Avec Alterniba, la danse comme mode d’action en manifestation …

L’activiste et « techno gréviste » Mathilde Caillard se déhanche sur une techno endiablée : «Pas de retraités sur une planète brûlée. Retraites, climat : même combat». Les journalistes de Reporterre ont suivi ce 23 mars à Paris le cortège du mouvement Alternatiba : la joie fait partie de la lutte et constitue un outil révolutionnaire pour se libérer de l’oppression …

En techno-manif avec Alternatiba : « La danse est un outil de lutte »

Un reportage signé  Amélie Quentel et Nnoman Cadoret (photographies) dans Reporterre.net du 25 mars 2023

Des cortèges dansants et festifs pour des manifestations joyeuses : à Paris, Alternatiba a participé en chants et en musique à la manifestation intersyndicale contre la réforme des retraites.

Tient-on là le prochain tube de l’été ? À l’arrière du camion de l’Alliance écologique et sociale (Greenpeace, Attac, Solidaires, la CGT…), des jeunes activistes dansent et chantent avec fougue sur un son inventé par des membres d’Alternatiba Paris. « Pas de retraité⋅es, sur une planète brûlée / Retraites, climat, même combat », scandent-elles sur des gros BPM de techno, bientôt accompagnées par de nombreux manifestants euphoriques de faire la fête (à Macron).

Nous sommes le jeudi 23 mars dans le XIᵉ arrondissement de la capitale, il est un peu plus de 14 h, et quelque 800 000 personnes — selon la CGT — s’élancent direction Opéra pour la neuvième manifestation intersyndicale contre la réforme des retraites. L’occasion pour ces militantes de montrer qu’en ces temps démoralisants la danse, le chant, et plus généralement la joie et la teuf sont des instruments au service des mouvements sociaux.

« On peut tenir un propos politique sérieux tout en chantant et en dansant, cela a toujours fait partie des mouvements sociaux », revendique Mathilde Caillard. © Nnoman Cadoret / Reporterre

« La danse est un outil de politisation énorme, et le corps un outil de lutte ! » clame Mathilde Caillard, 25 ans, entre deux chorégraphies où, lunettes de soleil noires sur le nez, elle donne à voir sa détermination et sa « rage ». « La joie, c’est l’un des derniers espaces que ce système oppressif ne nous prendra pas. On peut tenir un propos politique sérieux tout en chantant et en dansant, cela a toujours fait partie des mouvements sociaux. », dit l’activiste d’Alternatiba, connue sous le nom de « mc danse pour le climat » sur les réseaux sociaux.

Techno-grève

Quelques jours auparavant, une vidéo de Mathilde en pleine session de voguing techo-gréviste — un summum de charisme, il faut bien le dire — a fait près de quatre millions de vues sur Twitter. « Tout ce qu’on fait ici résulte d’un travail collectif, souligne celle qui est aussi assistante parlementaire de la députée LFI Alma Dufour. Mais si ces images ont pu donner envie à des gens de s’engager, c’est génial ! »

La danse et les chants sont vus comme un moyen d’atteindre des publics éloignés des milieux politiques. © Nnoman Cadoret / Reporterre

D’après Élodie Nace, d’Alternatiba Paris, c’est le cas : dans la foulée de cette vidéo, de nombreuses personnes ont proposé leur aide pour organiser la manifestation du 23 mars. « La danse et les chants sont un moyen de toucher un autre public, plus jeune et pas syndiqué. Il complète tout ce que l’on fait déjà par ailleurs pour lutter contre cette réforme injuste et climaticide, par exemple notre soutien aux travailleurs sur les piquets de grève », ajoute la porte-parole du mouvement.

Dans le cortège en tout cas, les chants et les chorégraphies s’enchaînent. « Bloque bloque bloque bloque bloque », lancent les activistes sur l’air du titre Work de Rihanna. Gros succès également pour « Taxer les riches », un autre hit techno imparable : la députée LFI Raquel Garrido, qu’on se plaît à imaginer à une free party, danse et chante avec allégresse quand le camion passe devant elle. Celui-ci, d’ailleurs, ne cesse de trembler — la sono est à fond, et les militants qui se dandinent sur son toit aussi.

