Suspension du plan Écophyto, la décision de trop !

En réponse à la colère des agriculteurs et agricultrices, le gouvernement français a annoncé jeudi 1er février la « mise en pause » du plan Écophyto qui devait permettre de réduire de 50 % l’usage des pesticides d’ici à 2030. C’était l’une des principales demandes de la FNSEA, premier syndicat agricole en France. Une décision qui  indigne scientifiques et environnementalistes …

« Mise en pause  du plan Écophyto » : un très mauvais signal donné à la profession agricole qui utilise des pesticides … » Un reportage M6 de 1’56 » …


Suspension du plan Écophyto : « On ne s’attendait pas à un tel recul »

Françoise Binet, du CNRS, explique que l’effet des pesticides sur la biodiversité est pourtant tellement massif qu’« on en vient à se demander s’il y a des endroits sur Terre qui ne sont pas contaminés ». Un article signé Manuel Magrez dans Médiapart du 9 février 2024

« L’écologie n’est pas du tout en pause », s’est défendu Marc Fesneau, ministre de l’agriculture, au micro de France Culture le 5 février. « Aucune molécule ne va être réautorisée pendant cette pause » et « aucun changement [n’aura lieu] sur les produits et molécules phytosanitaires », a promis le ministre, préférant parler d’un simple changement du mode de calcul de l’usage des insecticides et herbicides. Le plan en vigueur, « Écophyto 2+ », était la troisième version du dispositif lancé en 2007, dont les tentatives précédentes s’étaient soldées par un échec.

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Pulvérisation de glyphosate Roundup 720 dans un champ de seigle en France, en 2019. © Photo Jean-François Monier / AFP

Pour Françoise Binet, écologue, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des sols, la pollution des écosystèmes par les pesticides atteint un tel niveau qu’« on en vient à se demander s’il y a des endroits sur Terre qui ne sont pas contaminés ». « J’ai comparé des sols cultivés avec des sols de prairies. Ce sont des prairies qui le sont depuis toujours de mémoire d’agriculteur, donc sans beaucoup d’activité agricole, et dans lesquelles on retrouve tout de même des résidus de produits phytosanitaires », explique-t-elle. Pour la chercheuse, la suspension du plan Écophyto est bel et bien un « recul ».

Mediapart : Quels sont les enjeux concrets des produits phytosanitaires sur la biodiversité ?

Françoise Binet : C’est une atteinte aux services qu’elle rend. La biodiversité, je la vois comme un capital, elle permet de réguler les éléments, les flux entre le sol et l’atmosphère, pour le carbone par exemple. La biodiversité permet aussi d’épurer l’eau, les sols. Si demain un agriculteur épandait du lisier, et qu’il n’y avait plus d’organisme vivant dans le sol, ce lisier ne serait ni dégradé ni absorbé.

Face à cette problématique, est-ce que les plans Écophyto successifs jouaient un vrai rôle ?

Ils avaient au moins un mérite : une fois qu’un plan est en place, tous les corps intermédiaires s’activent. Les agences comme l’Ademe [l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] ou l’Anses [l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] y travaillent et contribuent à un retour d’informations vers la base. Et la base, ce sont les lycées agricoles.

Quand j’intervenais dans ce type d’établissement, ce cadre nous permettait de faire de la prévention, de dire que telle réglementation ne permettait plus tel ou tel usage. De là à savoir s’il a été suivi d’effets, c’est en dehors de notre champ de compétences. Si les plans se sont succédé, cela veut sûrement dire que les objectifs n’ont pas été atteints. 

Après l’annonce de la suspension de ce plan, quelle a été la réaction de la communauté scientifique ?

Les bras nous en sont tombés. Pour suivre les plans Écophyto depuis longtemps, on ne s’attendait pas à un tel recul. Et ce qui alerte, c’est que les modèles mathématiques utilisés pour l’évaluation des risques environnementaux sont pourtant déjà un peu trop optimistes. Le risque est évalué en fonction des quantités, des concentrations mesurées dans l’environnement, le tout rapporté à la toxicité des molécules.

Or l’évaluation de la toxicité des molécules repose uniquement, sauf dans de rares cas, sur des organismes modèles de laboratoire, qui ne se retrouvent plus dans la nature, ou qui ne sont pas pertinents pour mesurer le risque. De plus, ce sont souvent des tests qui sont faits à très court terme. Cela pose véritablement la question du réalisme de ces seuils de toxicité.

