Printemps « show » et « inexorable » dans les rues de Brest …

Convergence de luttes à Brest : 3 mobilisations distinctes étaient programmées ce samedi, dans les rues brestoises, en soutien au secteur culturel, contre la loi Sécurité globale et à l’occasion des 150 ans de la Commune. Au total, ce sont 4000 personnes qui ont convergé vers la Place de la Liberté et décrété un printemps « show » et « inexorable » pour paraphraser le poète Pablo Neruda …
Photo Ray Flex

 La journée manifestive brestoise magistralement résumée par Aokré production en une vidéo de 4’48 »

Samedi 20 mars, près de 4000 personnes ont défilé dans les rue de Brest lors d’une manifestation festive en soutien au monde la culture, durement touché par la crise du Coronavirus. Un reportage FR3 Bretagne de 1’55 »

Carte postale sonore par Anna Zoé Couder

Convergence de luttes à Brest

Un article de Thierry Dilasser paru dans Le Télégramme.fr du 20 mars 2021

Intitulée « Le printemps sera show ! », la manifestation en soutien au monde du spectacle et des intermittents était animée par les fanfares Zebaliz et Simili Cuivres, ainsi que la batucada de Vivre l
Intitulée « Le printemps sera show ! », la manifestation en soutien au monde du spectacle et des intermittents était animée par les fanfares Zebaliz et Simili Cuivres, ainsi que la batucada de Vivre le monde. Parti du port, le cortège est remonté jusqu’au Quartz, avant de se fondre dans la manifestation contre le projet de loi Sécurité globale. (Photo Le Télégramme/Thierry Dilasser)

Parti du port de commerce de Brest à 13 h, le premier cortège a rassemblé un gros millier de personnes, en soutien au monde du spectacle et des intermittents. En musique, la foule est remontée vers le bas de la rue de Siam, jusqu’au Quartz : une destination qui ne devait rien au hasard, cette mobilisation visant à rappeler que la culture est essentielle, s’inscrivant sur fond de mouvement d’occupation des théâtres (dont la Scène nationale brestoise, occupée depuis le jeudi 11 mars).

Trois manifestations ce samedi 20 mars à Brest : celle du forum social pour l'anniversaire de la commune, celle contre la loi sécurité globale
Plus de rouge que de jaune, à 14 h, place de Strasbourg, pour commémorer les 150 ans de la Commune de Paris avec un canon en carton et une banderole « Vivre la Commune, pouvoir populaire et égalité sociale ! ». Environ 150 personnes ont descendu ensuite la rue Jean-Jaurès. (Photo Le Télégramme/Catherine Le Guen)
Trois manifestations ce samedi 20 mars à Brest : celle du forum social pour l'anniversaire de la commune, celle contre la loi sécurité globale
De la musique de la danse, la manifestation s’est déroulée dans un climat revendicatif, mais très joyeux. Quelques pétards ont explosé devant la rue du commissariat, sans émouvoir les policiers qui bloquaient l’accès à la rue Colbert. (Photo Le Télégramme/Catherine Le Guen)
"Le printemps sera show !" : Manifestation en soutien au monde du spectacle et des intermittents à Brest
La manifestation du secteur culturel était portée par le même collectif ayant déjà occupé l’espace public depuis le début de la crise sanitaire avec des actions comme « Enterrer les morts et réveiller les vivants » le 15 juin 2020, la cérémonie des « J’en vœux » le 19 janvier, ou « Ceci n’est pas un spectacle ! » le 11 mars dernier. (Photo Le Télégramme/Thierry Dilasser)
"Le printemps sera show !" : Manifestation en soutien au monde du spectacle et des intermittents à Brest
Outre Jean-Luc la Police, de nombreux artistes ont animé la mobilisation : la danseuse Jennifer Dubreuil, le musicien Christophe Rocher, la chanteuse Zalie Bellacicco, les comédiennes Laurence Landry ou Leonor Canales (notre photo). En fin de manifestation, cette dernière a joué un bout du spectacle « Amour à mère », qu’elle aurait dû jouer en décembre au Quartz, et « annulé comme des milliers d’autres ». (Photo Le Télégramme/Thierry Dilasser)
"Le printemps sera show !" : Manifestation en soutien au monde du spectacle et des intermittents à Brest
En fin de cortège, les intermittents occupant actuellement Le Quartz depuis le 11 mars dernier ont rappelé leurs revendications : réouverture des théâtres et lieux de diffusions, prolongation de « l’année blanche » des intermittents et abandon définitif de la réforme de l’assurance chômage. (Photo Le Télégramme/Thierry Dilasser)
Trois manifestations ce samedi 20 mars à Brest : celle du forum social pour l'anniversaire de la commune, celle contre la loi sécurité globale
Une convergence des luttes très festive : les trois manifestations ont fait leur jonction place de la Liberté, peu après 15 h, avant de repartir en défilé pour une courte manifestation avant un final bondissant et des concerts sur la place de la Liberté. (Photo Le Télégramme/Catherine Le Guen)


