« Il faudra combattre ceux qui vous diront qu’il faudra continuer comme avant »

Qu’est-ce que cette crise sanitaire nous dit du monde dans lequel nous vivons ? Quel sera son impact sur nos modes de vie ? La période que nous traversons serait propice à une réinvention de nos sociétés. C’est ce que nous disent les philosophes Isabelle Stengers et Cynthia Fleury au micro de RTBF : « Après la crise du coronavirus, il faudra combattre ceux qui vous diront qu’il faudra continuer comme avant »

Cynthia Fleury : « Après la crise du coronavirus… »

Une émission de Guillaume Keppenne diffusée par RTBF

Après la crise du coronavirus " Il faudra combattre ceux qui vous diront qu'il faudra continuer comme avant ", Cynthia Fleury

Cynthia Fleury – © Catherine Helie. Gallimard.

« Faire monter au pouvoir une force d’action citoyenne et durable « 

La grande crainte d’aujourd’hui c’est l’enseignement que l’on va tirer de cette crise, le retour d’expérience, selon Cynthia Fleury.
 » Comment va-t-on utiliser les leviers nationaux et internationaux pour gérer les prochaines crises. ?  » Le seul pari viable pour réinventer le monde de demain, nous dit-elle, c’est de créer du nouveau plus juste pour que demain soit simplement plus vivable. Cela implique de mettre en place de nouvelles manières de travailler, d’enseigner, de protéger la santé et la recherche.  » En ce moment, il y a un levier pour enfin créer et aimer cette identité européenne forte, un levier pour aimer à nouveau la démocratie. On est en train de redécouvrir que les comportements collectifs nous protègent des vulnérabilités individuelles.  »

Nous sommes donc à un moment philosophique charnière pour l’avenir du monde tel qu’on le connait.  » Il s’agit véritablement de redéfinir le sens que l’on veut donner à notre manière de vivre ensemble sur cette terre. Il va falloir faire monter au pouvoir une force d’action citoyenne et durable. Mais nos dirigeants ont une matrice intellectuelle qui n’est pas celle-ci. Et on va aussi devoir combattre ceux qui vont nous raconter demain qu’il va falloir continuer à faire comme avant.  »

Face à une crise bien plus forte que celle de 2008

Cynthia Fleury déplore le manque de prise de responsabilités à la suite de la crise de 2008. Selon elle, nous avons refusé consciemment ou inconsciemment de penser un autre ordre de régulation de la mondialisation. Nous avons simplement validé la toute-puissance techniciste et économique en continuant le  » business as usual « .  » On fait tout à coup face à une faille dans le système qui peut provoquer une récession bien plus forte que celle de 2008 et encore plus importante que celle du crack de 1929  »

On a souvent dit après la crise de 2008 que les choses ne seraient plus jamais comme avant et on a aussi vu que tout est redevenu la même chose

Pour Isabelle Stengers, nous sommes tous vulnérables, nous le savions. Mais on comptait sur toute une infrastructure pour nous protéger. Or, on se rend compte que tout ce sur quoi nous avions compté est également fort vulnérable, comme c’était déjà le cas en 2008.  » Il va falloir prendre des responsabilités et se réapproprier le pouvoir de penser l’avenir. Mais on a souvent dit après la crise de 2008 que les choses ne seraient plus jamais comme avant et on a aussi vu que tout est redevenu la même chose.  »

Faire sens en commun

Isabelle Stengers nous situe dans un moment où on se sent à la fois formidablement connecté aux autres (car les virus profitent de toutes les connexions) et un moment où on se sent terriblement isolé. Isolé au sens où nous ne savons pas si nous pouvons nous fier aux autorités et à ce qu’elles disent. Pour elle,  » Quand on a dit confinement on parlait d’une quinzaine de jours mais on ne savait pas combien de temps ça allait durer. On nous traite comme des gens qu’il faut doucement habituer à la dureté de la situation.  » En cela, la philosophe belge craint de revoir surgir les vieux démons qui ont suivi la crise de 2008.

Si elle reconnait l’apparition d’un sens en commun en restant chez nous et en applaudissant tous les soirs à 20h, ce sens en commun reste partiel et insuffisant pour générer de nouvelles dynamiques. Gare aussi à la déception si l’on faisait passer tous nos espoirs de faire sens en commun à travers cette nouvelle crise car :  » Après 2008 ça a été l’austérité pour tout le monde. Toutes les vieilles logiques, les gens qui ont raisonné et donné le marché des masques de protection à la Chine car c’était bien moins cher, tous ces gens sont restés et resteront probablement au pouvoir. Tout a été fait pour que nous soyons dans une liberté qui s’appelle en fin de compte dépendance. Seuls les activistes se sont donnés les moyens collectifs de ne pas oublier ce qu’il s’était passé.  »

Pour la philosophe belge c’est une question de lutte, il s’agit de refuser de trouver normal ce qu’on nous présente comme normal.  » Je suis devenue politique car je ne peux pas accepter que ceux qui nous gouvernent mentent aussi effrontément et impunément. Il faut faire cesser cette situation d’impunité. Il faut que cela devienne une culture de  » pas d’impunité pour ceux qui font passer des situations cruelles et anormales pour ce qu’il faut bien accepter. Plus de il faut bien. C’est quelque chose qui ne peut se faire que collectivement.  »

*Isabelle Stengers est une philosophe belge, auteure de plusieurs livres, comme par exemple :  » Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient.  » Et plus récemment  » Réactiver les sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle  » (La Découverte)

*Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, professeure titulaire de la chaire  » Humanités et santé  » au conservatoire national des arts et métiers à Paris et titulaire de la  » chaire de philosophie à l’hôpital  » au Groupe hospitalier universitaire Paris Psychiatrie et neurosciences.  » Le soin est un humanisme  » : c’est le titre de son dernier essai (Gallimard)


Cynthia Fleury : « L’un des enjeux de l’épidémie est de construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit »

La philosophe explique, dans un entretien au « Monde », que notre autonomie se construit sur notre dépendance aux autres. Selon elle, l’épidémie rappelle que la santé est un bien commun, non réductible à la marchandisation.

