Le Chili ouvre une voie pour sortir du néo libéralisme …

Ici au Chili, la Révolution française a encore valeur de référence. « Liberté, égalité, fraternité » et « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » sont autant de repères pour un peuple qui a subi le coup d’état militaire et la Dictature du Général Pinochet … En ce 19 décembre 2021 l’histoire s’est inversée : « le néo-libéralisme est né au Chili, et ce pays sera son tombeau. » selon Boric.  Et c’est au tour des gauches européennes de puiser dans cette expérience sud américaine … 

Record battu : 55% de votants, soit 10% de plus qu’au premier tour. Jamais un président chilien, depuis la fin de la dictature, n’avait été élu avec une telle participation et un tel écart de voix. Les leaders de gauche soutenus par le mouvement féministe, des organisations sociales et syndicales, des artistes et des intellectuels, se sont activement mobilisés au second tour pour convaincre les plus réticents en faisant du porte-à-porte dans tous les quartiers du pays. Un effort titanesque, sans répit, conjugué à une maturité exemplaire qui a permis de mettre de côté toutes les divergences pour créer une force unie, inflexible devant les coups et la critique des adversaires.

Pour en arriver là, il a fallu qu’un mouvement social historique secoue le Chili en octobre 2019
. Puis, le 25 octobre 2020, 78 % des Chiliens ont voté pour changer de Constitution. Et enfin, les 15 et 16 mai 2021, ils ont élu une Convention constitutionnelle à l’image de l’agitation sociale du pays : la droite a été mise en minorité avec 20 % des voix, et les listes indépendantes des partis politiques ont obtenu 40 % des voix
. La liste « Apruebo Dignidad » (« Pour la dignité ») menée par une coalition du Frente Amplio (« Front large », un parti issu du mouvement étudiant de 2011) et du Parti communiste chilien a obtenu 19 % des voix. Elle a ainsi dépassé  l’ex-coalition de centre gauche, la Concertation, qui a gouverné le pays pendant vingt ans après la chute de Pinochet.
La victoire de Gabriel Boric est l’aboutissement d’un mouvement populaire impressionnant
lancé il y a un peu plus de deux ans. Le Chili a vu naître une révolte populaire massive, plus d’un million de personnes manifestant par exemple le 25 octobre 2019 à Santiago. En cause, les fortes inégalités sociales à l’œuvre dans cet État d’Amérique Latine où 1 % de la population concentre 33 % des revenus générés par l’économie chilienne. « Le début de la contestation sociale est venu du renchérissement du prix du transport à Santiago. Ensuite, le mouvement s’est élargi d’abord et prioritairement sur des demandes sociales ayant trait aux salaires, à la précarité, à l’endettement, à l’éducation, à la santé ou encore aux retraites»

Même si l’enjeu écologique a été relativement absent des débats présidentiels, Gabriel Boric veut « garantir le droit humain à l’eau » dans un des seuls pays au monde qui a privatisé ses eaux ou encore « nationaliser le lithium » qui est aujourd’hui aux mains de deux entreprises privées.

Il y a beaucoup à puiser dans cette expérience qui a été tout, sauf une partie de plaisir … Le Chili vient de démontrer que la reprise en main de nos destins est possible. Et cette victoire électorale ouvre la voie pour tous les peuples qui luttent « contre un système néolibéral toujours plus autoritaire, contre les inégalités, contre le saccage de la planète et pour l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature.« 

Parce que « l’espoir suscite le changement »,
cette voie  suscitera forcément l’intérêt des gauches européennes …
Les commentaires et La Revue de presse ci dessous le confirment !

Compilé à Valparaiso le 23 décembre 2021,
Claude Morizur


Le commentaire d’Hervé Hamon, écrivain : « C’est un triomphe, et c’est un triomphe collectif. Boric a gagné parce que le mouvement social s’est mobilisé…. Les Chiliens ont fait, très exactement, ce que les Français refusent de faire : « dire nous plutôt que je, entendre le peuple, accepter leurs différences. » Les batailles vont être rudes, on ne sort pas du néolibéralisme par décret. Mais que le Chili est vaillant… Esperanza! « 

Le commentaire de Gildas Puget, artiste et frère d’art :
« Parce que rien n’est jamais perdu, parce que l’espoir suscite le changement, même pour la France, honnêtement, j’y crois encore! La richesse c’est le partage ! « 

 


Le 19 décembre 2021 et ses lendemains vus par la presse française …

Le Chili amorce la sortie du néolibéralisme

Un article signé Marion Esnault et Amélie Quentel dans Reporterre.net du 22 décembre 2021

Le candidat de gauche, Gabriel Boric, devient le plus jeune président de l’histoire du Chili : il triomphe sur le candidat d’ultradroite Juan Antonio Kast avec 55,87 % des voix. Cette victoire est l’issue d’un mouvement populaire puissant.

Santiago du Chili, correspondance, et Paris

Dimanche 19 décembre, dès 19 h 15, les cris de joie ont retenti dans toutes les villes du pays andin à l’annonce de la victoire de l’ex-leader étudiant, Gabriel Boric. Il devient le plus jeune président du Chili, à 35 ans, en obtenant 55,87 % des voix contre 44,13 % pour l’ultraconservateur Juan Antonio Kast. Alors qu’au premier tour, son compétiteur le devançait de deux points avec 27,95 % des voix, le député a su rassembler les forces de gauche et de l’ex-Concertation (centre-gauche), tout en convainquant les abstentionnistes de se déplacer. 55,63 % des Chiliens se sont rendus aux urnes, un record dans un pays où l’abstentionnisme est d’habitude extrêmement élevé. Gabriel Boric prendra ses fonctions en mars prochain, avec un Parlement divisé mais la promesse de résoudre la profonde crise institutionnelle qui secoue le Chili depuis la révolte sociale, en octobre 2019.