Brest. Carton plein pour les trois manifestations

Le monde de la culture, les Gilets Jaunes et les anti-loi «sécurité globale» étaient près de 4000 à défiler dans les rues de Brest samedi 20 mars 2021. La contestation qui enfle a réuni les manifestants. Un article de Sabine Niclot-Baron publié dans lOuest France du 

Le haut de la rue de Siam transformé plusieurs minutes en immense rave-party.
Le haut de la rue de Siam transformé plusieurs minutes en immense rave-party. | OUEST-FRANCE

Les trajectoires du monde de la culture, des Gilets Jaunes et des mécontents de la lois «sécurité globale» se sont croisées, samedi 20 mars 2021, à Brest.

La culture enchaînée, performance symbolique des artistes, samedi 20 mars 2021 à Brest. | OUEST-FRANCE

Les trois manifestations ont convergé place de la Liberté pour une grande fête de la contestation. Un carton plein pour les organisateurs avec plus de 4 000 manifestants dans les rues.

Tout a commencé vers 13 h avec l’allocution de Caroline Raffin, directrice du Fourneau, très remontée. « Pourquoi interdire toute reprise de la vie culturelle dans le pays ?, interroge la responsable du Centre national des arts de la rue et de l’espace public. Nous sommes sacrifiés alors que nous avons la chance de pouvoir travailler à l’air libre. »

« Pourquoi interdire toute reprise de la vie culturelle dans le pays, même en plein air ? » interroge Caroline Raffin, directrice du Fourneau. | OUEST-FRANCE

L’atmosphère est bon enfant, mais peu de sourires se lisent sur les visages. L’assistance entame alors une remontée vers la rue de Siam au son d’une fanfare. De 500 personnes au parc à Chaines, la manifestation montera en puissance au cours de son périple ponctué de performances d’artistes.

Au parc à chaînes, certains ont fait preuve de créativité pour transmettre leur message. | OUEST-FRANCE

À 15 h, lorsqu’elle rejoint les deux autres cortèges place de la Liberté, la contestation va prendre une autre tournure. Les Gilets Jaunes partis de la place de Strasbourg, environ 150, sont vite dilués dans une marée de drapeaux rouges et noirs.

Dans les rues de Brest, près de 4 000 manifestants samedi 20 mars 2021. | OUEST-FRANCE

Toutes les tendances de la gauche sont là. Plus de 4 000 manifestants se dirigent alors vers le Quartz occupé par « les intermittents, intérimaires et précaires du spectacle » et la rue de Siam.

Pas de scènes de violences, ni de vandalisme à déplorer, mais une lassitude qui tourne à la provocation. « Tombe ton masque et respire », scandent des étudiants en transe derrière un camion qui crache des décibels de musique techno mixée par un DJ qui ne mâche pas ses mots : « On va pouvoir enfin faire la fête. Un an qu’on nous enferme. »

Manifestation du monde de la culture, samedi 20 mars 2021 à Brest. Comme un air de fête… | OUEST-FRANCE
Cinémas, musées, théâtres, salles de sport restent fermés… Comprenez-vous cette décision ?

Finalement, le couvre-feu dispersera les derniers manifestants. À 19 h, une heure plus tard que les semaines précédentes. Une petite bulle d’air que la contestation aura bien vite balayé.


