En Colombie, victoire historique de la gauche écologiste …

La Colombie fait l’expérience de l’alternance pour la première fois de son histoire. A la tête de « Pacte historique », une coalition de gauche, Gustavo Petro, 62 ans, a emporté le 19 juin, le second tour de l’élection présidentielle, en battant le richissime chef d’entreprise Rodolfo Hernandez. Une victoire historique aussi pour la militante féministe et écologiste Francia Marquez, nommée Vice-Présidente …

En Colombie, la victoire historique de la gauche écologiste

Un article signé Sarah Nabli dans Reporterre du 21 juin 2021

Gustavo Petro devient le premier président de gauche de l’histoire colombienne lors de l’élection du 19 juin, avec sa vice-présidente Francia Marquez, leadeuse afrocolombienne et écologiste.

Les Colombiens voulaient un changement radical et l’ont montré dans les urnes dimanche 19 juin. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, ils ont choisi un président de la République socialiste et surtout une vice-présidente afrocolombienne, écologiste et féministe. Avec une participation importante de 57 %, l’économiste et ex-guérillero du M-19 dans sa jeunesse a devancé son adversaire de trois points : Gustavo Petro a recueilli 50,44 % des voix, contre 47,31 % pour Rodolfo Hernandez, son concurrent de droite.

À 62 ans, le sénateur et ex-maire de Bogota se présentait pour la troisième fois à cette élection nationale à la tête d’une coalition appelée « Pacto historico » (Pacte historique). « Le gouvernement qui entrera en fonction le 7 août sera celui de la vie, de la paix, de la justice sociale et de la justice environnementale », a-t-il déclaré dimanche soir devant des milliers de partisans, au côté de sa famille et de sa colistière Francia Marquez.

Jeunesse et écologie

Après deux crises sociales majeures en 2019 et 2021 contre le gouvernement conservateur d’Iván Duque, durant lesquelles la jeunesse était en première ligne, cette dernière a voté massivement pour le changement et l’espoir que suscitait le programme de Gustavo Petro.

Il a notamment mis l’écologie, la défense de l’Amazonie et à des minorités ethniques au cœur de sa campagne, du jamais vu dans un pays habitué à une droite conservatrice et des élites corrompues. Il a aussi promis l’université gratuite, des systèmes de santé et des retraites publics, une économie plus juste basée sur l’agriculture et le tourisme, et il souhaite enfin reprendre des négociations avec les groupes armés.

Francia Marquez, la vice-présidente « du peuple »

Mais c’est surtout sa vice-présidente qui soulève un vent d’espoir parmi les foules en attirant aux urnes les plus vulnérables. Francia Marquez, 40 ans, est le symbole de tous ces leadeurs sociaux et écologistes qui luttent pour les droits des humains à travers le pays et qui sont constamment assassinés ou menacés de mort. Issue d’une famille pauvre du village de Suarez, dans le département du Cauca, l’ancienne femme de ménage, mère célibataire de deux enfants, n’a cessé de lutter pour défendre les droits des Afrocolombiens et de leurs terres ancestrales.

Lire aussi : Le combat dangereux de Francia Marquez contre l’exploitation minière en Colombie

« Nous avons enfin un gouvernement du peuple, le gouvernement des gens ordinaires, le gouvernement de los nadie [du peuple], de ceux qui ne sont rien en Colombie. Nous allons réconcilier cette nation, nous nous battons pour la paix sans peur, la dignité, la justice. Nous allons éradiquer le patriarcat de notre pays, nous luttons pour les droits LGBTIQ+, pour ceux de notre madre tierra [Terre mère], de notre Grande Maison », a-t-elle lancé dimanche soir.

L’espoir des « oubliés » colombiens

Rencontrée en 2018 pour Reporterre après avoir reçu le prix Goldman (le Nobel de l’environnement), Francia Marquez venait d’ouvrir un petit restaurant en bord de route avec sa mère dans les quartiers pauvres de Cali, troisième ville colombienne. Elle menait de front ses études d’avocate à l’université et la défense des territoires afrocolombiens, gangrenés par la violence, le trafic de drogue et les exploitations minières illégales, et luttait contre les multinationales. Plusieurs fois menacée de mort pour ses engagements, à l’époque, elle ne souhaitait pas de photos en pleine rue.

Novice en politique nationale, elle est le visage de cette Colombie reculée, rurale et souvent délaissée aux mains des groupes armés, de ces minorités trop souvent oubliées par les gouvernements en place. Francia Marquez est l’espoir de toute une partie de la population qui pourrait enfin être écoutée et voir la fin des inégalités sociales.


Francia Márquez, une vie au service d’un peuple, d’un territoire, d'une planète

Une fois par mois, Usbek & Rica s’asoccie au Parisien, à France Culture et à Science & Vie Junior pour alerter et proposer des solutions face à l’urgence écologique. Ce mois-ci, dans le cadre de la coalition #SauverLePrésent, focus sur Francia Márquez, une militante écologiste colombienne en passe de devenir la première vice-présidente noire de son pays, la Colombie, dont elle dénonce le « racisme structurel  ».