Autre exemple : il y a beaucoup de modèles qui prédisent que les molécules de produits phytosanitaires vont se dégrader naturellement et rapidement, alors qu’en réalité, elles génèrent des produits, issus de leur dégradation (métabolites), qui persistent. Lors de mes récentes recherches, j’ai par exemple retrouvé, contre toute attente, de l’Atrazine sur certaines parcelles. Elle est interdite depuis 2001, mais on retrouve des résidus. Cela montre bien que c’est persistant, ou alors que son interdiction d’usage n’est pas suivie.

À un moment donné, quand j’avais répondu à un appel d’offres, je ne pouvais plus obtenir de subvention de financement sur l’Atrazine. On m’avait dit ouvertement dans le rapport d’évaluation que de toute façon la molécule était interdite, donc il n’y avait plus de problème. On pensait presque que si on interdisait, le problème n’existait plus.

Le souci est-il généralisé ?

On en vient à se demander s’il y a des endroits sur Terre qui ne sont pas contaminés. J’ai comparé des sols cultivés avec des sols de prairies. Ce sont des prairies qui le sont depuis toujours de mémoire d’agriculteur, donc sans beaucoup d’activité agricole, et dans lesquelles on retrouve tout de même des résidus de produits phytosanitaires.

On entend beaucoup parler de l’impact des pesticides sur la santé humaine. Mais quel est-il sur la biodiversité ?

On sait que ces produits sont toxiques quand on les applique sur des organismes ou qu’on donne à manger des produits contaminés à des organismes en laboratoire. Sur le terrain, c’est plus compliqué. Je n’ai jamais observé d’impact létal direct sur les espèces. Mais ce sont des impacts dits sublétaux, plus insidieux.

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Françoise Binet. © Photo DR

Par exemple, dans un travail récent, j’ai étudié deux populations de vers de terre de la même espèce et de la même lignée génétique. En comparant une population qui a été dans des sols gérés en agriculture biologique et l’autre en conventionnel, durant plus de vingt ans.

On se rend compte que l’expression de leur génome s’est différenciée. En imageant, on peut expliquer que le système métabolique des espèces exposées aux produits phytosanitaires est en surchauffe. Cela laisse entendre que le ver de terre dépense beaucoup d’énergie à faire face, à se décontaminer.

Concernant les oiseaux dont le régime alimentaire est principalement composé de graines, il y a aussi un déclin, car ils mangent des graines de semences qui sont enrobées de néonicotinoïdes. On sait que cela agit. Mais ce qu’on ne peut pas déterminer, c’est quelle proportion exacte de la baisse du nombre d’oiseaux est directement liée aux produits, puisque d’autres causes entrent en jeu, comme la destruction d’habitats, le manque de haies.

Mais on découvre encore énormément de conséquences de l’usage des phytosanitaires…

On cumule quand même pas mal de données sur les concentrations qui existent dans le milieu naturel. Il y a beaucoup de réseaux d’analyses dédiés à l’eau par exemple. En revanche, pour ce qui est des sols, c’est un peu plus récent. Pour moi, cette étude des sols a été délaissée parce qu’on considérait peut-être comme normal de trouver des pesticides, parce que c’était le réceptacle normal des produits en question.

Maintenant qu’on y prête attention, on a des surprises. Au niveau européen, il y a une étude très récente qui indique que trois quarts des sols sont pollués et contiennent des pesticides. Et ce n’est pas pollué qu’avec une molécule, c’est un cocktail de molécules.

Est-ce possible de prévenir les conséquences phytosanitaires sur la biodiversité autrement qu’en réduisant leur usage global ?

Depuis des années, l’idée est de tendre vers des molécules moins toxiques. Mais cela rend le travail encore plus complexe. Avant, à la sortie de la guerre, les molécules étaient tellement toxiques qu’on voyait des organismes qui pouvaient mourir par intoxication directe. Maintenant, c’est une atteinte à bas bruit qui touche aussi la dynamique des populations. Chez le ver de terre, par exemple, un modèle que je connais bien, cela favorise un retard de croissance, qui implique un retard dans la maturité sexuelle.

Par extension, sur une vie de ver de terre, il va moins se reproduire qu’en temps normal. Il y a un déclin des populations parce qu’il y a des effets qui entravent la reproduction de l’espèce.

On trouve des traces de contamination dans la terre, dans les plantes, dans l’eau, mais aussi dans l’air ?

Quand l’agriculteur pulvérise son champ, on estime qu’il n’y a que 25 % du produit qui atteint directement la plante. Une partie pénètre dans le sol et atteint la biodiversité et l’eau, et puis le reste part avec le vent. Cette dispersion par le vent est d’ailleurs une des pistes qui expliquerait que l’on retrouve des traces de ces produits y compris dans des parcelles qui n’ont jamais été pulvérisées.

Puisque beaucoup de travail reste à faire, quelles sont les questions encore en suspens dans l’analyse des produits phytosanitaires ?