«L’entracte devient long»: le blues des spectateurs en manque de culture

Un article de Joseph Confavreux paru dans Médiapart du 20 mars 2021

Alors que le monde artistique poursuit sa mobilisation en appelant le public à le rejoindre, Mediapart a lancé un appel à ses lecteurs et lectrices pour saisir ce que faisaient, aux corps et aux esprits, ces mois de privation culturelle.

«Le printemps est inexorable. » Cette phrase du poète Pablo Neruda a été choisie par le Syndeac (Syndicat des entreprises artistiques et culturelles) pour appeler, en ce week-end d’équinoxe, les habitants et spectateurs à rejoindre le mouvement d’occupation des théâtres, qui n’a cessé de s’étendre la semaine dernière.

« Pour que cette puissance de vie qu’est le printemps advienne, il est plus que jamais nécessaire d’irriguer nos imaginaires à même de faire bourgeonner la pensée, embraye le directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil dans un communiqué où il appelle à rejoindre la mobilisation. C’est pour cela que nous exigeons dans les plus brefs délais la réouverture de toutes les maisons d’art, lieux de sociabilité, de partage et de rencontres. »

Plusieurs rassemblements ont eu lieu, samedi 20 mars, comme devant la Halle aux grains à Blois, à proximité du Quartz de Brest ou sur le parvis du Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne « pour une assemblée citoyenne précédée de retrouvailles artistiques ».

D’autres appels ont été lancés pour dimanche, par exemple au Havre, où un collectif appelle les usagers de la culture à participer à un happening en faisant la queue devant différents lieux culturels fermés, notamment Le Volcan, lieu d’autant plus symbolique que ce bâtiment pensé par l’architecte brésilien Niemeyer abrita la première maison de la culture lancée par André Malraux au début des années 1960.

Cet appel lancé au public à rejoindre le monde de l’art mobilisé aimerait donner une autre dimension au mouvement d’occupation des théâtres, étendu géographiquement mais encore circonscrit politiquement.

En effet, si le Syndeac demande « la mise en œuvre rapide de l’ouverture graduée », beaucoup d’autres acteurs du monde culturel ne se contentent pas de cette revendication initiale. Cette doléance peut s’appuyer sur le dernier avis du Conseil scientifique, en date du jeudi 11 mars, classant les lieux culturels parmi les activités à « risque peu élevé » et des études scientifiques rassurantes.

Ainsi de celle menée récemment par l’université de Berlin en Allemagne ou de l’étude ComCor de l’Institut Pasteur, qui autorisent à envisager une réouverture, même si ces données demeurent à prendre avec prudence dans un contexte où, pour le dire comme l’épidémiologiste Catherine Hill interrogée jeudi sur France Culture, « on ne comprend rien à la circulation du virus dans ce pays ».

Place de la République, à Paris, le 11 mars 2021. © JC Place de la République, à Paris, le 11 mars 2021. © JC

Mais l’enjeu du moment n’est pas seulement la définition d’un protocole sanitaire pour les lieux accueillant du public et diffusant des films ou de spectacles. De nombreux participants à la mobilisation actuelle veulent donc faire davantage qu’interpeller une ministre de la culture en réalité guère audible et marginalisée dans le dispositif gouvernemental, en dépit de l’annonce, jeudi 11 mars, d’une enveloppe supplémentaire de 20 millions pour le monde de la culture.Les occupants de l’Odéon veulent ainsi d’abord faire converger les luttes, notamment en liant le sort des intermittents du spectacle et ceux de l’emploi, menacés par la réforme annoncée de l’assurance-chômage qui devrait être mise en place au 1er juillet prochain.

À Brest, la Fédération nationale des Arts de la rue, pour appeler au rassemblement ce samedi 20 mars, exigeait que « soient respectés le droit culturel des personnes, la liberté d’expression des artistes, la liberté de se rassembler, de débattre, d’aller et venir, de se cultiver… »

Quant au directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil, il pouvait écrire dans son communiqué : « Nous sommes au croisement de luttes qui dépassent très largement la question de nos propres interrogations, et rejoignent l’ensemble des revendications des travailleur.se.s précaires et autres laissé.e.s-pour-compte de nos gouvernant.e.s. »

La crainte gouvernementale est donc que ce mouvement, parti du monde de la culture, fasse jonction avec d’autres revendications sociales ou avec le ras-le-bol vis-à-vis de nouvelles restrictions de libertés dans seize départements, un an après le premier confinement national.