La lutte, parfois, est inscrite dans les gènes. Francia Márquez la pratique depuis son plus jeune âge. À 13 ans, la militante afro-colombienne se dressait déjà contre la construction du barrage Salvajina, puis contre le détournement du fleuve Ovejas, qui menaçaient sa communauté. Quelques années plus tard, un diplôme de droit est venu compléter sa panoplie de militante, elle à qui la musique et la danse afro-colombienne servaient jusqu’alors de moyen d’expression culturel et politique. Le message, lui, demeure inchangé : mettre fin aux injustices sociales, qui passent par l’exploitation et la destruction des terres d’un peuple ancestral, dont les héritiers – dont elle fait partie – subissent aujourd’hui les conséquences.

Francia Márquez naît en 1981 dans un petit village de la région de Cauca, dans le sud-ouest de la Colombie. D’origine afro-colombienne, elle est la descendante d’esclaves amenés par la conquête espagnole dans ce territoire connu pour ses richesses minières. Libérée et installée depuis le XVIIe siècle, cette communauté représenterait aujourd’hui près de 10 % des 50 millions d’habitants du pays. Depuis des générations, elle pratique l’agriculture et une exploitation minière artisanale, au bord de la rivière Ovejas, où les pioches servent à dénicher les pépites d’or permettant à la communauté de vivre.

« Je voulais défendre la terre de nos ancêtres, là où ils sont enterrés, là où ils se sont battus pour que nous vivions en paix au milieu d’une nature saine et luxuriante »
Francia Márquez, militante afro-colombienne des droits humains et de l’environnement en Colombie

En 2009, pourtant, le gouvernement colombien autorise certaines multinationales, comme AngloGold Ashanti, à exploiter les mines d’or alentour sans consulter les habitants de la région, alors que la Constitution l’y oblige. Francia Márquez se lance alors dans un combat juridique. Elle dénonce l’obtention illégale de ces licences d’exploitation, premier pas dans un engrenage qui deviendra le combat d’une vie : « Je voulais défendre la terre de nos ancêtres, là où ils sont enterrés, là où ils se sont battus pour que nous vivions en paix au milieu d’une nature saine et luxuriante. Ils ont été esclaves, ne le soyons pas, protégeons leur héritage. J’ai pensé à mes enfants, aux générations futures, et je me suis dit que je ne pouvais pas attendre que cela se passe. Rester indifférente, c’est cautionner ! », confiait la jeune femme en 2017 à TV5 Monde. Cette première lutte est remportée : en 2010, un arrêté de la Cour constitutionnelle empêche l’expulsion de la communauté vivant sur une partie de ces terres.

« Nécropolitique »

La population afro-colombienne de la région de Cauca est l’une des plus pauvres d’un pays où les richesses et le pouvoir sont concentrés entre quelques riches familles. « L’État colombien n’investit pas dans des projets sociaux. Leur idée du développement économique est d’extraire le minerai des territoires où vivent les communautés ethniques, racontait en 2019 Francia Márquez à l’association Earth Justice. Cette démarche est un exemple pur et simple de racisme structurel ». Le fait de ne changer ni de système, ni de modèle économique, revient à maintenir la Colombie dans une voie que la militante qualifie de « nécropolitique », pour reprendre le terme du politologue camerounais Achille Mbembé. Autrement dit, une politique  conduisant à la destruction d’un peuple.

À la menace des multinationales succède celle des mineurs illégaux : à partir de 2014, des dizaines d’exploitations fleurissent sur les berges de la rivière Ovejas, défrichant les forêts locales et creusant de profondes fosses à ciel ouvert. Le recours au mercure, utilisé pour séparer l’eau de l’or, échappe à tout contrôle, ce qui a pour conséquence de contaminer les points d’eau et de ravager la biodiversité qui en dépend pour sa survie. Un péril toujours d’actualité : dans une enquête publiée en août 2021, l’ONG WWF estimait que le mercure déversé chaque année dans les eaux amazoniennes dépassait de 34 fois la quantité considérée comme n’étant pas nocive pour l’environnement.

Pour faire bouger les lignes, Francia Márquez retourne en 2014 dans sa région natale, à La Toma où l’activité minière illégale explose. Elle prend la tête du « Mouvement des femmes noires pour le respect de la vie et des territoires ancestraux afro-colombiens du Nord du Cauca » et organise « la marche des turbans », qui rassemble 80 femmes pour rejoindre Bogotá depuis les montagnes du Cauca : dix jours de marche sur plus de 500 kilomètres, puis 22 jours de protestation sur place  pour attirer l’attention nationale sur la destruction environnementale et sociale en cours à La Toma. Un accord est conclu avec le gouvernement en décembre de la même année : ce dernier s’engage à saisir et détruites toutes les machines fonctionnant illégalement. Le gouvernement crée aussi un groupe de travail national sur l’exploitation minière illégale, une première en Colombie. Un accord qui a porté ses fruits à La Toma, grâce à l’acharnement de Francia Márquez, mais qui peine encore à être appliqué dans le reste du pays.

