Le 15 et 16 mai 2021, le Chili a fait l’expérience de deux journées électorales exceptionnelles quant à leur déroulement et résultats. En deux jours et en pleine pandémie, ce pays de l’extrême-sud du globe a organisé quatre scrutins simultanés : les élections de l’Assemblée constituante (155 membres pour rédiger une nouvelle Constitution), les élections régionales (16 gouverneurs), les élections municipales et les élections des conseillers municipaux (345 maires et 2 252 conseillers) : au total, plus de 16 000 candidats.
Pour parvenir à la tenue de cette élection, le Chili a dû traverser une énorme mobilisation sociale aux mois d’octobre et novembre 2019, dont l’ampleur a ébranlé aussi bien l’ossature constitutionnelle héritée de la dictature du général Pinochet (1973-1990) que le modèle économique chilien qui, jusqu’alors, était loué par ses chantres comme une forme organisée et rationnelle de sortie du sous-développement.
La pression sociale (« la rue ») a été telle que le gouvernement du président de droite Sebastian Piñera fut forcé d’annoncer le début d’un processus constituant, qui a été parachevé le 15 novembre 2019 par un accord politique très étendu entre les principaux partis politiques du Congrès (à l’exception du Parti communiste et de quelques petites formations d’une nouvelle gauche récemment parvenue à la représentation).
Un an après, le 25 octobre 2020, les Chiliens étaient appelés à participer à un référendum afin de se prononcer pour ou contre le remplacement de la Constitution « néolibérale » de 1980 : au terme d’un scrutin qui a vu la participation de 50,9 % des électeurs, les Chiliens ont largement rejeté la continuité de la Constitution (78,27 % contre 21,73 % des voix). Ce résultat ouvrait ainsi la voie à une élection d’une Assemblée constituante, dont les membres (les convencionales) sont mandatés pour rédiger une nouvelle charte fondamentale – élection qui a dû être reportée du mois d’avril au mois de mai à cause du confinement dû à la pandémie : d’où cette étrange convergence de quatre scrutins de nature extrêmement différente en une seule élection, réalisée en deux journées consécutives.
Ces éléments de contexte sont importants car ils permettent de mettre en perspective les résultats aussi époustouflants que contradictoires de deux de ces élections : celle des membres de la constituante d’un côté et celle des conseillers municipaux de l’autre. Leur système électoral est un scrutin par listes ouvertes de candidats, à la différence des élections, uninominales, des gouverneurs régionaux et des maires, dont le volume de candidatures était réduit grâce à des élections primaires au préalable et, le cas échéant, de négociations.
La pandémie du Covid-19 a certainement joué un rôle dans l’épuisement des mobilisations sociales qui commencèrent au dernier trimestre de 2019. Mais la propagation du virus explique également le report du référendum du mois d’avril au mois d’octobre 2020 et des élections de l’Assemblée constituante, qui devaient avoir lieu au mois d’avril 2021, au mois de mai.
Les élections qui se sont tenues le 15 et 16 mai 2021 se sont caractérisées par une augmentation de l’abstentionnisme par rapport au taux de participation au référendum d’octobre 2020. Une partie de l’explication réside sans doute dans les contraintes liées à la pandémie et la peur qu’elle suscite auprès des électeurs les plus âgés notamment. Une autre raison se trouve dans le caractère complexe du bulletin de vote du scrutin de la constituante : s’il est vrai qu’un certain nombre de candidats étaient connus du grand public (une poignée d’anciens hommes politiques, stars de la télévision et anciens sportifs de haut niveau), la plupart des prétendants étaient de parfaits inconnus (c’est d’ailleurs tout le problème et, on le verra, la clé de voûte de ces élections).
Mais, plus foncièrement, l’abstentionnisme au Chili doit être appréhendé dans le cadre d’une tendance de plus longue haleine : en effet, depuis 2012 (année durant laquelle le Chili abandonnait le vote obligatoire et officialisait un système d’inscription automatique sur les listes électorales), l’abstentionnisme s’est inscrit dans les routines électorales, au point que lors des élections municipales de 2016, seulement 34,83 % des Chiliens se sont déplacés aux urnes. En ce sens, l’abstentionnisme est loin d’être un phénomène nouveau.
Compte tenu de l’importance des enjeux liés à la rédaction d’une nouvelle Constitution, on s’attendait, lors des élections du mois de mai 2021, à une participation au moins égale à celle du référendum. Or, tel ne fut pas le cas. D’une manière surprenante, seulement 43,41 % des électeurs Chiliens sont allés voter lors des élections régionales, municipales et, surtout, constituantes.
Membres de la constituante contre conseillers municipaux : le clivage national/local
L’élection de la constituante a retenu toute l’attention du monde politique, des journalistes et des intellectuels médiatiques. Il s‘agissait bien du scrutin le plus « politique » de tous, compte tenu de ses enjeux de premier ordre et de la composition de cette future assemblée : paritaire, plurinationale – 17 de ses membres devaient appartenir aux dix « peuples originaires » (pueblos originarios), dont le taux de participation a largement déçu : 22,87 % soit 282 719 votants sur un total de 1 239 295 électeurs indigènes – et un taux obligatoire de 5 % de candidats en situation de handicap sur les listes de partis ou de coalitions de partis.