Ces chars musicaux embarquant d’énormes sonos transforment la manif’ en fête. © Nnoman Cadoret / Reporterre

Hélène, elle, tient fermement le micro. L’une des joues de cette « artivisite » d’Alternatiba, également chanteuse, est recouverte de paillettes mauves. Le regard de la jeune femme de 29 ans, lui, brille d’une force « vitale ». « Le côté artistique, festif, permet de créer des ponts plus facilement. On fête notre lutte, notre rage, et l’amour que l’on porte au monde que l’on souhaite voir advenir. » Autour d’Hélène, les mouvements des danseuses professionnelles des collectifs Minuit 12 et There’s a way donnent du rythme à la marche. Leur énergie, débordante, donne envie à chacun de les imiter.

« La grève, ça n’est pas un truc triste, c’est un truc humain ! »

C’est d’ailleurs ce que fait Stéphane, 51 ans. « Ce que Macron arrive à faire avec cette réforme, c’est recréer du lien et de la solidarité, dit-il. On a envie d’être ensemble, de danser ensemble. » Et d’ajouter, en référence aux nombreuses critiques sexistes reçues par Mathilde Caillard après la publication de sa vidéo de danse : « À l’inverse de ces personnes, je ne pense pas que ce type d’action décrédibilise la lutte. Au contraire : la grève, ça n’est pas un truc triste, c’est un truc humain ! »

Trois heures plus tard, Stéphane est toujours là. « Pas de retraité⋅es sur une planète brûlée », titre qui sortira sur les plateformes dans les prochains jours, continue d’ambiancer les manifestants. Une dame regarde passer le camion. À l’arrière de sa veste, il est écrit « We can do it » [Nous pouvons le faire].

Reportage photos complet en ligne sur Reporterre.net par ici …


Mathilde Caillard, techno-gréviste : «La danse a toujours fait partie intégrante des mouvements sociaux»

Danse avec MC. Dans cette vidéo aux trois millions de vues, on voit une jeune femme, lunettes de soleil sur le nez, se déhancher sur une techno endiablée : «Pas de retraités sur une planète brûlée. Retraites, climat : même combat». Sous la vidéo, des centaines de commentaires haineux, provenant parfois de son propre camp. Dans une tribune à Vert, l’activiste et «techno-gréviste» Mathilde Caillard, alias «MC danse pour le climat» sur les réseaux sociaux, répond que la joie fait partie de la lutte et serait même un outil révolutionnaire pour se libérer de l’oppression.

Par Mathilde Caillard

«Le système nous veut triste et il nous faut arriver à être joyeux pour lui résister», écrivait Gilles Deleuze. C’est une jeune femme qui danse. Derrière elle, une foule de manifestants. Ils dansent eux aussi. Rien de plus, rien de moins. Mais c’est déjà trop. Les commentaires fusent. Elle devrait avoir honte. Elle est ridicule. Elle dessert une cause pourtant grave et importante. La lutte, c’est pour les durs. Il faut être sévère et sérieux.

Alors bien évidemment, il y a un temps pour tout. La danse et la joie ne sont pas de tous les moments dans la lutte.

Ici, pas de naïveté. Il s’agit d’être subtile. Un travail d’équilibriste. Cela dépend du ton, du lieu, du sujet, de la lutte, de si l’on est parmi les premiers concernés. La lutte est rude, les sujets sont graves, nous devons être sérieux.

Et pourtant, la danse a toujours fait partie intégrante des mouvements sociaux. Je pense à ces femmes, qui de toutes les luttes, ont dansé et chanté. Les féministes de Lastesis au Chili, si émouvantes lors de leur chorégraphie devenue virale, où elles pointaient du doigt l’État Violeur. Melissa Ziad, la ballerine algérienne de 17 ans, d’une grâce infinie, qui exécutait une arabesque dans la rue, à la tombée du jour, lors des mobilisations du mouvement Hirak, sous l’œil médusé d’une foule captivée. Les bals populaires à l’accordéon pour tenir les blocages des usines lors du Front Populaire. Ma mère, Véronique, qui entonne a capella Bella Ciao, lors du blocage du siège social d’Amazon, à l’été 2019, pour donner de la force aux activistes, en place depuis près de 8h.