Cible de nombreuses menaces de mort, Francia Márquez est forcée de quitter son village d’origine. « Chaque fois que la voix d’un leader social s’élève pour réclamer des droits inscrits dans la Constitution, nous finissons par devenir des cibles militaires pour les groupes armés de notre territoire, notamment les paramilitaires de droite », dénonce la jeune femme dans les colonnes du Temps.

En septembre 2015, l’organisation suédoise Diakonia lui décerne le Prix national du défenseur des droits de l’homme, en hommage à la tâche ardue que représente la défense de ces droits dans un pays comme la Colombie, où nombre de figures de la cause sociale et environnementale perdent la vie chaque année. En 2016, Francia Márquez se rend à La Havane pour représenter sa communauté lors des négociations pour un accord de paix entre le gouvernement cubain et les FARC (la guérilla armée colombienne, à l’origine un mouvement révolutionnaire né dans les années 1960, ndlr). « J’ai demandé des réparations pour notre peuple, pas seulement pour les cinquante dernières années du conflit avec les FARC, mais pour les quatre-cent ans de droits bafoués. J’ai aussi eu l’occasion de dire au président Santos (le prédécesseur d’Ivan Duque à la tête de la Colombie jusqu’en 2018, ndlr) qu’il était un menteur, que les accords passés avec notre communauté n’avaient jamais été respectés, raconte-t-elle à TV5 Monde. Pour moi, les autorités locales comme le gouvernement sont corrompus. Lors des négociations, nous avons exigé l’intégration d’un chapitre ethnique, et à la dernière minute, ils ont reconnu ce chapitre ! Mais cela reste une paix sur un bout de papier. La lutte n’est pas finie, nous attendons des actions concrètes et des réparations pour toutes les victimes ».

En effet, si l’accord de paix, censé mettre fin aux violences et exécutions sommaires, a bel et bien été signé, la Colombie demeurait en 2020 en le pays le plus meurtrier au monde pour les défenseurs de l’environnement, selon l’ONG Global Witness. En mai 2019, Francia Márquez réchappe d’ailleurs de justesse à une tentative d’attentat.

À la suite du processus de négociations qui se déroule à Cuba, la militante afro-colombienne va continuer à défendre l’environnement de sa région natale – et le bien-être de sa communauté, qui lui est directement lié – au cours de plusieurs grands rassemblements internationaux. Elle participe à de nombreux forums, donne des conférences dans des universités et prend la parole devant les parlementaires du Congrès américain, dans des institutions gouvernementales et non-gouvernementales, mais aussi lors d’événements académiques. Ses propos sur le « racisme structurel » à l’œuvre en Colombie, notamment envers les femmes noires victimes de violences et de viols de guerre, va trouver un certain écho. En 2018, elle reçoit le prix Goldman, l’équivalent du prix Nobel pour l’environnement, et rentre l’année suivante dans le classement des cent femmes les plus influentes du monde établi par la BBC.

« Je fais partie de ceux qui élèvent la voix pour arrêter la destruction des rivières, des forêts et des landes. De ceux qui rêvent qu’un jour l’être humain change le modèle économique de la mort, pour laisser place à la construction d’un modèle qui garantit la vie »
Francia Márquez, militante afro-colombienne des droits humains et de l’environnement en Colombie

En 2020, elle obtient son diplôme de droit à l’Université de Santiago de Cali. « Je fais partie de ceux qui élèvent la voix pour arrêter la destruction des rivières, des forêts et des landes. De ceux qui rêvent qu’un jour l’être humain change le modèle économique de la mort, pour laisser place à la construction d’un modèle qui garantit la vie », écrit-t-elle sur son site Internet.

Bientôt vice-présidente ?

Sans surprise, son combat se poursuit alors dans le champ politique. En 2018, elle se présente au Congrès pour le Conseil communautaire du fleuve Yurumangui, en collaboration avec le candidat à la présidence Gustavo Petro. Alors que celui-ci se présente à nouveau pour les élections présidentielles colombiennes qui se dérouleront en mai 2022, Francia Márquez a été désignée comme sa co-listière, recueillant plus 750 000 voix lors d’une primaire qui s’est déroulée au début du mois de mars. S’il est élu, Gustavo Petro, ancien maire de Bogota, deviendra le premier président colombien de gauche. Francia Márquez, elle, accédera alors au poste de vice-présidente et deviendra, avec la costaricienne Epsy Campbell Barr, l’une des deux seules femmes noires vice-présidentes en Amérique latine.

« Parfois, je crois que nous sommes victimes de notre propre invention, expliquait-elle en 2019 dans l’interview accordée à Earth Justice. Nous élisons des législateurs qui ne font que servir les groupes d’intérêt et autres industries nuisibles. Les gens doivent être plus conscients du type de responsables qu’ils élisent, car aujourd’hui ce n’est pas seulement la vie des leaders sociaux qui est en jeu, mais l’existence même de l’humanité. Le plus grand défi de l’humanité est de travailler ensemble pour préserver cette planète ou la détruire (…) C’est à nous d’assumer notre propre responsabilité et de défendre la vie. »