Edgar Morin fête ce jour ses 101 ans …


Edgar Morin est l’un des plus grands penseurs français : il fête ce jour ses 101 ans et continue de prendre la plume avec un regard toujours vif sur le monde d’aujourd’hui. Son parcours est en soi une leçon de vie. Avec sagesse, malice et générosité, il a fait l’effort de transmettre l’essentiel de ce que la vie lui a appris . Car « il faut vivre, et non survivre : il faut risquer sa vie.« 

Un message vidéo de 4’38 » délivré par Edgar Morin aux plus jeunes d’entre nous, au micro de France Culture …

Edgar Morin, ses conseils aux jeunes : « Il faut risquer sa vie »

Par Camille Renard publié par France Culture le

« Il faut penser que vivre peut comporter un certain risque« , aime à rappeler Edgar Morin. Résistant, intellectuel humaniste, pionnier de l’écologie, il se dit “philosophe à l’état sauvage”. Edgar Morin fut de tous les grands combats du XXe siècle, et il a beaucoup à nous dire, surtout aux plus jeunes, lui qui a passé les 100 ans : « Vous vivez dans une époque très précaire. Je dois vous dire que j’ai vécu ma jeunesse dans une époque d’extrême précarité, puisque c’était l’occupation nazie sur la France. J’ai vu la différence qu’il y avait entre survivre et vivre. Survivre, je me planque, je me mets à l’abri. Vivre, à ce moment-là il faut risquer sa vie, mais risquer sa vie, ça permet de participer à quelque chose qui est une communauté de tous les jeunes de tous les pays qui se battent pour la liberté. »

Prendre le parti d’Eros

Edgar Nahoum naît dans une famille de Juifs athées en 1921. Sa mère a essayé d’avorter et on le croit mort-né, mais il s’accroche à la vie. Fils unique choyé, il est traumatisé par la mort de sa mère qu’on lui cache, quand il a 10 ans.

À 15 ans, son 1er acte politique le conduit à aider les Républicains espagnols dans une organisation libertaire. À 20 ans, il entre dans la Résistance communiste sous le pseudo de Morin, qu’il choisira de garder : « On était quelques uns à résister, à faire notre possible pour nous opposer à l’envahisseur, à l’occupant. »

À la Libération, il partage la vie tumultueuse du trio formé par Marguerite Duras, Robert Antelme et Dionys Mascolo. Lui pour qui l’amour, même platonique, est un moteur puissant : « Dans toute l’histoire humaine, vous avez toujours eu le combat entre deux forces inséparables mais ennemies. Eros et Thanatos. Il faut prendre le parti d’Eros. Si vous prenez le parti d’Eros, des forces d’union, de fraternité, d’amour, vous vous sentirez bien dans votre peau, vous serez content, vous serez tonique. Rejoignez tous ceux qui ont pris le parti d’Eros, mais en ayant beaucoup de lucidité pour ne pas vous laisser tromper par des sirènes qui vous aveugleraient. Voilà le message. »

Militer pour une « pensée complexe »

Soutenu par Merleau Ponty et Jankélévitch_,_ il n’a pas 30 ans quand il entre au CNRS. Exclu du PC en 1951, il dit l’avoir vécu comme “un chagrin d’enfant, énorme et très court”. Militant lors de la guerre d’Algérie, il fonde le « comité des intellectuels contre la guerre d’Afrique du Nord » et s’engage dans un vaste et constant combat anticolonial.  Ethnologue, il s’installe dans un village breton pour l’étudier sous toutes ses coutures, dans le cadre d’un ambitieux projet pluridisciplinaire. Sociologue, c’est l’un des premiers à prendre au sérieux des phénomènes comme la rumeur, la télévision ou la chanson.

C’est lui qui invente le mot “yéyé” pour identifier la mode des jeunes de son temps. Cinéaste avec Jean Rouch, il crée le manifeste du cinéma-vérité : Chronique d’un été, une enquête sur le bonheur auprès des jeunes des années 1950. Paris, été 1960, ils s’entretiennent avec des Parisiennes (dont Marceline Loridan-Ivens) et des Parisiens sur la façon dont ils se « débrouillent avec la vie ».

Philosophe, Edgar Morin est l’auteur d’un nombre considérable d’essais, obsédé par l’idée de créer des ponts entre les disciplines, une “pensée complexe”, au service de la connaissance, de la vie, mais d’une vie poétique.

« Je crois que l’idée de vivre poétiquement est capitale, parce que partout la prose, les choses qui ne vous intéressent pas, que vous subissez par contrainte vous encerclent, vous envahissent, vous parasitent. Essayez alors de lutter. Vivez poétiquement. La poésie ne doit pas seulement être une chose écrite, lue, récitée. C’est une chose qui doit être vécue. »

 


Edgar Morin, penseur de la complexité : « L’une des pensées les plus intéressantes du monde d’aujourd’hui », estime Jean Viard

Avec le sociologue Jean Viard, « Question de société » revient aujourd’hui sur le grand entretien avec le sociologue et penseur Edgar Morin, 101 ans le 8 juillet prochain, entretien diffusé samedi 26 mars sur franceinfo. Edgar Morin, bouleversé par le retour de la guerre en Europe, les résurgences identitaires et les angoisses face au changement climatique.

Un article rédigé par

Jules de Kiss publié par France Info
Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, sociologue et philosophe, ici à Montpellier le 6 juillet 2021. A partir des années 1950, il occupe une place en vue dans la sociologie française. Penseur de la complexité, il définit sa façon de penser comme "constructiviste", "c’est-à-dire que je parle de la collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité".  (SYLVIE CAMBON / MAXPPP)

Ce samedi 26 mars, nous recevions sur franceinfo* le sociologue et penseur Edgar Morin, bientôt 101 ans, qui sort un livre manifeste : Réveillons nous !  Edgar Morin est l’un des pairs et mentors du sociologue Jean Viard qui tous les weekends nous aide à réfléchir sur des questions de société.