Je pense à ces femmes parce que souvent, c’est à elles qu’incombent la charge du soin des collectifs militants et de l’organisation logistique et de régénération des forces militantes. Comme toujours dans l’histoire, ces tâches sont minorées, moquées, mésestimées. Elles ne sont pas prises au sérieux. Or, non seulement, œuvrer au bien-être du groupe est nécessaire à sa survie, mais plus encore : intégrer, au cœur de la stratégie de lutte, des modalités d’action créatives, joyeuses et heureuses, contribue à dessiner des lendemains souhaitables. Elles permettent de tracer les contours, dès aujourd’hui, d’un monde révolutionnaire. Elles sont le changement. Car la joie ne doit pas seulement accompagner la lutte. La joie fait partie de la lutte.

Être une jeune femme qui danse, au beau milieu de la rue, en portant des revendications politiques, c’est franchir, coup sur coup, plusieurs interdits. C’est prendre l’espace avec son corps, déjà. Mais c’est aussi mettre en scène ce corps, mettre en scène son corps, en se le réappropriant pour en faire un outil dans la lutte.

Le corps féminin devient outil de lutte et s’extrait alors du regard masculin, duquel il est d’habitude cantonné, exposé, quand il s’aventure dans l’espace public. Le corps est un espace de lutte politique. Le corps identifié comme féminin est un champ de bataille. Le corps qui danse en portant des revendications politiques exacerbe tout cela et donc concentre les critiques.

Que nous restera-t-il quand ils nous auront tout pris, jusqu’à la joie, la légèreté, la beauté, la dernière trace de vie. Parce que la lutte, c’est aussi de la joie. C’est arracher au système qui nous oppresse, à la laideur du monde, les fragments des lendemains heureux. Et des présents aussi. La joie, c’est l’entrée en résistance. C’est refuser la place à l’ombre dans laquelle veut nous cantonner un système qui nous oppresse. C’est l’élan vital de la dignité. Car comment régénérer les forces militantes si nous ne chantons pas ? Comment se lever le lendemain, pour retourner au front, si nous n’avons pas ri ensemble ? Comment faire germer l’espoir, dans un sol trop meurtri ?

Lutter dans la joie, par la danse, par le chant, dans une vitalité créatrice, c’est sortir de l’apathie. C’est se mettre en mouvement, et se tenir bien droit, face à un système qui jubilerait de nous voir diminué, immobile, amoindri, statique.

Et nous lutterons jusqu’à la dernière danse. Jusqu’à avoir les pieds usés et les bras meurtris. La dernière danse, qui mettra en mouvement l’univers entier.

Mathilde Caillard, militante de mère en fille

Mathilde a grandi dans une famille militante, une famille où il était habituel de se rendre en manifestation, d’être bénévole au sein d’associations et surtout d’être politisé ! Aujourd’hui, Mathilde, sa sœur et leur mère sont activistes chez Alternatiba et elles ont participé à plusieurs actions de désobéissance civile. Mathilde le reconnaît, il n’est pas toujours facile de militer et de mettre son corps en mouvement pour enfreindre la loi afin de faire entendre son opinion et défendre ses convictions. Cela n’est pas non plus à la portée de toutes et tous. Dans cet épisode, Mathilde revient sur son histoire et son parcours et elle nous explique comment, en dépit de l’engagement de sa famille, elle a eu besoin de se détacher des engagements familiaux pour explorer ses propres convictions. Aujourd’hui, Mathilde est attachée parlementaire aux côtés d’Alma Dufour (NUPES).