Un événement passé relativement inaperçu en atteste. Mardi 16 mars, un collectif d’anciens gilets jaunes a pénétré dans l’agence Pôle emploi d’Alès, dans le Gard, en situant son action dans le « sillage de l’occupation des ronds-points et des lieux culturels ». Il s’agissait d’intensifier la lutte contre un gouvernement qui « passe sa réforme de l’assurance-chômage en force » et entend baisser « les allocations de façon très importante, notamment pour les travailleurs les plus précaires ».

Contrairement aux théâtres – dont les occupations bénéficient le plus souvent du soutien des directions et de la bienveillance des autorités municipales –, l’agence Pôle emploi d’Alès a été aussitôt évacuée par les forces de l’ordre, avant qu’une partie des protestataires ne se dirige alors vers la scène national du Cratère.

Cette conviction que l’art ne se réduit pas à l’industrie culturelle ni à la consommation de spectacles, mais peut constituer un moment d’exception, tissé d’émotions, de connexions sociales et de perspectives politiques, dont la privation a été trop longue, traverse presque l’ensemble des témoignages des lecteurs de Mediapart. En moins d’une semaine, une petite centaine d’entre vous ont fait partager leurs expériences, dont une restitution plus large que cet article sera prochainement disponible dans le Club.

« Le cinéma est ma religion, j’exige l’ouverture de mon temple »

La quasi-totalité des messages envoyés insistent sur le manque profond lié à la fermeture des cinémas, théâtres et musées, que n’a guère comblé la réouverture en trompe-l’œil et en pointillé de la période estivale.

Kelia, Parisienne de 18 ans, estime ainsi que « l’entracte devient long ». Noëlle, 57 ans, qui vit dans le Denaisis, juge que « ces moments de détente et de culture nous manquent trop. Cela n’est pas sans conséquence sur notre psychisme, nous n’avons plus le droit que de travailler, faire nos courses et rentrer chez nous à l’heure, ça ne peut plus durer ! »

Un manque qui ne fait que s’accentuer au fur et à mesure que les semaines de privation cultuelles s’additionnent, comme pour Nelly, 33 ans, habitante du Val-de-Marne, qui raconte : « Au premier confinement j’ai été beaucoup plus patiente par rapport au manque de culture puisque tout était à l’arrêt […] Depuis le deuxième confinement, je le vis beaucoup plus mal. Les musées et les cinémas me manquent terriblement. »

Jean-Pierre, 55 ans, qui vit dans l’Aude et s’est précipité dans sa voiture pour faire cinquante kilomètres afin d’aller voir, sur grand écran, le film d’animation Josep lorsque le deuxième confinement a été annoncé, regrette autant le cinéma que la musique vivante : « Je vais régulièrement en concert. Alors ne pas pouvoir vibrer avec des artistes que j’aime en sachant qu’en Espagne (à 1 h 30 de mon domicile), c’est possible d’aller dans les salles de concert, ça pose question. »

Le manque n’est pas seulement corollaire de la disparition du contact avec les œuvres et les artistes. Il englobe la vie sociale que la sortie culturelle permettait. « Depuis un an nous avons mis presque tous nos sens de côté et ce qui les nourrit, écrit Caroline, une Parisienne de 24 ans. Mais depuis 100 jours elle est devenue un plaisir solitaire, rentrant ainsi en antinomie avec son essence même. »

Alain, 75 ans, habitant aux Saintes-Maries-de-la-Mer « où l’hiver est long et monotone », avait pour habitude de louer avec sa compagne « un appartement à Marseille pour aller au cinéma, au théâtre, au restaurant, participer à une chorale tous les vendredis, jouer au bridge avec les amis, boire le café tous les matins avec mes voisins pour rire, se raconter des histoires à la Pagnol sur Marseille. Mais voilà, depuis un an déjà, tout cela a disparu et nous restons aux Saintes pour échapper à ce virus qui tue les gens de notre âge, 75 et 71 ans ».