Edgar Morin, bouleversé par le retour de la guerre en Europe, cette guerre en Ukraine, par les angoisses modernes aussi, face au changement climatique, les résurgences identitaires. D’où l’importance, d’après lui, de penser le monde dans une globalité, ce qui est devenu trop rare, selon lui.

« Nous sommes dans un monde d’experts et de spécialistes qui, chacun, ne voit qu’un petit bout de problèmes, isolés les uns des autres, alors que le propre de l’intellectuel, c’est de poser les problèmes fondamentaux et globaux qui se posent à un moment de l’Histoire. Et dans ce cas, éventuellement, de prendre parti. »Edgar Morin, sociologue et philosophe à franceinfo

franceinfo : Prendre de la hauteur, prendre du temps dans un monde qui tourne à toute allure et par à coups, souvent violent. En quoi est-ce si important ? 

Jean Viard : Edgar Morin, effectivement je le connais depuis très longtemps. Ça fait 40 ans que je travaille avec lui. J’ai été son étudiant, j’ai fait ma thèse avec lui,  j’ai édité une quinzaine de ses livres et je le rencontre de temps en temps. Je pense que c’est une des pensées les plus intéressantes du monde d’aujourd’hui parce que on a été formatés, les uns et les autres, à séparer les choses. Bon alors, il y a l’économie. L’économie, c’est des chiffres, ça ne tient pas compte des symboles, des sentiments.

Prenons l’Ukraine, on voit bien qu’il y a des enjeux très paradoxaux. On a décrété que le marché, le commerce pouvaient régler le monde, depuis 50 ans, on fait comme ça, et on dit : et la politique, et les rapports de force, et les crises identitaires, et la mémoire traumatique du communisme, tout ça, on enlève, on fait du commerce. Ce n’est pas possible parce que le monde est à la fois commerce, guerre, amour, mémoire, violence. Et c’est un excellent exemple au fond de l’affaiblissement de la pensée sous le poids des marchands. Et donc on arrive à une situation ingérable. Tout était complexe. On ne l’a pas pensé. La vie est complexité. Et c’est ça qui est passionnant.

Dans Edgar Morin, il y a deux chercheurs, il y a quelqu’un qui est au fond un sociologue de terrain, qui a travaillé sur l’Allemagne en 1946, La Rumeur d’Orléans, (livre d’Egard Morin sur une affaire politique et médiatique en 1969, NDLR) etc. Il prend des sujets d’actualité et essaye de les piocher pour voir ce qu’il y a derrière. C’est le cœur de sa sociologie.

Mais petit à petit, depuis les années 70, il s’est lancé dans son grand livre sur La Méthode, (œuvre majeure d’Edgar Morin, constituée de six volumes, qualifiée par son auteur d’encyclopédique au sens étymologique, NDLR), un livre sur cette pensée complexe pour essayer de lutter contre un monde qu’on découpe. C’est très net à Sciences Po par exemple, vous avez des étudiants, ils ont une heure sur l’agriculture, une heure sur la chasse à courre etc, mais pour autant on n’essaye pas de leur faire faire des thèses, ou une pensée synthétique. On leur donne des savoirs qu’ils peuvent utiliser, mais pas plus que ça.

Donc, c’est ça le grand enjeu d’Edgar Morin. Comment vous voulez penser le réchauffement climatique si vous n’avez pas intégré la guerre ? On voit bien que tout est lié : nos marques de bagnole, notre énergie, nos techniques, d’un seul coup tout se désorganise sur la planète en ce moment, parce qu’on a construit un monde totalement interconnecté. Je dirais que faire la guerre dans ce monde-là, ça devient quasiment impossible, ou alors ça va faire des explosions, c’est ce qui est en train de se passer non seulement pour les malheureux Ukrainiens, mais sur l’ensemble de la planète.

Comment vous expliquez que la place des intellectuels s’est réduite ces dernières années et en quoi, assez concrètement, cela influe sur la conduite de notre monde ? 

La place des intellectuels s’est réduite, mais d’ailleurs, comme s’est réduit la place de la gauche parce que historiquement, la gauche c’était l’alliance des intellectuels et des milieux qui ne possèdent rien, comme on dit souvent, c’est-à-dire le monde ouvrier, les petits agriculteurs. Et puis la droite, c’était ceux qui possèdent : les propriétaires, les financiers, les prêtres, les institutions. Je schématise bien sûr beaucoup. Et donc au fond, le débat d’idées, petit à petit, la politique s’en est séparée. Il y a juste un chiffre, mais moi, quand j’ai commencé dans l’édition, il y a 40 ans, les essais se vendaient en moyenne à 1600 exemplaires. Aujourd’hui, on estime que c’est 700 exemplaires. Ça veut dire qu’effectivement, on lit moins. Les politiques nous consultent moins.

Au fond, le mouvement intellectuel continue d’un côté, et puis, la politique est devenue une politique de sondages, une politique de chiffres. On mesure, ils savent mesurer, mais en quoi ils entraînent la société, en quoi ils créent du désir ? Je dirais qu’on a un peu perdu le sens du désir politique, ce qui fait que les gens s’abstiennent et quelque part, je les comprends très bien.

* L’entretien avec Edgar Morin du 26 mars 2022 sur franceinfo par Jules de Kiss