Le mouvement climat se fait une place dans la lutte contre la réforme des retraites

«Retraites, planète : même combat», scandent les manifestant·es, mardi 7 mars, dans le cortège parisien opposé à la réforme des retraites. Les organisations écologistes y défilent en tête, juste derrière la Fédération syndicale unitaire (FSU), dans une ambiance festive qui rappelle les marches pour le climat. Fondée en 2020, l’Alliance écologique et sociale (AES) mêle organisations du travail et associations environnementales ; elle est présente ce jour-là non seulement «pour soutenir les syndicats», mais aussi «pour souligner la corrélation entre travailler plus et polluer plus», détaille auprès de Vert son porte-parole Jean-François Julliard, également directeur général de Greenpeace France. «Travailler plus longtemps, c’est consommer plus d’énergie et de ressources, extraire plus de minerais et accentuer la crise climatique», poursuit-il. «Nous nous sentons tout à fait à notre place dans cette mobilisation».

Contre une logique productive

Toutes les organisations environnementales dénoncent la «logique productiviste» d’une réforme des retraites qui «va à rebours de l’urgence, la vraie», peut-on lire dans une récente tribune à France info. A l’inverse, celles-ci défendent une vision basée sur les limites planétaires et interrogent la répartition des richesses. Comme de nombreux·ses manifestant·es, Elise Naccarato, porte-parole d’Oxfam, brandit une pancarte «Faites payer les pollueurs, laissez vivre les travailleur·ses». Le refus de taxer les résultats exceptionnels des pétroliers comme TotalEnergies et ses 19 milliards d’euros de bénéfices en 2022 ne passe pas.

La réforme n’intègre pas le changement climatique

«Savez-vous combien de fois le mot “climat” est évoqué dans le projet de réforme des retraites et dans les documents qui le présentent ? Zéro ! Pour une réforme qui est censée anticiper et préparer notre avenir, c’est tout simplement hallucinant», remarque Greenpeace France. Imposer un récit sur «l’angle mort du climat» dans cette réforme, c’est aussi ce que visent les organisations écologistes. «La question de la pénibilité va aller en s’accroissant avec les catastrophes climatiques, les vagues de chaleur n’ont pas été prises en compte dans cette réforme», s’insurge Elise Naccarato. Par ailleurs, l’organisation Reclaim Finance souligne que la réforme favorisera un système par capitalisation qui incitera à épargner à travers des banques traditionnelles. Or, celles-ci financent des projets pétroliers et gaziers et accentuent de ce fait la crise climatique (notre article). Des arguments peu repris par les syndicats traditionnels. «Les arguments sociaux et de pénibilité priment, et c’est normal», tempère auprès de Vert Elodie Nace, porte-parole d’Alternatiba Paris.

«Cette mobilisation contribue à une stratégie plus large : il n’y a plus un seul sujet d’actualité qui ne doit pas être pensé aussi sous un prisme climatique», poursuit Elodie Nace. Les organisations seront encore présentes dans plusieurs cortèges, ce mercredi 15 mars.


Grève des éboueurs à Paris : en quoi consiste l’opération « Christophe Maé » mise en place par plusieurs militants d’Alternatiba ?

Publié dans La Dépêche du

Une opération "Christophe Maé" a été organisée.
Une opération « Christophe Maé » a été organisée. AFP – LUDOVIC MARIN

Plusieurs militants ont appelé, en soutien aux éboueurs, à mener une opération « Christophe Maé ». L’objectif ? Attacher les poubelles entre elles avec des serflexs, en référence au tube « On s’attache ».

« Qu’on s’attache et qu’on s’empoisonne »…En 2007, Christophe Maé devait être loin de se douter que, plus de 15 ans plus tard, sa chanson inspirerait plusieurs militants qui soutiennent les éboueurs grévistes de la capitale qui protestent actuellement contre la réforme des retraites.

En effet, le collectif Alternatiba Paris, a créé une opération nommée « Christophe Maé », en référence au tube, qui consiste à attacher les poubelles entre elles avec un serflex (collier de serrage en plastique). Objectif ? Apporter leur soutien aux éboueurs grévistes. Depuis samedi 18 mars, des centaines de poubelles auraient d’ores et déjà été attachées par les membres d’Alternatiba.