Même si Anne, Parisienne de 55 ans, n’a pas « la sensation d’être en manque de “culture” à proprement parler », car son « appartement est envahi de bouquins » et que de « nombreuses voix agréables artistiques, culturelles, des musiques écartent les murs de notre appartement HLM », beaucoup de témoignages évoquent davantage qu’un manque : un vide existentiel.

Une salle de cinéma à Paris, le 18 mars 2021. © Magali Cohen / Hans Lucas via AFP Une salle de cinéma à Paris, le 18 mars 2021. © Magali Cohen / Hans Lucas via AFP

Ainsi de Guy, 75 ans, qui vit avec son épouse en Alsace et ont tous deux le sentiment d’être « réduits à l’état de zombies ». Ou de Séverine, 49 ans, qui habite le Gers. Atteinte d’Asperger et invalide, elle sort peu, sauf justement pour des sorties culturelles. « Lors du premier confinement, mon anxiété n’était pas la maladie ou le fait de manquer de PQ, de farine ou de masques, mais j’avais peur que le festival pour lequel j’avais réservé deux places dix mois auparavant soit annulé », écrit-elle. En ajoutant : « Pour les personnes comme moi, le cinéma, le théâtre, les salles de concerts, les musées, sont essentiels. Ma vie est entre parenthèses depuis un an. Ma santé physique s’est dégradée, autant que mon mental. »

Quant à son fils de 22 ans, passionné de musique et de cinéma, qui « n’a pas branché sa guitare sur un ampli depuis un an », il se « demande s’il assistera de nouveau un jour à un concert ».

Ce vide est, dans de nombreux témoignages, rempli d’une colère sans fin. « Enfermée entre les quatre murs de mon appart, je fulmine. Triste monde ! », s’exclame ainsi Emmanuelle, Lyonnaise de 53 ans. Lisa, 18 ans, qui vit dans les Hauts-de-Seine, raconte ainsi sa première année à l’université : « Je pensais sortir des cours et me ruer dans un bar, au cinéma, visiter des musées, aller voir des conférences, participer à des concours d’éloquence. […] Je me sens punie par le gouvernement, qui pense que nous sommes l’origine de tous les maux. Nous savons maintenant ce qui compte vraiment pour l’État : le travail. »

Pour Annie, 70 ans et habitante de Rouen, « la suppression par l’État de toute culture n’est pas innocente puisque les églises restent ouvertes ; c’est un processus rapide de suppression de tout contact social, toute réflexion individuelle, tout partage physique présentiel au profit unique des écrans digitaux. Ce choix politique et idéologique de l’isolement et de la peur a une fonction : museler, bâillonner, éradiquer toute expression individuelle et collective ».

Pauline, qui a 29 ans et habite dans le Val-d’Oise, s’adresse directement à l’exécutif en des termes qui vont résonner dans ce territoire faisant partie des seize départements dont le reconfinement, pour au moins quatre semaines, a débuté ce week-end : « Mais qui êtes-vous pour me dire ce qui est essentiel ou non ? Et je vous le demande, en ces temps de douleur, d’isolement et de deuil, qu’y a-t-il de plus important que la culture ? Comment fait-on pour se changer les idées ? Pour penser à autre chose ? »

Maurice, qui a 74 ans et vit à Paris, va, lui, jusqu’à écrire : « Les mesures prises par le gouvernement Macron, en retard et non proportionnées, ont détruit ma vie. En particulier, et surtout, en détruisant ma vie culturelle. […] Je suis devenu un légume ! »

Derrière la colère, c’est en effet souvent une forme de tristesse qui affleure ou s’affirme, ainsi de Margot, 31 ans, qui vit à Lille. Cette maman d’une enfant de cinq ans avait pour habitude d’assister à un spectacle vivant avec elle une fois par semaine : théâtre, marionnettes, concert, en salle ou dans la rue… Mais « l’automne et la deuxième vague sont arrivés à leur tour. Depuis, chaque week-end que je passe avec ma fille, je suis angoissée. […] Triste de ne plus voir, depuis si longtemps, le visage de ma fille s’illuminer d’excitation lorsque les lumières s’éteignent, nos mains se serrer ».