Une explosion de joie a salué, dans les villes chiliennes, la victoire de Gabriel Boric. © Marion Esnault / Reporterre

Dans une ambiance festive aux quatre coins du pays et devant une foule innombrable à Santiago, Gabriel Boric a appelé à un « Chili plus juste ». Il a promis d’« étendre les droits sociaux » avec « responsabilité économique ». Il a reconnu que « les temps qui viennent ne vont pas être faciles » et qu’il faut « avancer vers des changements structurels qui ne laissent personne de côté ».

« Si le Chili est le berceau du néolibéralisme, il sera aussi son tombeau »

Gabriel Boric est issu d’une famille de classe moyenne. Né en 1986 à Punta Arenas, au sud de la Patagonie, il est une figure des mouvements étudiants des années 2010 qui exigeaient une éducation gratuite. Avec ses manches retroussées et ses tatouages assumés, il avait lancé lors de sa victoire aux primaires de gauche face au communiste Daniel Jadue, que « si le Chili est le berceau du néolibéralisme, il sera aussi son tombeau ». Il promet d’en finir avec le système néolibéral implanté sous Pinochet et de « remettre l’État au cœur des politiques publiques pour garantir des conditions de vie dignes ». Il veut une éducation gratuite, un système public de santé, ou encore des pensions de retraite dignes. Il promet également « justice et réparation » pour les violations des droits humains pendant la dictature et pendant la révolte sociale qui a fait 34 morts et plus de 400 blessés à l’œil. Même si l’enjeu écologique a été relativement absent des débats présidentiels, Gabriel Boric veut « garantir le droit humain à l’eau » dans un des seuls pays au monde qui a privatisé ses eaux ou encore « nationaliser le lithium » qui est aux mains de deux entreprises privées.

Il remporte l’élection présidentielle à l’issue d’un entre-deux-tours polarisé. Son compétiteur, Juan Antonio Kast, nostalgique de l’ère Pinochet, a reconnu sa défaite par tweet en « félicitant [la] grande victoire » de Gabriel Boric. Malgré le soutien du gouvernement du milliardaire Sebastian Piñera, l’avocat de 55 ans qui voulait supprimer le ministère de la Femme n’a pas su convaincre. Le dernier débat télévisé, lundi 13 décembre, a probablement été décisif : le candidat d’extrême-droite a perdu des points lorsque Gabriel Boric, qu’il accusait d’être consommateur de drogues, a présenté en direct des résultats négatifs certifiés.

De nombreuses personnes qui jusque-là s’abstenaient ont voté dimanche et fait pencher la balance. © Marion Esnault / Reporterre

Le jeune trentenaire succède au milliardaire Sebastian Piñera dont la popularité est au plus bas à la fin de ce deuxième mandat (2010-2014 / 2018-2022). Le nouveau président incarne une nouvelle ère politique chilienne et une nouvelle génération qui crée la rupture avec les politiques menées depuis le retour à la démocratie en 1990. Il a affirmé que «  les femmes seront protagonistes du nouveau gouvernement » et il a assuré qu’il protégerait « le processus constituant pour offrir au Chili une nouvelle Constitution qui rassemble, et ne divise pas comme l’était celle imposée, à feu et à sang, par un référendum frauduleux en 1980 » pendant la dictature de Pinochet.

L’aboutissement d’une révolte populaire massive

La victoire de Gabriel Boric est l’aboutissement d’un mouvement populaire impressionnant lancé il y a un peu plus de deux ans. Le Chili a vu naître une révolte populaire massive, plus d’un million de personnes manifestant par exemple le 25 octobre 2019 à Santiago. En cause, les fortes inégalités sociales à l’œuvre dans cet État d’Amérique Latine où, comme le note un rapport de 2017 du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 1 % de la population concentre 33 % des revenus générés par l’économie chilienne. « Le début de la contestation sociale est venu du renchérissement du prix du transport à Santiago. Ensuite, le mouvement s’est élargi d’abord et prioritairement sur des demandes sociales ayant trait aux salaires, à la précarité, à l’endettement, à l’éducation ou encore aux retraites », explique à Reporterre Franck Gaudichaud, professeur à l’université Toulouse Jean Jaurès et codirecteur du livre Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018) (PUR, 2021).

Si ces manifestations ont subi une très violente répression policière — un rapport d’Amnesty international de décembre 2019 évoque des violences sexuelles, au moins cinq morts provoquées par les forces de l’ordre, et des milliers de personnes torturées ou grièvement blessées —, les manifestants ont malgré tout obtenu gain de cause sur l’une de leurs revendications. En décembre 2019, sous la pression populaire, le président multimilliardaire Sebastian Piñera promulguait une loi permettant l’organisation d’un référendum sur un changement de la constitution. Le référendum a eu lieu en octobre 2020, plus de 78 % des suffrages exprimés approuvant la mise en place d’un nouveau texte constitutionnel. Celui-ci est actuellement en cours de rédaction par une assemblée constituante de citoyens élus au suffrage universel en mai 2021. Ce texte sera à son tour soumis à un référendum, en 2022, et remplacera la constitution en vigueur en cas d’approbation.

Mais pourquoi la constitution chilienne actuelle, qui date de 1980, est-elle si décriée ? « Elle a été approuvée par le biais d’un référendum falsifié durant la dictature », dit Franck Gaudichaud. « Depuis la transition démocratique, il y a eu plusieurs amendements constitutionnels, en 1990 et en 2005, mais pas de modifications substantielles. Il s’agit vraiment d’une constitution néolibérale autoritaire, qui façonne non seulement l’État chilien mais aussi le modèle économique lui-même dans le pays. » Un modèle promouvant la libéralisation et la dérégulation de l’économie qui s’est imposé à partir de 1975, soit deux ans après le coup d’État militaire de Pinochet, qui, en 1973, avait renversé le gouvernement socialiste de Salvador Allende. « Le Chili a vraiment été un laboratoire du néolibéralisme », explique à Reporterre la géographe Cécile Faliès. « En 1975, Pinochet a invité et rencontré l’économiste Milton Friedman [figure de l’École de Chicago, qui a développé l’idéologie néolibérale]. On a ainsi vu se rencontrer les intérêts d’un dictateur, qui n’avait pas spécialement d’idées en termes économiques et politiques, et ceux d’une école qui voulait appliquer sa doctrine. Or, le Chili avait beaucoup de terres, relativement peu de population, et par ailleurs beaucoup de ressources à extraire, notamment le cuivre. »