C’est vraiment d’évaluer la toxicité réelle, en conditions réelles et sur le long terme. C’est le point critique, d’aller vers ce que l’on ne voit pas. On s’intéresse toujours à ce qu’on voit, mais ce qu’on ne voit pas, ce sont les effets sublétaux. Parce qu’en fait, on ne peut pas se contenter de tests. Tout est basé sur des tests qui n’ont aucune réalité et aucune pertinence écologique.

Le problème, c’est que maintenant, on veut tout, tout de suite, et on veut le résultat alors que l’expérimentation n’a pas commencé. On fait du court terme. Il nous faut davantage de données sur les conséquences à long terme des produits phytosanitaires sur la biodiversité. Par exemple sur les effets multigénérationnels de ces produits sur les organismes. On doit pouvoir étudier ces effets sur au moins trois générations pour être complets.

Manuel Magrez


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Pesticides : « Le prochain indicateur d’Écophyto va endormir les gens »

Un article signé Émilie Massemin dans Reporterre du 7 février 2024 

Le nouvel indicateur qui pourrait être utilisé dans le plan Écophyto est « trompeur », défend François Veillerette, de Générations futures, pour qui le gouvernement a cédé à une demande de la FNSEA.

À la suite des manifestations agricoles de ces dernières semaines, le gouvernement a déclaré le 1er février mettre « en pause » le plan Écophyto de réduction de 50 % des pesticides. L’annonce a suscité l’indignation des associations écologistes ainsi que d’associations d’agriculteurs victimes de ces produits. Cette pause « n’est pas la marche arrière » et doit permettre de retravailler sur plusieurs points du plan, et en particulier sur l’indicateur de suivi, a néanmoins précisé Marc Fesneau sur LCI le 4 février.

Le ministre de l’Agriculture envisage ainsi de remplacer l’indicateur actuel, le Nodu (nombre de doses unités), par l’indicateur actuellement élaboré au niveau européen, le HRI1 (indicateur de risque harmonisé). Cette évolution, réclamée de longue date par le syndicat productiviste, la FNSEA, inquiète les associations écologistes. Si elle paraît à première vue relever du détail technique, elle risque en réalité de ruiner pour longtemps toute efficacité du plan Écophyto, explique François Veillerette, porte-parole de l’association Générations futures.

Reporterre — Le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a déclaré que la France allait changer d’indicateur d’utilisation des pesticides au profit, sans doute, de « l’indicateur européen ». Pourquoi le présentez-vous comme trompeur ?

François Veillerette — L’indicateur HRI1 européen est censé figurer une sorte d’évolution de la dangerosité des pesticides. Le plan Écophyto, lui, a toujours eu comme objectif de réduire de 50 % l’usage des pesticides. Ce n’est pas du tout la même chose.

En plus, l’utilisation de l’indicateur HRI1 introduit des biais. Le premier, c’est la fausse réduction des pesticides. Quand on regarde l’évolution du Nodu, l’indicateur utilisé actuellement en France dans Écophyto, et du HRI1 entre 2011 et 2019, le premier indique une baisse de 12 % de l’utilisation des pesticides et le second une baisse de 40 %. On voit bien que cette baisse de 40 % est trompeuse. On comprend mieux pourquoi la FNSEA et l’industrie des pesticides aiment bien cet indicateur, qui laisse à penser que l’objectif du plan Écophyto est quasiment atteint.

Le second biais, c’est une évaluation trompeuse des risques. Pour venir à bout de la tavelure de la pomme, une affection fongique, vous pouvez utiliser au choix de la levure chimique, à faible risque et utilisable en agriculture biologique, ou du difénoconazole, classé plus dangereux. Seulement, il faut utiliser tellement plus de levure que de traitement chimique que le traitement bio obtiendra un moins bon score HRI1 que le produit dangereux. C’est complètement aberrant.

« Cet indicateur, c’était une demande dans la liste de courses de la FNSEA »

Enfin, la mesure du risque n’est d’ailleurs pas toujours très précise. Aujourd’hui, on va croire qu’un produit n’est pas dangereux. Dans deux ans, on dira qu’on s’est trompés et qu’il l’était. Ça arrive tout le temps. On se met à retirer des produits du marché parce que la science progresse. Regardez les discussions sur le glyphosate : dangereux, pas dangereux ? Les agences ne sont pas d’accord.

Il est très étrange que la France se mette à défendre le HRI1, alors que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a proposé le 6 janvier d’enterrer le règlement SUR de réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides d’ici 2030, déjà flingué par le Parlement européen sous la pression des conservateurs d’extrême droite et des syndicats agricoles. La France avait toujours défendu le Nodu au niveau européen. Cette conversion subite est évidemment liée au mouvement des agriculteurs, alors que cela fait quinze ans que la FNSEA refuse cet indicateur.

