business, avec l’entrée de très nombreux fonds d’investissement dans le capital des plus grands clubs français.
Or, de cette histoire financière folle, on connaît aujourd’hui l’épilogue : la bulle des droits télé du football a fini, en France, par crever. Comme Mediapart l’a chroniqué (lire ici et là), le groupe sino-espagnol Mediapro a fait savoir, dès le début de la première saison, en octobre 2020, qu’il ne paierait pas la deuxième traite prévue par le contrat conclu avec la LFP, poussant de très nombreux clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 dans des difficultés financières considérables, et même près de la faillite pour certains d’entre eux. En somme, le football professionnel est entré dans une crise gravissime, du fait de la crise sanitaire et des confinements successifs, mais plus encore à cause de ses propres excès.
La LFP a dû rouvrir des enchères pour réattribuer ces droits pour la saison actuelle, 2020-2021, enchères remportées par Canal+. Mais lors de ces nouvelles enchères, tout le monde a bien observé qu’un acteur inédit s’était mis sur les rangs : le groupe américain… Amazon ! Selon le journal L’Equipe, les dés en sont même déjà jetés pour les prochaines années : le conseil d’administration de la LFP a attribué ce vendredi 11 juin à la quasi-unanimité les droits de la Ligue 1 et de la Ligue 2 abandonnés par Mediapro à Amazon, jusqu’en 2024. Dans le lot décroché, il y a huit matchs de L1, dont l’affiche du dimanche soir avec les « top ten », pour lesquels le géant du numérique doit payer 250 millions d’euros par an, plus 9 millions d’euros pour huit rencontres de L2. Canal+ déboursera 332 millions d’euros par an pour ses deux matchs (samedi 21 heures et dimanche 17 heures), Free 42 millions d’euros pour les droits mobiles (des extraits de matchs en quasi-direct) et beIN Sports 30 millions d’euros pour deux matchs de L2. Amazon devient donc l’acteur majeur du football professionnel français.
Ce qui se passe avec le football suggère donc ce qui se joue avec le tennis : dans un sport comme dans l’autre, l’oligopole américain a de très grosses ambitions et veut devenir un acteur dominant des droits télé de retransmission. La retransmission des rencontres en soirée de Roland-Garros n’est très vraisemblablement qu’une première étape : cela permet à ce groupe, si controversé, d’obtenir un label de respectabilité en France. Mais, par la suite, Amazon sera naturellement tenté de devenir un acteur dominant.
Et le risque, on le connaît désormais : après le foot-business, on pourrait découvrir les ravages du tennis-business. En tout cas, l’histoire bégaie. Quand, en juillet 2019, les droits télé de Roland-Garros pour la période 2021-2023 ont été attribués à FTV pour les matchs dans la journée et à Amazon pour les rencontres en soirée et les matchs programmés sur le nouveau court Simonne-Mathieu, la FFT n’a pas révélé le montant précis des contrats. Tout juste a-t-elle fait savoir que les revenus perçus « augmenter[aient] de plus de 25 % ». Ce qui donnait tout de même un ordre de grandeur puisque le contrat de retransmission partagé entre France Télévisions et Eurosport, et qui courait jusqu’en 2020, rapportait 24 millions d’euros par an à la FFT. À titre de comparaison, deux autres tournois du grand chelem, Wimbledon et l’US Open, génèrent près de 70 millions d’euros par an en droits télé.
À l’époque, quand Amazon avait fait son entrée sur ce marché des droits de Roland-Garros, il n’y avait guère eu que la présidente de FTV, Delphine Ernotte, pour s’en émouvoir. Dans un entretien au Monde, elle s’était dite « choquée » par l’attitude de la FFT : « C’est normal que la Fédération lance un appel d’offres. Mais ce que j’ai lu dans la presse – à savoir qu’elle veut beaucoup plus d’argent et qu’elle va demander aux Gafa – m’a beaucoup choquée. C’est une façon très cavalière de traiter un partenaire de 30 ans, qui concourt au succès de Roland-Garros. La compétition est visible en intégralité de manière gratuite. Il y a un danger à vouloir privatiser le sport », avait-elle déclaré.
Or, à l’époque, aucun responsable public n’avait appuyé cette inquiétude, comme si la déclaration de Delphine Ernotte était teintée d’amertume et n’était inspirée que par la perte de l’exclusivité des retransmissions accordée jusque-là à FTV. Aucun ministre ne s’est fait l’écho du propos, pourtant frappé au coin du bon sens. Car c’est bien là le fond du problème : avec l’arrivée d’Amazon, c’est la privatisation de ce sport qui est engagée et qui va s’accélérer.
Et cette évolution est ravageuse. Car le nombre des pratiquants de ce sport recule ; et toutes les énergies devraient se conjuguer pour que le tennis soit un sport de masse, accessible au plus grand nombre. À rebours de cette ambition, c’est la finance qui prend les commandes. Il n’y a donc pas que les passionnés de tennis qui peuvent le déplorer. Car dans la vie de la cité, le virus de la privatisation est en passe de tout contaminer. Cela a commencé par l’industrie et la banque ; puis cela a atteint les services publics et les grandes infrastructures ; et maintenant cela touche aussi des secteurs aussi décisifs que la santé, l’éducation, la culture et donc… le sport ! C’est, en résumé, un virus que rien n’arrête, et c’est bien cela le plus inquiétant.
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Une partie des matchs du tournoi de Roland Garros qui débute ce dimanche 30 mai ne sera diffusée en France que sur la plateforme Amazon Prime. Du foot au cyclisme, chaines privées et plateformes de streaming mettent à mal des sports populaires et autrefois accessibles au grand public.
Pour la première fois, les fans de tennis vont devoir s’abonner à une plateforme pour regarder certains matchs du tournoi de Roland Garros, qui s’ouvre ce dimanche 30 mai. Depuis 1987, France Télévisions diffusait sur France 2, France 3 et France 4 l’intégralité des matchs. Une aubaine pour les millions de Français qui suivent l’évènement chaque année. Mais en 2019, Amazon Prime a obtenu les droits exclusifs pour plusieurs matchs à partir de cette année et jusqu’en 2023. Cette première pour Roland Garros reflète une évolution du sport à la télévision, de moins en moins accessible au grand public.
Les fans de foot sont désormais habitués à filouter pour regarder leurs équipes de cœur, loin de l’époque où un seul abonnement à Canal+ permettait de regarder l’essentiel des matchs en France. Bein, RMC Sport et plus récemment Mediapro sont venus bouleverser les diffusions et vider le portefeuille des Français, car « tous y vont de leur offre à plus de 20 euros mensuels », vous racontait Marianne l’an dernier. Après le foot, c’est le tennis qui s’engage sur la pente du payant.
A partir de ce dimanche 30 mai, pour voir les matchs du nouveau court Simonne-Mathieu et les 10 sessions nocturnes (à partir de 21h) sur le Philippe-Chatrier, les amoureux du tennis devront se tourner vers Amazon Prime Video : impossible de regarder ces matchs à la télévision française. Par chance, le couvre-feu oblige ces sessions nocturnes à se tenir à huis clos. Ni Nadal ni Federer n’étant disposés à jouer sans public, le Covid-19, pour une fois utile, pourrait bien limiter les matchs privatisés entre têtes d’affiches cette année. Mais ce n’est qu’un sursis : Amazon s’installe pour longtemps.