En 2019, un mouvement populaire s’est levé au Chili. Ici, à Santiago le 30 octobre 2019. © Marion Esnault / Reporterre

Pour cette spécialiste du Chili, c’est ainsi pour protester contre « trente ans de néolibéralisme et d’endettement de la population, particulièrement des classes moyennes » que les impressionnantes révoltes de 2019 ont émergé. Des revendications qui avaient déjà été portées en 2011 : cette année-là, des milliers d’étudiants avaient manifesté dans les rues pour dénoncer la libéralisation du système éducatif, entérinée par une réforme de l’université, en 1980. « Ce sont dans les domaines de l’éducation et de la santé, dont le coût est très élevé au Chili, que l’on voit le plus nettement les inégalités », dit Cécile Faliès.

La demande de réformer la constitution actuelle, ultralibérale, s’inscrit ainsi dans cette volonté de réduire ces inégalités, même si, comme le note Franck Gaudichaud, « un changement de constitution ne va pas régler tous les soucis : ça n’est pas seulement un texte constitutionnel qui pourra régler le problème de l’économie, des salaires ou encore du droit du travail. Il y aura toujours des demandes sociales et très certainement de nouvelles explosions populaires au Chili dans les prochaines années… » L’enseignant-chercheur observe cependant comment d’autres manifestations récentes ont permis d’influencer le processus de rédaction d’une nouvelle constitution : celles organisées par les militantes féministes. « Depuis 2016, il y a eu au Chili une réactivation des luttes féministes pour dénoncer les féminicides, les violences sexuelles ou encore l’interdiction de l’avortement [depuis 2021, celui-ci est légal dans le pays mais seulement sous certaines conditions très strictes]. On a donc aujourd’hui un mouvement féministe très puissant, qui a réussi à imposer de nombreuses revendications dans le débat public autour de la « précarité de la vie » — ça n’est ainsi pas un hasard si la Convention élue en mai dernier, qui travaille sur la nouvelle constitution, est paritaire. » Cécile Faliès rappelle en outre que la « féminisation de la vie politique et sociale a été assez précoce » au Chili.

Le 19 décembre 2021, à Santiago du Chili. © Marion Esnault / Reporterre

Enfin, au-delà d’être paritaire, cette assemblée constituante a une autre particularité importante au regard de l’histoire du Chili : celle-ci est présidée par la linguiste mapuche Elisa Lancon. Un symbole fort au regard du conflit de longue date opposant l’État chilien à ce peuple autochtone, majoritaire dans le pays (d’après des chiffres de 2017, ils et elles représentent 1,7 million de personnes, soit 13 % de la population totale). Les Mapuche, régulièrement victimes de discriminations, réclament depuis longtemps de récupérer les terres dont ils ont été dépossédés par l’État au milieu du XIXᵉ siècle, mais aussi leur droit à l’autodétermination. « Il s’agit de l’une des grandes questions en cours de débat au sein de l’Assemblée constituante, mais on ne sait pas du tout comment cela va être traduit dans le texte de la nouvelle constitution », dit Cécile Faliès, qui met en avant l’enjeu central de l’accès à l’eau, laquelle est privatisée au Chili, pour les peuples autochtones et plus généralement les agriculteurs.

La géographe note que le candidat de gauche, Gabriel Boric, a reculé sur un certain nombre de points depuis son accession au second tour, son programme s’étant « centrisé ». Un constat également fait par Franck Gaudichaud, qui souligne en outre en quoi la présence d’un candidat d’extrême droite au second tour a été lourde de sens : « Avec cette Convention constitutionnelle ou encore l’explosion sociale de 2019, c’est tout le vieux monde autoritaire pinochétiste qui meurt. Mais, dans le même temps, ce monde se refuse à mourir, comme on le voit avec l’accession de José Antonio Kast au second tour. Un monde conservateur, réactionnaire, antiféministe, xénophobe et évangéliste ou catholique rigoriste qui est encore là dans toute une partie de la société, fait face à un nouveau Chili qui essaie de se développer et d’en finir avec l’ultralibéralisme. »


Chili. Avec Gabriel Boric, la victoire de la démocratie sur les vestiges de la dictature

Un article signé Rosa Moussaoui dans L’Humanité du 20 Décembre 2021

Victoire historique du candidat du bloc de gauche, Gabriel Boric. L’ancien responsable étudiant, à la tête d’une  alliance allant du parti communiste au centre gauche, devient le nouveau président du Chili,  et l’emporte avec près de 56 % des voix contre le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, zélateur du pinochétisme. Les premiers mots de Boric : « plus de droits sociaux » tout en étant « fiscalement responsable ».

Postée sur les réseaux sociaux par le député d’ultradroite Gonzalo de la Carrera, l’image est aussitôt devenue virale. Elle figure le candidat de gauche à l’élection présidentielle, Gabriel Boric, cheveux en bataille, l’air grave, avec, à l’arrière-plan, des manifestants mettant à bas des barrières plaza de la Dignidad, l’épicentre de la révolte sociale de 2019, dans le centre de Santiago du Chili. Commentaire : « Voilà comment Boric envisage de réformer les carabiniers. »

Résultats du premier tour de l’élection présidentielle au Chili.
José Antonio Kast, 55 ans, obtient 27,91 % des voix, devant le candidat de gauche Gabriel Boric (25,83 %). L’abstention a atteint 53%.