Propos recueillis par
Publié dans Le Monde du 27 mars 2020

Cynthia Fleury à Paris, en 2014.
Cynthia Fleury à Paris, en 2014. LIONEL BONAVENTURE / AFP

Face au danger, comment expliquer que nous ayons eu du mal, collectivement, à prendre la mesure de l’épidémie ?

Il y a plusieurs explications : d’abord, une forme de déni protecteur, assez classique, chacun dédramatisant la situation, les pouvoirs publics manquant de lisibilité dans leur communication et n’aidant pas à une prise en considération. Ensuite, le réveil et l’acceptation des restrictions, pour une grande partie de la population.
Reste ceux qui contournent, faisant preuve d’immaturité et d’inconséquence civique, et ceux qui ne sont pas « égaux » dans la capacité à respecter une norme, notamment parce qu’ils sont plus vulnérables. L’un des grands enjeux de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger, et de le faire tout en respectant l’Etat de droit.

Lire aussi Claire Marin : « Face à la catastrophe, on se rassure en la considérant comme une parenthèse plutôt qu’un avertissement »

« Faire commun face au désastre »

Un entretien de 36′ avec la philosophe Isabelle Stengers autour de son livre « Réactiver le sens commun ».  Proposé par Médiapart le 15 mars 2020


Une aventure pandémique contre-intuitive – Par Cynthia Fleury…

28 Mars 2020 , Rédigé par Libération
Publié dans #Education, #Sociologie, #Philosophie

Une aventure pandémique contre-intuitive - Par Cynthia Fleury...

Il faut conserver la responsabilité commune retrouvée pendant ce confinement, où nous vivons la solidarité par la distance.

C’est un temps un peu suspendu, comme désarticulé tel un pantin. Un temps où la collectivité est connectée, confinement 3.0 oblige. Un temps où l’on croit partager le même quotidien mais c’est déjà là une première illusion car il y a une grande frontière, hermétique, entre les asymptomatiques ou encore ceux qui sont peut-être déjà sur le chemin de la fabrique de l’immunité collective, et puis ceux qui produisent des formes sévères, craignant pour leur vie, perdant leur vie. «Comorbidité» on appelle cela, ou comment on ne meurt pas de «sa» mort – certes, vision illusoire , mais d’une combinaison d’effets qui, confrontés à la singularité des corps, produit un phénomène entropique dont on ne revient pas. Ce carrefour des destins donne un sentiment de responsabilité collective, complexe : un mélange de gravité car l’on sait que s’obliger à la discipline du confinement protégera les services de réanimation de la saturation, et que chacun aura ainsi un peu fait de sa part dans cette grande tâche de rester vivants ensemble ; une vraie compassion pour ceux qui sont déjà dans les services luttant pour maintenir leur souffle, comme pour tous ceux déjà malades et qui vivent avec angoisse la possible contagion, et la difficulté de suivre son traitement initial ; enfin, cette sérénité mi-morbide mi-lumineuse, qui accueille le ralentissement espéré des vies, la joie d’un ordinaire encore préservé. Il faut accepter cette vérité sans grâce : c’est en ne faisant rien que certains préservent ceux qui font tout.

Il y aura eu dans cette aventure pandémique des enseignements très contre-intuitifs : une manière de vivre la solidarité, par la distance, la prise en considération de la gravité d’une situation, surtout quand elle ne nous touche pas directement. Des enfants heureusement protégés mais principalement vecteurs de l’épidémie. Des services hospitaliers qui étaient dans un inédit de crise, jamais égalé, et qui pourtant produisent encore et encore un effort grandiose. Des grands défenseurs du libéralisme dérégulé et de la main invisible du marché, des flux incessants de la globalisation, qui redécouvrent le bien-fondé de l’Etat de droit et social, éternel Janus bifrons de la démocratie. Une létalité réelle, mais au pourcentage très milité, et qui malgré tout provoque un séisme absolument tonitruant, enchâssant les crises sanitaire, économique, démocratique, les unes dans les autres. Se relever après, non pas retourner à l’ancienne manière de vivre, mais comprendre comment ne pas provoquer à nouveau ce type de dérèglement mondial profond, tel est l’enjeu, et l’on sait déjà à quel point celui-ci sera difficile à assumer. Camus nous l’enseigne dans la Peste (1947), celle-ci peut venir et repartir «sans que le cœur des hommes en soit changé». Dans les lignes conclusives, le narrateur sait qu’il n’existe aucune victoire définitive sur la peste, qu’elle se maintient tapie dans les linges, les recoins, prête à resurgir et à produire son chaos. Bien sûr, la peste métaphorise chez Camus la banalité du mal arendtien, l’archaïsme meurtrier et minable des hommes, leur folie toute-puissance, leur haine de l’autre, leurs valeurs inversées. «Pour le malheur et l’enseignement des hommes», la peste peut se réveiller. Dans nos vies, nous ne pensions pas faire ne serait-ce que l’expérience infime de cela : un pas de deux avec le grand tout de la société, avec cet enfer des autres que nous avons appris à tenir à distance moralement et physiquement, et là tout d’un coup, devenu omniprésent bien que disparaissant. Il y aura beaucoup de réjouissances une fois l’épreuve traversée. Faites qu’il y ait également dans cette joie une gravité réelle, et le désir d’une responsabilité commune restaurée.

Cynthia Fleury

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