En quoi le Nodu, utilisé jusqu’à présent en France, était-il plus satisfaisant ?

Le Nodu français compte le nombre de doses standards par hectare. Il a été négocié au lancement du plan Écophyto en 2009, juste après le Grenelle de l’environnement. Il est impitoyable, très robuste. Même si les produits évoluent avec le temps, qu’ils sont actifs à des doses plus faibles, l’indicateur ne va pas baisser si le nombre de traitements reste le même. Il cherche clairement à évaluer l’évolution de l’usage, donc de la dépendance du système agricole aux pesticides. S’il n’y a pas de baisse du Nodu, il n’y a pas de baisse de la dépendance.

« Le gouvernement, qui ne voulait pas se fâcher avec le syndicat [la FNSEA], lui a donné raison. » Pxhere/CC0

Avec le HRI1, on ne voit rien de tout cela. Si l’on retourne sur l’évolution des courbes entre 2011 et 2019, on voit une augmentation de 25 % du Nodu entre 2017 et 2018. La courbe HRI1, elle, reste plate. On a l’impression que tout va bien. Cet indicateur sert à endormir les gens, à faire croire qu’on a déjà fait le boulot de réduction et qu’on n’a surtout rien à changer. C’est absolument inacceptable pour nous.

Cet indicateur, c’était une demande dans la liste de courses de la FNSEA. Le gouvernement, qui ne voulait pas se fâcher avec le syndicat, lui a donné raison tout en faisant croire qu’il allait protéger l’environnement et continuer à travailler.

Si l’utilisation des pesticides en France a légèrement augmenté depuis 2009, le gouvernement communique sur une baisse en se basant sur la quantité des produits épandus…

Le gouvernement a toujours montré qu’il préférait utiliser l’indicateur qui l’arrange. Il parle de quantités de substances actives, sépare dans les courbes les produits de synthèse et ceux utilisables en bio ou en biocontrôle… Dans les dernières notes de suivi, on a un mal de chien à trouver le Nodu. Il est sournoisement invisibilisé sous la pression de la FNSEA. Quand Stéphane Le Foll était ministre de l’Agriculture [de 2012 à 2017], le syndicat agricole avait tenté un putsch contre cet indicateur, en inventant un indicateur d’impact. Il ne tenait pas la route et n’est pas passé, mais les pressions avaient été énormes et elles continuent.

Le Premier ministre a notamment annoncé aux agriculteurs la mise en pause du plan Écophyto, alors que des annonces devraient être faites à son sujet d’ici le Salon de l’agriculture, qui débute le 24 février…

Ce qui nous inquiète, ce n’est pas la mise en pause du plan Écophyto pour trois semaines, mais ce qu’il va devenir ensuite. Un comité opérationnel de suivi est prévu. Je ne sais pas s’ils vont inviter la société civile ou s’ils vont se réunir entre eux. Car les annonces de Gabriel Attal sont également un scandale sur la forme : le Premier ministre a fermé le ban sans concertation avec les parties prenantes, sous la pression de la FNSEA. C’est assez dramatique.

On attend maintenant que le gouvernement se reprenne en main. De toute manière, dans 20 ou 30 ans, les pesticides ne fonctionneront plus. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture de l’Inrae. On ne trouve plus de nouveaux modes d’action et le vivant s’habitue aux molécules existantes, de plus en plus de résistance apparait. On le voit déjà dans le Bordelais, où plein de fongicides ne fonctionnent plus très bien.


Mise en pause du plan Écophyto : les apiculteurs se mobilisent

Après les agriculteurs, ce sont les apiculteurs qui se mobilisent contre la mise en pause du plan Écophyto, car ils sont clairement contre les pesticides.

Un cimetière de ruches au centre de Lyon. Déjà présents sur les mobilisations des agriculteurs, les apiculteurs veulent alerter. Leur filière aussi est en crise, et l’allègement annoncé sur l’usage des pesticides est un très mauvais signal selon eux. « On a de la mortalité, on maintient les abeilles en vie à bout de bras », déplore une apicultrice. En cause, le changement climatique, attaque de frelons asiatiques, mais aussi des importations de miel étranger, notamment de Chine et d’Ukraine.

Des étiquettes illisibles

« On n’arrive plus à vendre notre miel, parce qu’on a des volumes d’importation qui arrivent avec des prix dérisoires », explique un apiculteur. L’opération du jour vise donc à informer les consommateurs, à les sensibiliser sur leurs achats. Les étiquettes sont souvent illisibles selon des professionnels. Aujourd’hui, plus de la moitié du miel consommé en France provient de l’étranger.