Mise en scène du désordre pour susciter le rappel à l’ordre

Le cliché d’origine, avant falsification, raconte une tout autre histoire : il s’agit d’une photo de lui-même prise par Boric au milieu des inondations provoquées, en 2016, par le débordement du fleuve Mapocho après de fortes pluies. Voilà un parfait condensé des méthodes déployées par les partisans de José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite que Gabriel Boric, qui porte les couleurs de la gauche antilibérale, affrontait au second tour, ce dimanche 19 décembre. La mise en scène d’un désordre supposé pour susciter le rappel à l’ordre, l’usage décomplexé de fausses nouvelles, de rumeurs et d’accusations sans fondements se doublent d’une campagne haineuse visant les communistes chiliens, alliés de Boric. Ceux-là sont accusés de vouloir transformer le pays en « Chilizuela », en référence au Venezuela de Nicolas Maduro, que Kast qualifie au même titre que Cuba de « dictature » pour mieux faire oublier les crimes de masse de la junte militaire d’Augusto Pinochet.

Ce duel de second tour, dans un Chili à la croisée des chemins, dessine une société fracturée par les profonds clivages que la dictature a laissés en héritage et que la transition démocratique placée sous le signe de la concertation n’a pas su combler.

Gabriel Boric, la rupture radicale du modèle économique ultralibéral

À gauche, Gabriel Boric, 35 ans, député depuis 2014, figure du mouvement étudiant de 2011, peau tatouée, airs adolescents et débit de parole torrentueux, incarne une génération qui a surmonté la peur, brisé le consensus et réinvesti l’espace public pour y affirmer une mise en cause radicale du modèle économique ultralibéral légué par Augusto Pinochet. «  Si le Chili a été le berceau des néolibéraux, ce sera aussi sa tombe », prédisait-il en juillet au soir de sa désignation, quand la primaire de la coalition Apruebo Dignidad l’a placé en tête, devant le communiste Daniel Jadue, reprenant un mot d’ordre du mouvement populaire de 2019.

Attaché à la justice sociale, attentif aux revendications du mouvement féministe et des minorités sexuelles, avocat d’un retour des services publics, prêt à tourner la page des retraites par capitalisation et des fonds de pension, il promet de rompre avec les réflexes délégataires et le centralisme d’une « démocratie » chilienne qui porte encore les stigmates de l’autoritarisme. « Si, dans le futur gouvernement, nous commettons des erreurs, mobilisez-vous, aidez-nous à redresser le cap ! », a-t-il exhorté tout au long de la campagne. Il a défendu, lors du référendum de 2020, le oui à une nouvelle Constitution appelée à se substituer à celle de Pinochet, une option choisie par plus de 80 % des électeurs.

José Antonio Kast, dans le camp de ceux qui étrillent la Convention constitutionnelle

José Antonio Kast, lui, s’est fermement opposé à ce changement de Constitution ; il se situe aujourd’hui dans le camp de ceux qui étrillent la Convention constitutionnelle élue en mai, dominée par la gauche et les indépendants, chargée de rédiger la nouvelle loi fondamentale. Sa victoire aurait torpillé, dans les faits, ce processus constituant rendu possible par la révolte sociale de 2019. « Nous sommes intéressés à clore le chapitre de la nouvelle Constitution. J’ai voté contre le processus, mais le public a opté pour quelque chose de différent et j’espère que ce sera à la hauteur de ce que les citoyens exigent. Si (la nouvelle Constitution) ne respecte pas le droit à la liberté d’expression, à la liberté de culte, à la liberté d’enseignement, à la propriété privée, je ferai tout ce que je peux pour qu’elle soit rejetée », a-t-il prévenu.

Fils d’un officier de la Wehrmahrt encarté au parti nazi, frère d’un ministre du Travail d’Augusto Pinochet, Miguel Kast, appartenant au cénacle des Chicago Boys formés par le pape du monétarisme Milton Friedman, le candidat du Front social-chrétien n’a jamais dissimulé sa nostalgie de la dictature. « Si Pinochet était vivant, il voterait pour moi », se rengorgeait-il en 2017, alors qu’il était candidat pour la première fois à l’élection présidentielle. Il n’a pas renoncé, depuis lors, à faire l’apologie de la dictature, soutenant par exemple que « des élections démocratiques avaient lieu » et que « les opposants politiques n’ont pas été enfermés ».

Climatosceptique, opposant féroce au droit à l’IVG libre toujours dénié aux Chiliennes, prêt à réserver les aides sociales aux femmes mariées ou à creuser des tranchées pour empêcher l’arrivée de migrants, cet admirateur de Donald Trump, ami intime de Jair Bolsonaro, ne s’est pas départi de ses airs affables pour affirmer que le tortionnaire Miguel Krassnoff, condamné à plus de huit cent quarante ans de prison, « n’est pas une mauvaise personne ».

Soucieux de consolider le ralliement d’un électorat de droite et de centre droit convaincu par son programme économique et par ses sermons sur l’ordre et la sécurité, mais goûtant peu ses affichages néofascistes trop explicites, il a toutefois semblé manœuvrer en recul dans la dernière ligne droite. Il jurait de ne pas faire disparaître le ministère de la Femme, revenait sur ses promesses de privatisation totale de la Codelco, l’entreprise nationale dédiée à l’exploitation du cuivre, admettait qu’il faut « réformer » le système de retraites par capitalisation pour sortir de l’exclusivité des AFP, les fonds de pension.

Une campagne de second tour offensive

Gabriel Boric et ses alliés ont eux mené une campagne de second tour plus offensive, plus ancrée dans les quartiers populaires, avec l’objectif de convaincre les électeurs qui ont boudé les urnes au premier tour. Le mouvement féministe a déclaré « l’état d’alerte » face à l’extrême droite et se mobilise en faveur du candidat de gauche ; des figures de la vie culturelle ont multiplié les messages de soutien ; des organisations sociales et syndicales ont ouvertement appelé à tout faire pour empêcher la victoire de Kast. Lors du dernier débat télévisé, Boric, chemise blanche et costume sombre, s’en est vivement pris à son adversaire, qui exigeait de lui un test sanguin prouvant qu’il ne consommait pas de stupéfiants. « Je ne suis pas là pour faire un spectacle », a-t-il lancé, brandissant les analyses demandées, en renvoyant le candidat d’extrême droite à ses affaires d’évasion fiscale déballées par les Pandora Papers.

