Des sociétés immobilières soupçonnées d’être à l’origine des incendies au Chili …

Les incendies ont fait rage ces derniers mois dans le centre du Chili. Beaucoup y voient la main des entreprises de l’immobilier qui profiteraient de ces feux pour récupérer les terrains libérés. Le gouvernement de gauche de Gabriel Boric a accéléré l’examen d’un projet de loi : transmis au Sénat majoritairement à droite, il devrait être étudié prochainement. Un reportage signé Reporterre …

Des sociétés immobilières soupçonnées d’être à l’origine des incendies au Chili

Un article signé Caroline Chambon dans Reporterre du 29 mars 2024

Les incendies ont encore fait rage ces derniers mois dans le centre du Chili. La population, excédée, y voit la main des entreprises de l’immobilier, qui profiteraient de ces feux de forêt pour récupérer les terrains libérés.

Plus de 130 morts et 6 000 maisons incendiées. C’est le bilan des incendies qui ont dévasté début février les alentours de Valparaíso, dans le centre du Chili. Si une canicule a rendu leur propagation fulgurante, la faiblesse des mesures de prévention a également été dénoncée. C’est pour y remédier que le gouvernement de gauche de Gabriel Boric a accéléré l’examen de son projet de loi contre les incendies, approuvé en urgence le 6 mars par la Chambre des députés.

L’article le plus médiatisé de cette loi, qui interdisait de modifier le statut d’un terrain incendié pendant trente ans afin d’empêcher de construire dessus, a été rejeté par une Chambre où le gouvernement n’a pas la majorité absolue. Il répondait à une inquiétude grandissante au sein de la population, celle de la responsabilité d’un « Cartel du feu » composé d’entreprises du secteur immobilier, qui s’attaqueraient aux zones naturelles autour des villes pour pouvoir s’emparer des terrains sinistrés.

Des antécédents de projets immobiliers sur des terres incendiées

Ces soupçons, difficiles à prouver, resurgissent à chaque incendie dans la région, touchée presque tous les ans. D’autant plus que les incendies de février ont suivi le tracé d’un projet d’autoroute reliant les principales villes du secteur. Même si des « cas mineurs » peuvent exister, il s’agit d’une théorie « farfelue », balaie le député écologiste Félix González, qui rappelle que construire sur des terrains « naturels » ou destinés à la culture de pins et d’eucalyptus — principales essences cultivées pour l’exportation — n’est pas si simple : « Il faut l’accord de la municipalité, avec le ministère du Logement, et la participation du conseil régional. Cela voudrait dire que toutes ces instances sont corrompues. »

L’idée n’est pourtant pas si « farfelue » que ça, puisque les autorités ont confirmé que les incendies étaient intentionnels. Et si, dans le monde, 85 % des incendies sont d’origine humaine, cette proportion atteint 99,7 % au Chili. Jonathan Caviedes, qui travaille sur la prévention des incendies au sein de la Conaf, l’agence de droit privé chargée de la gestion des forêts, a publié en 2018 une thèse dans laquelle il analyse les près de 60 000 incendies ayant eu lieu entre 2006 et 2016.

« J’ai déjà surpris des personnes en train de déclencher un incendie, qui sont parties en courant »

Après s’être focalisé sur les feux à proximité de zones urbaines, à la suite desquels une modification du statut du terrain a été enregistrée et des projets immobiliers lancés, il a identifié quatre secteurs, qui concentrent 75 % des incendies volontaires dans la région et ont connu « une croissance de la superficie urbaine supérieure à la moyenne nationale » sur la période.

À Quilpué, quelques kilomètres à l’est de Valparaíso, où la population a augmenté de 19 %, des incendies ont eu lieu dans plusieurs zones destinées à l’exploitation forestière entre 2006 et 2008. En 2010, des logements ont surgi sur la zone sinistrée. À Placilla, au sud-ouest de Quilpué, même constat : des incendies ont été enregistrés entre 2010 et 2012 puis, en 2013, ces mêmes terrains ont fait l’objet de projets immobiliers. Si la responsabilité directe d’entreprises immobilières n’est pas prouvée, la question de la « planification informelle via l’utilisation d’incendies forestiers » doit être prise au sérieux, estime Jonathan Caviedes.