Les demandes de réouverture sont, alors et logiquement, nombreuses. Ainsi d’Inès qui vit en Île-de-France et s’interroge : « Pourquoi ne pas rouvrir tous les lieux culturels, avec des quotas afin de respecter les distances, voire avec des tests PCR avant les représentations ? Quelle différence entre un supermarché bondé, des transports en commun pleins à craquer, et une salle de musée à la fréquentation régulée, un concert en plein air ou un spectacle avec un public réduit ? »

Ou pour le dire comme Eve, qui n’a donné ni son âge ni son lieu de résidence : « Le cinéma est ma religion, j’exige l’ouverture de mon temple. »

 

« Prête à tout pour soutenir le secteur culturel »

Face à ces privations, la plupart de celles et ceux qui ont répondu à l’appel à témoignages de Mediapart ont modifié leurs pratiques culturelles. Ainsi de Manon, étudiante à Strasbourg, âgée de 22 ans, qui pour compenser le manque de théâtre se « rend aux galeries d’art » pour « garder un contact avec le domaine artistique de façon réelle ».

Les livres, les offres culturelles en ligne et les plateformes de streaming comme Netflix ont été les principaux palliatifs face à la fermeture des salles et des musées. Mais un grand nombre de propos témoignent d’une frustration et d’une déception face aux écrans, le plus souvent considérés comme des ersatz.

Place de la République, à Paris, le 11 mars 2021. © JC Place de la République, à Paris, le 11 mars 2021. © JC

Jérémie, qui a 34 ans et vit en Île-de-France, écrit ainsi : « J’ai beau regarder les nombreuses vidéos passionnantes publiées par les différents musées, rien ne remplace le plaisir de s’y déplacer. Aller au musée, ce n’est pas juste regarder des œuvres : c’est s’imprégner d’un lieu, se mettre dans un état d’esprit différent. »Michelle, 66 ans, qui habite dans la même région que Jérémie, explique à quel point le numérique ne peut combler le vide : « Les visites virtuelles de musées, d’expositions, ne sont que des images pour moi. Aucune émotion. Je ne parviens pas à regarder le théâtre sur mon ordinateur, ça me fait un effet d’irréalité. »

Beaucoup de témoignages évoquent cependant l’importance qu’ont eue, toute cette année, les podcasts, émissions, musiques, films, séries, obtenus grâce aux flux numériques. Léon, 31 ans, « artiste et amateur d’art » écrit, à ce sujet, que « ce prétendu “manque de culture” ressenti me paraît pour le moins problématique », puisque « la culture, c’est aussi des artistes ou des auteurs morts il y a des siècles, des livres déjà chez vous, trouvés dans la rue ou empruntés en bibliothèque, des musiques, des films et tant d’autres choses disponibles sur Internet ».

Autre voix encore plus discordante, celle de Cédric, 39 ans, qui répond à l’appel à témoignages en ces termes : « Je m’en contrefous : le cinéma et le reste […] J’ai un grand écran et un casque VR, j’ai toutes les connaissances, les médias et divertissements à portée de main. »

Si l’usage des écrans domine pour compenser l’absence des salles, il existe aussi des manières plus originales de contourner les fermetures, telle celle employée par Anne-Marie, Parisienne de 68 ans. « Je suis allée à la messe comme à un spectacle vivant, écrit-elle. J’ai tout observé, la mise en scène, le décor, les costumes, les textes, le sens du message, la participation du public, et j’ai pu entendre de la musique live (le grand orgue). J’ai l’intention de continuer en changeant de “salle” chaque fois. Précision : je ne crois pas en Dieu. »

Plusieurs des propos qui nous ont été adressés jugent aussi que cette année, où la culture a été des secteurs les plus affectés, devrait être l’occasion de repenser ses formes, ses usages et son ambition politique. François-Pierre, 47 ans, qui vit à Rouen, est chroniqueur et photographe bénévole pour un magazine de jazz. Pour lui, ce moment oblige surtout à constater « à quel point la culture n’est pas considérée en France, pas pensée, pas mise en perspective politique. C’est un révélateur bien cru… »

Pour Karim, Parisien de 50 ans, « les mondes de la culture ne s’adressent plus qu’aux classes moyennes urbaines éduquées : la culture n’est plus le relais de la guerre sociale en cours. Il nous faudrait un nouveau Brecht ».