« Ça vaut bien le coup d’utiliser quelques serflexs »

Une vidéo postée sur les réseaux explique même la marche à suivre pour réaliser l’opération. « Prendre deux poubelles, si possible pleines, insérer le serflex, détaille un militant dans la vidéo. Attention, chaque essai est définitif », explique le militant.

« Face au mouvement massif de grève des éboueurs, le gouvernement a décidé de réquisitionner les travailleurs. Relier entre elles les poubelles les empêchent de les collecter, les éboueurs ne pouvant pas avoir d’objets tranchants », a expliqué le collectif pour justifier son geste.

« Tous ces déchets ont rapidement énervé les plus riches, habituellement préservés de tout. Maintenant que l’opposition à la réforme arrive en bas de chez eux, ils ne peuvent plus l’ignorer. Pour tout ça, ça vaut bien le coup d’utiliser quelques serflexs en plastique ! », poursuit le compte.


Les Caillard, une mère et une fille en lutte pour l’écologie

Un article signé Alexandre-Reza Kokabi et Mathieu Génon paru dans Reporterre du 8 mars 2022 …

L’une a 24 ans, l’autre 66. La première est en alternance à Greenpeace, l’autre était psychologue. Mère et fille, Véronique et Mathilde Caillard militent ensemble pour l’écologie. Rencontre.

Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), reportage

« Militer avec ma mère, ça n’a fait que renforcer nos liens. » C’est une évidence : Mathilde Caillard, 24 ans, est faite du même bois que sa mère Véronique, 66 ans. Elles partagent les mêmes iris bleu cristal, ces deux femmes assises sur le canapé de leur maison traversante et lumineuse, où elles ont reçu Reporterre à Noisy-le-Sec, en région parisienne.

Elles se sentent habitées par un sens des responsabilités et par des angoisses communes face au changement climatique et à a destruction du vivant. En elles brûle un même feu lorsqu’elles évoquent leurs combats. Au point que, pour Véronique et Mathilde Caillard, désobéir pour l’écologie est devenu une affaire de famille.

Mathilde et Véronique Caillard, dans la maison familiale. © Mathieu Génon/Reporterre

Elles se souviennent, comme si c’était hier, du mardi 26 octobre 2021. « La garde à vue de maman ? J’étais si inquiète », soupire Mathilde, aujourd’hui en alternance à Greenpeace. Le matin, Véronique Caillard s’était embarquée, avec une troupe d’activistes écolos, dans une mission périlleuse. L’objectif : interrompre le discours du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, lors du Climate Finance Day, pour exiger que les acteurs financiers cessent d’investir dans les énergies fossiles, moteur du changement climatique.

Une fois leur forfait accompli — avec brio — et le ministre évacué de la salle, Véronique et neuf autres activistes ont été placés en garde à vue et privés de liberté pendant 24 heures. Une expérience « éprouvante », se remémore-t-elle, dans une cellule froide, éclairée sans relâche par une lumière blafarde, où « pour chaque besoin vital il [fallait] demander la permission ». Mathilde, elle, se sentait « impuissante et révoltée que [sa] mère soit enfermée alors qu’elle agissait contre la destruction du monde ». Elle se tourne vers sa mère avec, dans le regard, un entrelacs d’admiration et de tendresse. « Et en même temps, maman, j’étais très fière de toi. »

Mathilde : « J’étais très fière de toi. » © Mathieu Génon/Reporterre

À sa sortie de « GAV », Véronique s’est blottie dans l’étreinte réconfortante de ses filles — Pauline, son aînée, est également activiste — qui trépignaient d’impatience. Près d’un mois plus tard, elle a été convoquée devant le procureur de la République.

