Brassens et Ferrat dialoguent sur l’engagement

C’était le 13 mars 1969, lors de  » l’Invité du dimanche », une émission de télévision de l’ORTF animée par Jean-Pierre Chabrol. Georges Brassens et Jean Ferrat,  échangent en toute amitié sur la notion d’engagement. Une vision différente du monde et de l’idée de changement, l’un se prononçant pour l’action collective, l’autre croyant à une démarche individualiste. Un dialogue savoureux entre deux auteurs maintes fois censurés …

En ce dimanche 13 mars 1969 , Jean-Pierre Chabrol s’entretient avec Georges Brassens et Jean Ferrat. Ils évoquent leur divergence d’opinion sur leur conception de l’engagement.


Avec la chanson qui suit intitulée « En groupe en ligue en procession« , Jean Ferrat répond à Georges Brassens qui vient de publier sa chanson intitulée « pluriel » (le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons…)…

« En groupe en ligue en procession
En bannière en slip en veston
Il est temps que je le confesse
A pied à cheval et en voiture
Avec des gros des p’tits des durs
Je suis de ceux qui manifestent … »

Le passage de Jean Ferrat dans cette émission diffusée en direct le 13 mars 1969 lui valut deux ans d’interdiction à la télévision française et l’ensemble de l’équipe fut mise à pied juste après ; on y parlait sans doute trop librement des luttes contestataires à un moment où le général de Gaulle commençait à être critiqué de plus en plus


Jean Ferrat, chanteur censuré

Chanteur engagé, Jean Ferrat a souvent connu la censure dans les années 60 et 70 avec des chansons jugées trop politiques. Voici quelques exemples de chansons interdites d’antenne:

« Nuit et brouillard » (1963)
« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers, Nus et maigres tremblants dans leurs wagons plombés … ». Déconseillée par le directeur de l’ORTF, la chanson passera en contrebande, un dimanche à midi, dans le « Discorama » de Denise Glaser. Le disque se vend à plus de 300.000 exemplaires, en pleine vague florissante des « yéyés ».

« Potemkine » (1965)
Jean Ferrat, qui n’a jamais chanté dans les pays de l’ex-bloc communiste, vient d’écrire cette chanson à la gloire des marins du cuirassé de la mer Noire, dont la mutinerie fut le prélude de la révolution russe de 1905. Elle est interdite lors d’une émission en direct. « Chantez autre chose », lui dit-on à l’ORTF. Le chanteur reste en coulisses, refusant de paraître sans sa chanson.

« Ma France » (1968)
Cette chanson dans laquelle il s’attaque aux gouvernants (« Cet air de liberté dont vous usurpez aujourd’hui le prestige ») est interdite d’antenne. Ferrat refuse de passer à la télé sans elle et patientera deux ans avant d’être à nouveau invité sur un plateau. En 1971, Yves Mourousi rompt la censure en diffusant un extrait de la chanson.

« Au printemps de quoi rêvais-tu ? » (1969)
Avec cette chanson inspirée de mai 68, Ferrat est à nouveau censuré à la télévision.

« Un air de liberté » (1975)
Sur Antenne 2, le chanteur a enregistré avec Jacques Chancel « Jean Ferrat pour un soir ». A la diffusion, « Un air de liberté », chanson sur la fin de la guerre du Vietnam a disparu de l’émission. « Ah!, monsieur d’Ormesson, vous osiez déclarer qu’un air de liberté flottait sur Saïgon, avant que cette ville s’appelle ville Ho Chi Minh », dit-elle.
La direction de la chaîne a cédé à Jean d’Ormesson, alors directeur du Figaro, qui s’estime diffamé. Ferrat s’explique: « Je n’ai rien contre lui, contre l’homme privé. Mais c’est ce qu’il représente, (…) la presse de la grande bourgeoisie qui a toujours soutenu les guerres coloniales, que je vise à travers M. d’Ormesson ».
Finalement le chanteur obtient de lire une déclaration préalable expliquant pourquoi l’émission est tronquée. Le disque éponyme sort avec les dix chansons.