Sança, 44 ans, qui réside dans la commune d’Ambert, en Auvergne, va plus loin. « Pour nous, rien n’a véritablement changé depuis un an dans notre rapport à la culture, explique-t-elle. Nous sommes paysans au RSA (maraîchers), nous n’avons pas accès à la culture, de toute manière, comment le pourrions-nous avec 750 euros par mois pour le foyer (avec un enfant en bas âge). Je pense que la culture est essentielle, mais de quelle culture parle-t-on ? […] J’aimerais que cette crise soit aussi un questionnement sur le public. Si cette crise pose la question du rôle social des artistes, si elle pose aussi la question de la démocratisation de l’accès à la culture alors cela vaut peut-être la peine d’être entrés en crise. »

Dans quelle mesure les spectateurs sont-ils alors prêts à devenir des acteurs du combat pour la culture ? Les témoignages de solidarité avec les artistes sont nombreux dans les témoignages reçus. Ainsi de Radu-Cristian, 24 ans, qui écrit de Roumanie pour dire que « la culture ne doit pas disparaître en cas de pandémie. Non pas parce que c’est de la culture, mais parce que c’est du travail. L’argument n’est ni élitiste, ni hédoniste, mais économique. Les artistes sont des travailleurs avec des droits sociaux, et non pas des bouffons dont on peut se passer quand on est en crise. Quand je vois que les théâtres sont toujours fermés, que les musées d’art contemporain sont souvent déserts, je ne pense pas à mon expérience esthétique en tant que spectateur (une expérience que je suis obligé de sacrifier depuis un an), mais aux artistes qui ont le droit de ne pas être condamnés au chômage ».

Les marques de solidarité sont également financières. Danielle, arlésienne de 69 ans, a acheté des CD et des BD neuves alors qu’elle est « militante du zéro déchet » et a aussi « soutenu des projets par financement participatif ». Elsa, 52 ans, qui vit dans la Drôme, choisit « d’offrir une création d’un artiste plutôt qu’un cadeau manufacturé ».

Gaël, Parisien de 33 ans, explique qu’il serait « ravi de payer davantage une place de concert ou de spectacle si cela peut permettre aux fragiles organismes partiellement subventionnés d’avoir une assise confortable pour se redéployer de la meilleure des manières ».

Mais, pour revenir à ce week-end où le public est appelé à rejoindre les théâtres occupés, de nombreux témoignages recueillis illustrent une volonté de lutter aux côtés du monde culturel. Inès se dit ainsi « prête à tout pour soutenir le secteur culturel : soutien financier, manif, rencontres et représentations clandestines, peu importe. Je préfère attraper la Covid et ses variants mais pouvoir retourner dans les salles de concert et de spectacle, au cinéma et dans les musées ».

Henri et Isabelle, 62 ans, habitants de Corrèze, sont des « choristes amateurs privés de répétitions et de concerts depuis six mois » et des personnes déterminées, prêtes à apporter leur aide de toutes les manières possibles : « Participer à hauteur de nos moyens à des caisses de solidarité. Participer à un système de restauration (apports de plats, confection collective). Participer à un système d’occupation par roulement pour permettre aux acteurs de la culture occupant un lieu de retrouver leurs proches pendant quelques heures… Manifester. Fabriquer des banderoles, etc, etc. Ne lâchons rien. Jamais. La culture est notre droit. »

Florent qui a 32 ans et vit entre Aix et Marseille écrit, quant à lui, « s’il y a de la désobéissance, comme projeter un film malgré l’interdiction, j’en serai. Si les acteurs de la culture ont besoin des spectateurs pour occuper des salles, j’en serai également. Tout doit être fait pour se faire entendre, et plus le temps passe, plus des actions radicales me semblent avoir leur place ». Sur scène ou dans la rue.


 

A suivre …