Le candidat de gauche avait reçu ces derniers jours des soutiens de poids : les anciens présidents Ricardo Lagos et Michelle Bachelet ont appelé à voter pour lui : « Personne ne peut être indifférent à l’élection d’un président qui veille à ce que notre pays puisse véritablement continuer sur la voie du progrès pour tous, avec davantage de liberté, d’égalité, des droits humains respectés, un environnement durable et bien sûr l’opportunité d’une nouvelle Constitution », a expliqué cette dernière, haute-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. Ce scrutin à l’issue incertaine s’annonce plus serré que jamais, dans un pays où les demandes sociales qui ont suscité l’explosion de 2019 restent en dépit de tous les contre-feux pressantes, urgentes, prêtes à rejaillir, dans la rue comme dans les urnes.



Le Chili choisit la gauche pour lutter contre les inégalités

L’élection à la présidence chilienne de Gabriel Boric, au terme d’un scrutin marqué par une forte participation à l’aune du pays, est avant tout la répudiation d’un modèle économique néolibéral décomplexé.
Le Chili a tourné une page de son histoire le 19 décembre. En portant Gabriel Boric à sa présidence, à une large majorité qu’un premier tour serré remporté par le candidat d’extrême droite José Antonio Kast ne laissait pas deviner, les Chiliens ont choisi de tourner le dos à une politique jugée responsable de profondes inégalités, épousée avec seulement quelques nuances par les majorités de droite comme de gauche qui se sont succédé au pouvoir depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet.

L’élection de l’ancien dirigeant étudiant venu de l’extrême gauche, qui sera à 36 ans, en mars, le plus jeune président de l’histoire du pays, ne marque donc pas seulement un saut de génération. Sa victoire alimente en Amérique du Sud, à gauche, l’espoir d’un regain qui dépasserait en 2022 les frontières du Chili. Des élections cruciales sont prévues en mai en Colombie et plus tard au Brésil. Elles pourraient entraîner le reflux de la droite dure incarnée par Ivan Duque comme celle encore plus extrême de Jair Bolsonaro, quelles que soient les contorsions politiques de ce dernier.
Les élections législatives partielles en Argentine, en novembre, ont cependant mis en évidence les difficultés du président péroniste de centre gauche Alberto Fernandez, dont le parti a été devancé par l’opposition de centre droit. L’Amérique latine compte aussi des bastions d’une autre gauche, autoritaire, dictatoriale, au Nicaragua, à Cuba et au Venezuela, qui reste assez peu compatible avec la première.

L’élection de Gabriel Boric, au terme d’un scrutin marqué par une forte participation à l’aune du Chili, constitue avant tout la répudiation d’un modèle économique néolibéral décomplexé, incarné jusqu’à la caricature par le président sortant Sebastian Piñera, dont le mandat a été entaché par des accusations d’affairisme. Ce « modèle » chilien a fait la part belle au privé dans les secteurs de l’éducation et de la santé, générant une société à deux vitesses qu’un système de retraite par capitalisation a figée un peu plus.

Fracture sociale

Il a produit des résultats incontestables en matière de croissance du produit intérieur brut, mais au prix d’une fracture sociale mise à nu en 2019 par une lame de fond protestataire. Celle-ci a fourni le socle populaire de la victoire du 19 décembre, balayant les mots d’ordre ultraconservateurs, sécuritaires et anti-immigration de José Antonio Kast.

Gabriel Boric, dont la famille a des racines croates, s’est montré capable de rassembler derrière lui les différentes composantes de la gauche chilienne en promettant que son pays serait le « tombeau » de ce néolibéralisme. Il va s’efforcer de revenir sur les inégalités qui affligent le pays par une fiscalité plus équitable, redistributive, et le retour assumé de l’Etat, en un mot par un programme qui s’inspire, volontairement ou non, de ce qui est déjà en vigueur, et de longue date, au sein de l’Union européenne.

Il lui faudra cependant compter avec une solide opposition de droite au Parlement. Elle pourrait le contraindre aux ajustements dont l’exercice du pouvoir est souvent synonyme. Le nouveau président a déjà promis le dialogue, une nécessité autant qu’un signal encourageant pour le Chili. C’est d’autant plus le cas que le début de son mandat va également coïncider avec une révision constitutionnelle majeure qui pourrait permettre à la fois d’enterrer définitivement les années de plomb subies par le pays et de mieux prendre en compte l’ensemble des minorités chiliennes.


Chili. Gabriel Boric, un nouveau président très à gauche qui risque de se heurter à la réalité

Le candidat de la gauche Gabriel Boric a décroché le pouvoir ce dimanche 19 décembre. Son ambitieux programme risque toutefois d’être bloqué, faute de majorité et d’une économie favorable.

Bain de foule à Santiago pour le futur président chilien Gabriel Boric, peu après sa victoire dimanche 19 décembre.
Bain de foule à Santiago pour le futur président chilien Gabriel Boric, peu après sa victoire dimanche 19 décembre. | REUTERS/RODRIGO GARRIDO

Le scrutin s’annonçait très serré. Dimanche 19 décembre 2021, le candidat de la gauche Gabriel Boric a finalement décroché 56 % des voix à la présidentielle contre 44 % pour José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite. Mais l’euphorie risque d’être de courte durée. Son ambitieux programme, digne d’un État-providence, n’est pas du goût de tout le monde.

Que promet-il ?

D’en finir avec la période Pinochet (1973-1990), dont la tendance était à la privatisation. Adieu le système des retraites individuelles et privées par capitalisation, Gabriel Boric veut un régime public.