Jean Ferrat avait fait de cette censure un sujet de chanson ironique: « Quand on n’interdira plus mes chansons, je serai bon à jeter sous les ponts… ».

(Source Nouvelobs.com avec AFP)


Liste des chansons de Georges Brassens
interdites par le comité d’Écoute en Radiodiffusion :

  • Le Gorille (traite de la peine de mort par métaphore49). Brassens s’est autocensuré en élaguant une dernière strophe50 : « Nous terminerons cette histoire / Par un conseil aux chats-fourrés / Redoutant l’attaque notoire / Qu’un d’eux subit dans des fourrés: / Quand un singe fauteur d’opprob’e / Hante les rues de leur quartier / Ils n’ont qu’à retirer la robe / Ou mieux à changer de métier. »
  • Hécatombe
  • La Mauvaise réputation
  • Le Mauvais sujet repenti
  • La Mauvaise herbe
  • Vénus callipyge
  • La complainte des filles de joie
  • Putain de toi
  • Les Deux oncles
  • La Tondue
  • La fille à cent sous
  • Le Cocu
  • Brave Margot
  • La Femme d’Hector
  • Le Fossoyeur
  • Les Croquants
  • Le Pornographe
  • Les Trompettes de la renommée
  • Le Mécréant
  • Le temps ne fait rien à l’affaire

    Brassens-Ferrat, dialogue entre deux géants

    Extraits parus dans un article de L’Humanité du 28 Octobre 2011

    Georges Brassens : Moi, je n’ai rien jamais rien dit à Ferrat en chantant. C’est lui qui me répondait, de temps en temps, en chansons.
    Jean Ferrat : Oui, de temps en temps (rires).

    Jean-Pierre Chabrol (à Brassens) : Cela te fâche ?

    Georges Brassens : Pas du tout. Il le sait très bien que cela ne me fâche pas.
    Jean Ferrat : Je crois personnellement que la démarche individuelle est extrêmement importante. Elle est même capitale, mais elle ne remplace pas l’autre. C’est-à-dire que seul, on ne peut pas grand-chose. On ne peut même rien pratiquement si on n’est pas entouré. Pour avoir une action possible et efficace, il faut être en groupe (…) On vit dans un monde atroce, on subit des pressions considérables… Pour moi, les choses sont claires, d’une certaine manière. En gros, dans notre société actuelle, il y a des exploiteurs et il y a des exploités. Je suis du côté des exploités, bien entendu.

    Georges Brassens : Les mots sont une source de malentendus. Ferrat ne l’a pas dit, mais il le sait, je ne suis pas du côté des exploiteurs. C’est du reste assez connu (…) Moi, tu sais, je n’ai jamais cru aux solutions collectives. C’est une opinion tout à fait personnelle et très discutable, ne croyant pas aux opinions collectives et étant contre personnellement, sur le plan esthétique dans le domaine de la chanson, étant contre l’efficacité. (…) Je ne tiens pas, par exemple à donner des explications et à donner une morale, à indiquer les voies que je pense qu’il faut suivre ou ne pas suivre. Je me borne, si tu veux, à donner mes impressions en face de problèmes. Même si je ne les traite pas, ils sont sous-jacents (…) J’explique dans mes chansons, une espèce d’attitude individuelle (…) Je pense être plus efficace, en ce qui me concerne, en faisant des petites chansons qui apportent quatre ou cinq minutes de bonheur ou de joie à certains, pas tout le monde bien sûr, à ceux qui les aiment. Des gens qui sont exploités, du reste. J’estime, en faisant cela, n’avoir pas trop démérité. Tu penses bien que si je croyais – je me trompe peut-être –- à l’efficacité, j’en ferais des chansons (…) Si je ne le fais pas, c’est que, d’abord, je ne me crois pas le droit de dire aux gens « ceci est bien, ceci est mal », parce que je ne le sais pas tellement moi-même. (…)

    Et ensuite, sur le plan de l’esthétique, moi, je ne suis ni un philosophe ni un sociologue. Je fais des chansons. Je suis un poète mineur, mais un poète quand même, un faiseur de chansons. Je traduis mes émotions (…). Et puis, je pense, sur le plan de l’efficacité, que l’on peut être efficace en étant indirect.