« Tout ça pour un peu de mélasse répandue sur la moquette, facile à nettoyer, pour symboliser les énergies sales qui compromettent l’avenir de nos enfants », raconte la sexagénaire, retraitée après une carrière de psychologue. Elle a écopé d’un stage de citoyenneté, « alors que son acte était profondément citoyen », tempête Mathilde. Ces sermons n’ont pas ébranlé la détermination qui anime Véronique. « Je recommencerais sans hésiter », affirme-t-elle sans sourciller.

© Mathieu Génon/Reporterre

« Chez nous, en toile de fond, il y avait l’urgence écolo »

Comment Véronique — certes engagée de longue date au sein du mouvement pour la décroissance, ou encore de l’association Nous voulons des coquelicots, contre les pesticides —, s’est-elle retrouvée à enfreindre des lois ? « Nos dirigeants ont tous les éléments en main, savent que le mur est déjà là, et pourtant ils ne font rien, ou si peu, s’insurge-t-elle, avant de siroter son thé. C’est insupportable. Ils ne nous laissent pas le choix. Il ne nous reste que la désobéissance. »

Véronique : « Il ne nous reste que la désobéissance. » © Mathieu Génon/Reporterre

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Mathilde a « toujours grandi dans une famille ancrée à gauche, féministe ». Plongeant dans les arômes de son enfance, elle se rappelle avoir été bercée par les chansons d’Anne Sylvestre, chanteuse engagée. L’un des tout premiers souvenirs de sa vie est sa première manifestation, le 1er mai 2002, quand plus d’un million de personnes ont défilé pour dire « Non » au Front national (FN), qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle.

Livres écolos et chansons d’Anne Sylvestre ont bercé l’enfance de Mathilde. © Mathieu Génon/Reporterre

« Chez nous, en toile de fond, il y avait aussi l’urgence écolo », ajoute-t-elle, montrant des livres qui trainaient, çà et là, à la maison. « Avec Marc, mon mari, nous étions attachés à ce que nos filles sachent dans quel monde elles mettaient les pieds », dit Véronique.

Les sœurs Pauline, l’aînée, et Mathilde. © Mathieu Génon/Reporterre

Mais « à ce moment-là, nous étions plutôt dans l’écologie des petits gestes », précise-t-elle, tenant à la main son livre 365 gestes pour sauver la planète, qu’elle tentait assidûment d’accomplir. « Si seulement ça suffisait », s’amuse aujourd’hui sa fille. « On ne savait pas encore par quel bout prendre le problème », reconnaît sa mère.

« Il était temps d’acculer les décideurs »

L’électrochoc, la famille Caillard l’a eu le 28 août 2018, quand le ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot [1] a annoncé, sur France Inter, qu’il quittait le gouvernement. « On a vu le mur se rapprocher, dit Véronique. On savait que la marge de manœuvre de Hulot dans le gouvernement Macron était limitée, mais là c’était vraiment le signe que pour s’en sortir, il allait falloir que les citoyens prennent les choses en main. » Mathilde approuve et ajoute, avec aplomb : « Il était temps d’acculer les décideurs. »

© Mathieu Génon/Reporterre

Actions en famille, pancartes faites maison

Le 8 septembre suivant, ni une ni deux, toute la famille défilait contre l’inaction climatique dans les rues de Paris. « Ma grande sœur, Pauline, s’est alors mise en quête d’une association pour s’engager, se rappelle Mathilde. Elle a terminé la manifestation en aidant les militants d’Alternatiba à ranger leurs banderoles. Après elle, nous avons toutes sauté dedans ! On s’est senti participer à quelque chose de grand. »

Véronique a d’abord été sollicitée par ses filles pour bricoler des drapeaux et des banderoles. « C’est la reine de la récup’, avec un fort syndrome de Diogène », dit sa fille, avec un brin malice. « Je garde tout, et n’empêche, c’est bien utile ! » lui renvoie sa mère, dans un clin d’œil. « De fil en aiguille, je suis allée jusqu’à participer aux actions », blague celle qui a, depuis, concocté une centaine de coussins pour que les activistes puissent s’asseoir pendant les longues journées d’occupation. « Sérieusement, le fait que mes filles prennent ça à cœur, ça m’a touchée. »

Coquelicot fabriqué par Véronique. © Mathieu Génon/Reporterre

Depuis, il est devenu rare, pour les journalistes de Reporterre, de couvrir une action de désobéissance civile ou une manifestation climat parisienne sans apercevoir une représentante du clan Caillard, voire les quatre en même temps — quand le papa Marc, musicien, s’y colle aussi.