L’organisme chargé de la gestion des forêts est une agence de droit privé exerçant une mission de service public. Cette situation est fréquente au Chili. Wikimedia Commons / 123uhjsakddsa89321l3

« J’ai déjà surpris des personnes en train de déclencher un incendie, qui sont ensuite parties en courant. Elles étaient sûrement payées, car personne ne fait ça pour le plaisir », assure Stéphanie Suárez, membre de l’ONG environnementale Acción Barrial Quilpué, qui a vu, à plusieurs reprises, des logements pousser sur des sols brûlés. Son association protège 545 hectares de forêt indigène, dont 240 ont brûlé en février, en bordure de la ville.

Pas de normes pour les activités sur des terrains brûlés

De son côté, Pablo Navarro, membre de l’association Reserva Natural Los Espinos de Villa Alemana – voisine de Quilpué, condamne une méthode employée de manière systématique : « Il ne s’agit pas seulement du secteur immobilier, mais aussi autoroutier ou encore énergétique. »

Au Chili, si une entreprise désire construire plus de 300 logements sur un terrain forestier de sept hectares ou plus, elle doit détailler des mesures de protection environnementale et reboiser une zone de taille équivalente. Il n’existe en revanche pas de normes au sujet des activités réalisées sur des terrains brûlés.

« La loi n’interdit pas la construction d’autoroutes dans les zones naturelles »

Dans un tel contexte, « il n’est pas hasardeux d’avancer que les incendies puissent être un moyen d’échapper au contrôle environnemental », estime Jonathan Caviedes. D’autant plus que la question de l’utilisation des incendies par le secteur immobilier n’est pas propre au Chili. D’autres pays, comme l’Espagne et le Mexique, ont adopté des lois protégeant les terrains sinistrés.

La loi d’urgence présentée début mars, qui prévoit la mise en place de pare-feux, sous la forme d’une coupe forestière qui peut atteindre plusieurs kilomètres, la limitation des monocultures forestières aux abords des villes et la création d’un Service forestier national pour remplacer l’entité privée actuellement chargée de ce sujet, est loin de faire l’unanimité. « Elle est insuffisante, ne protège pas les forêts et n’interdit pas la construction d’autoroutes et de lignes à haute tension dans les zones naturelles », condamne Pablo Navarro. Elle ne dote pas non plus toutes les forêts indigènes d’un statut protégé.

La saison des incendies n’est pas finie

Il s’agit pourtant d’un enjeu de prévention des incendies, puisqu’elles résistent mieux aux fortes chaleurs que le pin et l’eucalyptus, « espèces très sèches, qui permettent aux incendies de se propager rapidement », explique Stéphanie Suárez. Selon les données de la Conaf, en 2016-2017, 63 % du total des zones affectées par des incendies correspondaient à des plantations en monoculture, contre 13 % pour les forêts indigènes.

En l’absence d’un service public chargé de la prévention des incendies, les ONG sont souvent livrées à elles-mêmes. « Nous avons installé des pare-feux nous-mêmes, déplore Stephanie Suárez. Nous n’avons reçu aucune aide financière pour l’après-incendie. »

Le projet de loi du gouvernement a été transmis au Sénat, majoritairement à droite, où il devrait être étudié prochainement. « Mais il devra sûrement repasser devant la Chambre, voire en commission mixte, avertit le député Félix González. J’espère qu’il sera adopté au plus tard cet hiver, pour pouvoir commencer à mettre en place les mesures. » En attendant, l’été austral n’est pas terminé. Le 13 mars, Valparaíso était de nouveau frappée par un incendie. Le temps presse.