Il propose également une réforme des systèmes de santé et éducatif, principalement privés, qui coûtent très cher aux Chiliens. Problème : Il n’a pas les mains libres​, constate Sébastien Velut, professeur à l’Institut des hautes études d’Amérique latine (IHEAL).

Quels sont les obstacles ?

Côté politique, Gabriel Boric n’a pas de majorité parlementaire, dans une assemblée qui est plus fragmentée qu’elle ne l’était auparavant, avec de tout petits partis. Il va devoir négocier​. Le plus difficile ? Ce sera la réforme fiscale, c’est-à-dire augmenter les impôts sur les sociétés » . Du fait de la résistance au parlement qui avait déjà bloqué celle de Michelle Bachelet en 2016 » .

La presse ne va pas non plus rouler pour lui. Au Chili, elle est détenue et contrôlée par des groupes conservateurs, à commencer par le journal El Mercurio. ​Il a l’avantage toutefois d’avoir une légitimité populaire absolument incontestable ​comme l’atteste son score, de dix points d’avance sur son opposant.

Et d’un point de vue économique ?

Il risque de manquer de financements. Sans surprise, la Bourse de Santiago, qui aurait préféré le programme ultralibéral de José Antonio Kast, a fondu hier de 6,83 % à l’ouverture, avant de remonter légèrement.
Outre l’inquiétude des investisseurs, la croissance s’annonce faible l’année prochaine, autour de 2,5 % d’après le Fonds monétaire international. Donc le budget de l’État risque d’être en baisse de 22,5 % par rapport à 2021.

Quels sont ses atouts ?

Gabriel Boric est un habile négociateur ​et peut « s’attirer l’appui des forces politiques traditionnelles progressistes pour former une coalition » . Il est aussi l’héritier politique des manifestations d’ampleur survenues en octobre 2019.
« Les Chiliens désirent une société avec plus de justice et de redistribution. » Car malgré son entrée à l’OCDE et sa croissance économique, le Chili est un pays aux inégalités criantes. Seuls 1 % des habitants les plus riches perçoivent près de 30 % des revenus du pays.


Chili: pourquoi le nouveau président Boric veut réformer le système de retraites

Le nouveau président élu au palais de La Moneda, à Santiago du Chili, le 20 décembre 2021.
Le nouveau président élu au palais de La Moneda, à Santiago du Chili, le 20 décembre 2021. AP – Esteban Felix

Le nouveau président élu Gabriel Boric s’est engagé à réformer l’actuel système de pensions de retraite, aujourd’hui entièrement privé. Une promesse qui s’annonce difficile à tenir avec un Parlement pas entièrement acquis à sa cause.
Avec notre correspondante à Santiago du Chili, Naïla Derroisné

Le nouveau président chilien, Gabriel Boric, élu dimanche 19 décembre, a rencontré, lundi 20 décembre, l’actuel chef d’État Sebastián Piñera lors d’une cérémonie protocolaire au palais de La Moneda. Gabriel Boric sera investi le 11 mars prochain.

Un système très inégalitaire

Le jeune président de 35 ans a été élu sur un programme réformateur au niveau social, et notamment sur sa promesse de mettre fin à l’actuel système de retraites privées par capitalisation, mis en place pendant la dictature de Pinochet, et défendu par l’actuel gouvernement de Sebastián Piñera.
Ce modèle de fonds de pensions est très critiqué par une grande partie de la population chilienne car il ne garantit pas de retraites minimum et reproduit les inégalités sociales. Les électeurs de Gabriel Boric espèrent désormais que les choses changent. À 61 ans, alors qu’elle pourrait partir à la retraite, Rosario doit continuer de travailler. Car si elle s’arrête maintenant, elle ne recevra que 160 euros par mois, moins que le salaire minimum au Chili. « Avec cet argent, je ne pourrais payer que l’électricité, l’eau et le gaz. Je ne pourrais pas manger, ni me soigner », se désole-t-elle.

Des réformes qui s’annoncent difficiles

À cause d’investissements infructueux de l’argent qu’elle avait placé dans un fonds de pension privé, la retraite de Rosario a perdu près de la moitié de sa valeur initiale. « Malheureusement, je vais devoir travailler jusqu’à ma mort. Sauf si les choses changent dans le pays et qu’ils nous donnent de vraies retraites », souligne-t-elle.

Elle considère que la proposition du nouveau président d’éliminer le système des retraites actuel est une bonne chose. Gabriel Boric veut instaurer un modèle plus solidaire avec des cotisations salariales et mettre en place une pension minimum garantie par l’État. Des transformations qui seront difficiles à réaliser puisqu’il n’a pas de majorité au Parlement. Malgré ça, Karina, une jeune avocate, garde espoir. « La convention qui est en train de rédiger la nouvelle Constitution est très sensible aux demandes sociales. Et à l’intérieur de cette convention, la réforme des retraites va être l’une des demandes les plus importantes », avance-t-il.

La convention constituante a encore six mois pour rédiger la nouvelle Constitution qui sera ensuite soumise à un nouveau référendum.


Reportage

Présidentielle au Chili: le candidat de gauche Gabriel Boric élu avec une participation historique

Un article de Justine Fontaine, correspondante au Chili de Libération , publié le 20 décembre 2021

L’ancien leader étudiant a remporté le second tour de l’élection avec 55,9% des voix, devant le candidat d’extrême droite José Antonio Kast. Il promet d’aller vers un Etat providence mais n’aura pas la tâche facile, faute de majorité suffisante au Parlement.

Dès les premiers résultats dimanche soir, des centaines puis des dizaines de milliers de personnes ont commencé à converger vers le centre-ville de Santiago, sous les couleurs de drapeaux chiliens, des peuples autochtones ou de celles de la communauté LGBTQ +. «Le peuple uni ne sera jamais vaincu», crie la foule en attendant le futur président, Gabriel Boric, le plus jeune de l’histoire du Chili.