Parmi celles-ci : les grèves étudiantes du vendredi, l’occupation des tours de La Défense lors de l’action Bloquons la République des pollueurs, la neutralisation du centre commercial Italie 2, la mise à l’arrêt d’un entrepôt Amazon, la remise du prix Pinocchio au Salon de l’agriculture, les décrochages de portrait de Macron, les camps climat, les vélorutions… Elles y étaient et, immanquablement, désobéissaient en dansant et en chantant.

L’écologie, jusque sur la boîte aux lettres. © Mathieu Génon/Reporterre

« Ma mère est devenue une figure du mouvement »

De ces moments de lutte, elles ressortent transformées. « Ils nous ont permis de dépasser la sidération, dit Mathilde. L’urgence écologique, ce sont des vies brisées, des famines, de mauvaises nouvelles qui s’accumulent et il est difficile de ne pas sombrer dans l’écoanxiété ou même le nihilisme, pour se protéger. Lutter, c’est rester à flot, ça nous permet de lier nos colères pour construire un mouvement commun. » Étudiante en droit du plaidoyer et affaires publiques, en contrat d’alternance à Greenpeace, elle s’est jurée de consacrer sa vie professionnelle au combat écologique. « Je veux être un caillou dans la chaussure des pollueurs. Je m’interroge encore sur la forme : où sera ma capacité transformatrice la plus forte ? Faut-il rester dans le mouvement social ou entrer au sein de l’appareil ? »

Quant à Véronique, elle se dit bouleversée par le courage des jeunes femmes du mouvement climat qui, « au-delà de l’écologie, luttent ardemment contre les dominations sexistes » : « Elles osent prendre la parole, dénoncer, verbaliser, plus que nous le faisions dans ma jeunesse, dit-elle, submergée par l’émotion. Cela m’aide aussi à prendre conscience de certains renoncements que j’ai pu faire dans ma vie, en tant que femme… », explique-t-elle, les yeux nappés de larmes. Mathilde lui prend la main.

« Elle s’est déployée, n’a plus peur de prendre de la place »

« Depuis que maman milite, je l’ai rencontrée différemment, dit-elle, émue. Quand on est une femme, encore plus dans sa génération, on nous apprend à nous faire toutes petites. Ma mère ne voulait pas faire de vagues, elle était toujours discrète. Depuis qu’elle met son corps en lutte dans l’espace public, elle dégage une force nouvelle. Elle s’est déployée, n’a plus peur de prendre de la place. Je le vois dans le regard des autres activistes : par sa créativité, son sang-froid et sa capacité d’improviser quand les actions semblent tourner au vinaigre, elle est devenue une figure du mouvement. »

© Mathieu Génon/Reporterre

Les deux femmes sortent dans le jardin, leurs pas crépitant sur les brindilles, les morceaux d’écorce et les feuilles mortes de leur jardin « punk » — c’est-à-dire le moins entretenu possible —, un ancien verger où se mêlent joyeusement le pépiement des oiseaux et le roulis des tilleuls, et un fier saule pleureur, chevelure végétale ballottée par le vent.

Ensemble, elles se prêtent pour Reporterre au jeu des photos avec une évidente complicité, sinuant dans un tissage serré d’arbres auxquels sont accrochés des petits abris pour les oiseaux. L’endroit idéal pour recharger ses batteries, avant d’aborder la manifestation climat du samedi 12 mars. Les deux femmes assurent avec enthousiasme qu’elles seront « évidemment » dans le cortège. « Plus déterminées que jamais, disent à l’unisson les Caillard. Il est plus que temps de faire pencher la balance du bon côté ! »