    Georges Brassens : (…) Ferrat n’approuve pas toutes mes chansons et moi, je n’approuve pas non plus toutes les siennes. Mais cela ne veut rien dire. Quand je lis de très grands poètes – plus grands que nous, qui ne sommes pas du tout des poètes –, je n’approuve pas tout ce qu’ils disent. J’aime beaucoup Victor Hugo (…) je n’approuve pas tout ce qu’il dit (…). J’aime bien Ferrat. S’il fait une chanson que je n’approuve pas tellement, je la prends quand même parce que c’est lui qui l’a faite et que je l’aime beaucoup. Et il en va de même pour lui.

    Jean Ferrat : Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Georges. Je pense finalement que c’est une définition, et un sens, de ce que doit être l’art en général qui, en fait, peut nous séparer, dans une certaine mesure. L’art ne peut pas changer le monde, bien sûr…

    Georges Brassens : Ce n’est pas sûr que l’art ne puisse pas changer le monde. L’art pur peut sûrement changer le monde. Je crois que c’est l’art explicatif qui peut difficilement changer le monde.

    Jean Ferrat : Il ne peut pas changer le monde mais il peut donner la conscience à chacun de la nécessité de le changer, vois-tu ?

    Georges Brassens : Si tu veux mon opinion, je pense que tant que les hommes ne seront pas changés, rien ne sera changé dans le monde.

    Jean Ferrat : Alors là, je suis exactement d’un avis opposé.

    Georges Brassens : Et j’ai peur que l’homme ne soit pas près de changer. Non pas que je le trouve très mauvais, mais enfin… même dans une société tout à fait parfaite, je crois que l’homme inventerait encore, parce qu’il est très industrieux, il est très imaginatif. Il inventerait, il trouverait le moyen de foutre la pagaille.

    Jean Ferrat : Oh, mais ça, il est certain que ce n’est pas une chose simple. Mais je crois qu’on ne peut pas parler de l’homme avec un grand H.

    Georges Brassens-Jean Ferrat, dialogue 
sur l’engagement.
    Un document Ina.fr.


Témoignage artistique d’estime réciproque entre les deux artistes, la chanson « A Brassens « 

Jean Ferrat la composa en 1963 et elle vit le jour en décembre de la même année sur le 33T Nuit et Brouillard

« Est-ce un reflet de ta moustache ?
Ou bien tes cris de « Mort aux vaches! »
Qui les séduit
De tes grosses mains maladroites
Quand tu leur mets dessus la patte

C’est du tout cuit
Les filles de joie, les filles de peine
Les margotons et les germaines
Riches de toi
Comme dans les histoires anciennes
Deviennent vierges et souveraines
Entre tes doigts

Entre tes dents juste un brin d’herbe
La magie du mot et du verbe
Pour tout décor
Même quand tu parles de fesses
Et qu’elles riment avec confesse
Ou pire encore
Bardot peut aligner les siennes
Cette façon d’montrer les tiennes
N’me déplaît pas
Et puisque les dames en raffolent
On n’peut pas dire qu’elles soient folles
Deo gratias

Toi dont tous les marchands honnêtes
N’auraient pas de tes chansonnettes
Donné deux sous
Voilà qu’pour leur déconfiture
Elles resteront dans la nature
Bien après nous
Alors qu’avec tes pâquerettes
Tendres à mon cœur, fraîches à ma tête
Jusqu’au trépas
Si je ne suis qu’un mauvais drôle
Tu joues toujours pour moi le rôle
De l’Auvergnat. »

Jean Ferrat

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