Un peu avant 22 heures, il apparaît sur l’Alameda bondée, cette même avenue où, avec d’autres parlementaires de sa génération, il s’est fait connaître il y a dix ans, en tête des manifestations pour la gratuité de l’éducation.

«Notre génération est entrée dans la vie publique en exigeant que nos droits soient reconnus comme tels et ne soient pas traités comme des biens de consommation», rappelle-t-il après avoir salué ses partisans dans la langue autochtone du peuple mapuche, le principal peuple indigène du Chili (9,6 % de la population). Le trentenaire liste ses propositions de réformes sociales, concernant la santé, les retraites, et l’éducation. Ces secteurs ont été entièrement ou partiellement privatisés sous la dictature du général Pinochet (1973-1990), qui a imposé des réformes néolibérales dans le pays. «Nous ne voulons pas que certains continuent de faire de nos retraites un business», assure le président élu, en référence au système de retraites privé par capitalisation. «Nous allons défendre un système public, autonome, à but non lucratif et sans fonds de pensions privés», conclut-il sous les acclamations de la foule.

Si les sondages réalisés ces dernières semaines donnaient pour la plupart Gabriel Boric vainqueur de l’élection, la distance avec son concurrent semblait se réduire ces derniers jours. Le député du Frente Amplio («front ample»), allié au parti communiste et soutenu par la gauche traditionnelle, a finalement largement devancé le candidat d’extrême droite José Antonio Kast (44,1 %), défenseur historique de la dictature et du néolibéralisme, ultraconservateur sur les questions de société.

Un succès d’autant plus franc qu’il s’accompagne d’une participation record depuis l’instauration du vote volontaire en 2009. En effet, 55,6 % des électeurs se sont déplacés, contre 47 % au premier tour.

Devancé par José Antonio Kast le 21 novembre, Gabriel Boric est parvenu à mobiliser autour de lui entre les deux tours grâce à une intense campagne sur le terrain. «Il a inclus dans son équipe des profils plus modérés, des économistes sociaux-démocrates et la présidente de l’ordre des médecins», ajoute auprès de Libération Claudio Fuentes, chercheur en sciences politiques à l’université Diego-Portales, à Santiago. De quoi contrer le discours de son concurrent d’extrême droite, qui assurait que l’avenir du Chili se jouait entre «la liberté ou le communisme» lors de cette élection.

«Gabriel Boric a semble-t-il réussi à mobiliser particulièrement les jeunes, les électeurs des grandes villes, et les classes moyennes à populaires», analyse Claudio Fuentes. Le vote des femmes a probablement été significatif, José Antonio Kast étant ouvertement hostile au droit à l’avortement (même en cas de viol), et proposait avant le premier tour de supprimer le ministère de la Femme ou de donner des aides sociales aux femmes mariées plutôt qu’aux célibataires.

Dans le centre-ville de Santiago, Rosa Maria Ahumada, 65 ans, est venue fêter la victoire de son candidat. Ce mandat, «c’est l’opportunité de concrétiser la nouvelle Constitution» dont la rédaction a commencé en juillet, et dont Gabriel Boric est un fervent défenseur. «Et de changer notre pays, car le Chili est beaucoup trop inégalitaire», dénonce-t-elle.

Au Chili 1 % des habitants les plus riches perçoivent près de 30 % des revenus du pays. C’est l’une des raisons qui a mené au soulèvement d’octobre 2019 puis à l’élection d’une assemblée constituante cette année. Le nouveau texte doit être soumis à référendum l’an prochain et pourrait remplacer la constitution actuelle, héritée de l’ère Pinochet.

Malgré sa victoire très nette, Gabriel Boric, jusqu’ici député de Punta Arenas en Patagonie, n’aura pas la tâche facile. Le Parlement élu le mois dernier est très fragmenté. Ni la coalition allant de la droite à l’extrême droite ni les partis de l’union de la gauche n’y ont de majorité claire. Le futur président, qui doit prendre ses fonctions le 11 mars, devra donc négocier avec l’opposition pour mettre en œuvre ses réformes phares. Il risque aussi d’être attendu au tournant concernant la sécurité et l’immigration, les thèmes de campagne qui ont fait le succès de José Antonio Kast au premier tour.

Sur le plan économique aussi le futur chef de l’Etat chilien va devoir convaincre. La croissance s’annonce faible l’année prochaine, autour de 2,5 % d’après les prévisions du Fonds monétaire international, et le budget de l’Etat sera en baisse de 22,5 % par rapport à 2021. Se sachant très attendu sur le sujet, Boric a aussi promis dimanche de rester «fiscalement responsables».


« Il ne faut pas voir la victoire de la gauche au Chili comme un retour de la Révolution »

Un article signé Stéphane Aubouard  publié dans Marianne du

Ce dimanche, le candidat de la gauche chilienne, Gabriel Boric (56 % des voix) a facilement remporté la présidentielle face à son adversaire d’extrême droite José Antonio Kast (44 %). Une victoire qui confirme le retour en force des progressistes tant sur le plan local que régional. Mais, comme nous l’explique le spécialiste de l’Amérique latine Christophe Ventura, le temps des révolutions est révolu, celui d’Allende aussi. Coup de projecteur sur cette nouvelle gauche qui gagne.

Marianne : Comment analysez-vous la large victoire (56 % des voix) de Gabriel Boric, candidat de la gauche chilienne face à une extrême droite personnalisée par José Antonio Kast (44 %) ?

Christophe Ventura : Ce que l’on peut dire de prime abord, c’est que cette victoire est le résultat assez logique d’une dynamique établie au Chili depuis plus de deux ans. Tout d’abord il y a eu les mouvements sociaux de 2019, qui ont abouti à la création d’une Convention constitutionnelle ayant pour objet d’en finir avec l’actuelle constitution rédigée sous Pinochet à la suite du coup d’État de 1973 contre Allende. Puis cette constituante a été officiellement lancée il y a six mois – sa présidente, Elisa Loncon une indienne Mapuche, doit en remettre les conclusions entre le printemps et l’été 2022. Dans le même temps lors des dernières municipales, cet été, la mairie de Santiago est tombée pour la première fois aux mains du parti communiste du Chili, une jeune économiste féministe de 30 ans, Irací Hassler, devenant maire de la capitale.

Et puis – n’ayons pas peur des mots – il faut saluer une victoire historique de cette nouvelle gauche. Avec une participation à hauteur de 55 %, les Chiliens se sont – au regard des critères locaux de participation – fortement mobilisés. Jusqu’à présent, le mode de fonctionnement mis en place sous Pinochet interdisait quasi de facto la participation des populations les plus pauvres, rurales, indiennes particulièrement, à tout scrutin, avec un système de parti hégémonique profitant aux habitants des grandes villes et donc aux conservateurs. La non-obligation de vote en 1990 au moment où la démocratie a été restaurée, n’a pas arrangé les choses. Cela donne d’autant plus de valeurs à la victoire de Gabriel Boric et de son camp – le centre gauche, les sociaux-démocrates, et les communistes notamment – qui ont su ne pas se diviser et surtout faire venir aux urnes non seulement une partie des laissés-pour-compte mais aussi une classe moyenne qui ne se retrouve pas dans les idées néolibérales mêlées d’extrême droite.

Cette victoire de la gauche chilienne ne risque-t-elle pas de réveiller certains démons aux États-Unis dont on sait le rôle jouer en 1973 dans la chute du « socialiste » Allende ? Un coup d’État est-il possible ?

Honnêtement je ne crois pas. À cette époque le coup d’État de Pinochet soutenu en sous-main par Washington avait pour source la sécurité de la Nation étasunienne qui se confondait avec un anticommunisme farouche. Nous étions en pleine guerre froide, le Chili d’Allende était vu comme un satellite de l’Urss. La situation n’est donc pas la même qu’en 1973 au niveau géostratégique ni même idéologique. Il ne faut pas considérer la victoire de Boric au Chili, comme un retour de la Révolution et je ne crois pas que les États-Unis verront dans cette victoire un danger pour leur « liberté ». Quant à un coup d’État, là encore je ne pense pas que les forces soient réunies pour un tel scénario. D’abord parce que la vague démocratique est trop forte. La dynamique et le nombre sont à gauche. En outre, Gabriel Boric a donné beaucoup de gages entre deux tours : par exemple sur le fait qu’il serait le garant de la propriété privée et de l’initiative privée. Son discours d’après victoire a été en ce sens un discours d’apaisement d’inclusion. Boric, je le répète ce n’est pas la révolution qui vient. Pour les militaires il n’y a donc pas comme en 1973 de « démocratie à protéger » face à un péril rouge.

Reste que la Chine est de plus en plus présente dans la région – notamment par le truchement d’investissements dans des infrastructures – et pourrait trouver des alliés encore plus intéressants avec ces régimes de gauche présents et à venir…

Certes, mais que ce soit le Chili aujourd’hui, le Brésil de demain avec Lula et probablement aussi la Colombie avec l’ex-maire de Bogota Gustavo Petro (favori de la prochaine présidentielle prévue en mai et juin 2022) ou le Honduras, le fait est que nous avons affaire à des partis de gouvernement plus proches du centre gauche que de l’extrême. Et ce quand bien même – au Chili notamment – la présence du parti communiste est importante. Ainsi pour le nouveau président chilien, par exemple, ses marges de manœuvre seront très limitées. Gabriel Boric devra faire face à un adversaire qui reste puissant en la personne de José Antonio Kast et de ses partisans qui sont nombreux. Il y a aussi des procès en vue liés aux crimes de l’ère Pinochet mais là encore le chemin de l’histoire est long et douloureux. Rien n’est terminé. Enfin, le contexte économique est très tendu du fait entre autres de la pandémie de Covid-19. Pour toutes ces raisons, il ne faut donc pas croire que les réformes à venir seront faciles à mener.

Sur quels résultats Gabriel Boric sera donc jugé selon vous ?

Sur deux points essentiellement. Tout d’abord sur sa capacité à établir un État providence, sujet qui était au cœur de sa campagne. Ce qui ne sera pas simple car cela va créer immédiatement un rapport de force avec la bourgeoisie chilienne. Gabriel Boric a en effet expliqué qu’il comptait financer cet État providence grâce à la refonte de la fiscalité, c’est-à-dire en augmentant les impôts sur les hauts revenus qui jusqu’à présent en étaient plus ou moins affranchis. Un rapport de force va donc très rapidement s’installer, et c’est au nouveau président de voir jusqu’où il pourra aller. N’oublions pas qu’au Congrès, les conservateurs restent très puissants. Second point sur lequel Boric sera jugé : sa capacité à faire en sorte que le Chili sorte des zones d’influence des grandes puissances. Aussi bien celle, historique, des États-Unis comme celle potentiellement en devenir de la Chine. En ce sens, sa capacité à développer le pays en incluant les forces rurales et notamment les communautés indiennes dans l’idée d’une autonomisation du Chili sera aussi au centre des attentions.

Après tout ce qui vient d’être dit, peut-on voir dans cette victoire de la gauche chilienne la fin réelle de l’ère pinochiste ?

Il est très difficile de répondre à une telle question. Pratiquement, je vous répondrais que non. N’oublions pas que José Antonio Kast a certes perdu mais il n’a pas disparu – loin de là – de l’échiquier politique chilien. Or son parti comme lui-même se réclament du général Pinochet. Kast va donc naturellement devenir le champion d’une droite dure directement liée à cette histoire. En revanche si la constituante est menée à son terme – et tout indique qu’elle le sera depuis la victoire de la gauche – la constitution actuelle écrite sous Pinochet devrait en toute vraisemblance être remplacée. Symboliquement cela correspondrait à la fin d’une époque. Mais là encore rien est fait. Le changement possible de la constitution devant se décider par référendum.