Sous tous ces rapports, la composition de la future Assemblée constituante est unique au monde : pour la première fois, une Constitution sera rédigée par une assemblée plurinationale et paritaire (77 femmes et 78 hommes ont été élus).
Les résultats de ces deux scrutins (membres de la constituante et conseillers municipaux) ont été totalement contradictoires.
Si l’élection des gouverneurs a vu la droite mordre la poussière (de même, dans une moindre mesure, lors des scrutins municipaux, avec notamment une victoire inattendue de la candidate communiste dans la capitale Santiago avec un peu plus de 38 % des voix), le dévoilement du choix du peuple concernant les conventionnels a surpris tout le monde.
Résultat des élections de conventionnels constitutionnels et conseillers municipaux (en pourcentage des voix)
Listes | Membres de la constituante | Conseillers municipaux |
Chile Vamos (droite et centre droit : RN, Rép, UDI, Evopoli et indépendants) | 20,56 % – 37 sièges | 33,12 % |
Lista del Apruebo (centre gauche : PS, PPD, PR, PDC et indépendants) | 14,45 % – 25 sièges | 33,45 % |
Apruebo Dignidad (gauche : PC, Front Élargi, FRVS et indépendants) | 18,74 % – 28 sièges | 21,66 % |
Lista del Pueblo (indépendants de gauche) | 17,4 % – 26 sièges | – |
Partido Ecologista Verde | 3,41 % – 0 | 4,15 % |
Indépendants et partis indigènes | 25,44 % – 39 sièges | 7,62 % |
La victoire des forces de gauche, de centre gauche et de la gauche sociale est extraordinaire. À elles trois, elles rassemblent dans le cas de la constituante la moitié des suffrages exprimés, sans compter celles du petit Parti Écologiste Vert (sans représentant élu) : un total de 79 sièges sur 155. Mais aussi, les deux premières recueillent 55% des voix aux élections des conseillers municipaux. Dans ces deux scrutins, la droite est écrasée.
La véritable surprise vient de la Lista del Pueblo (Liste du Peuple), du nom non pas d’un parti, mais de plusieurs listes régionales de candidats épars qui, rassemblés, effectivement coordonnés et pour une seule fois autorisés à se lier entre eux grâce à une législation exceptionnelle, atteignent un peu plus de 17 % des voix et 26 sièges. C’est l’irruption d’une force sociale issue des mouvements de contestation qui n’avait, jusque-là, jamais été repérée dans le radar des politiques ni des intellectuels : c’est le grand échec des politistes et sociologues, mais aussi des partis de gauche et surtout du centre gauche, totalement aveugles à ce phénomène émergeant, redevable de la coordination rendue possible par les réseaux sociaux. Il y a là un véritable chantier pour la recherche en sciences sociales.
Et pourtant, le paradoxe est de mise. Cette « liste du peuple » de candidats de cette gauche sociale n’a pas eu son équivalent lors des trois autres scrutins, par exemple lors de l’élection de conseillers municipaux : simplement, cette gauche sociale et extra-partisane n’a pas présenté de candidats.
C’est ainsi que, lors des deux journées électorales, le même peuple a voté de manière profondément différente selon le type de scrutin. Le centre gauche fait une piètre performance lors de l’élection constituante, mais en même temps il devient la principale force politique dans les conseils municipaux (victoire parachevée, par ailleurs, par sa remarquable performance lors de l’élection des gouverneurs et des maires, deux scrutins qui ont vu la droite décimée et la gauche sociale de la Liste du Peuple largement absente. Seule exception, la ville de Valparaiso, remportée par le maire sortant Jorge Sharp avec le soutien des mouvements sociaux locaux, ainsi que le nouveau gouverneur de la même région, Rodrigo Mundaca, connu et reconnu pour sa longue lutte concernant les droits privatisés sur l’eau).
Ce résultat s’explique sans doute par l’opposition entre des échelles territoriales très différentes : d’une part, un clivage national et, de l’autre, un clivage local, dont les enjeux sont non seulement différents, mais surtout difficiles à agréger et à interpréter ensemble – l’attitude générale a pourtant longtemps été de considérer que ces enjeux étaient homogènes.
Comment expliquer cet aveuglement collectif sur un phénomène politique pourtant en train de s’articuler au vu et au su de tous ? C’est un magnifique mystère.
Le jour de gloire des « indépendants »
Catégorie à la fois floue et acceptée par tous sur le mode de l’évidence et de la vertu, ce sont les candidats « indépendants » qui se sont révélés les véritables vainqueurs du scrutin de l’Assemblée constituante. Afin de bien saisir la portée de leur victoire, il faut comprendre de quels types d’indépendants il s’agit.
Dans la législation électorale chilienne, sont reconnus comme indépendants les candidats non-inscrits dans les partis mais qui, malgré tout, se portent ou sont proposés comme candidats par les partis eux-mêmes. Ces « indépendants associés » (statut à la fois politique et juridique fort intéressant) se sont retrouvés dans toutes les listes présentées par les partis établis, y compris dans les listes des partis de droite et du Parti communiste, faisant honneur à une longue tradition de candidatures hors partis. C’est surtout sa fréquence qui a été surprenante : 60 % des candidats socialistes et démocrates-chrétiens étaient des indépendants associés. Ce constat permet de poser la question sur l’avenir du militantisme partisan.
Mais les indépendants sont également reconnus par la législation sous le label essentialiste de l’indépendance « pure » (les independientes puros), une manière curieuse de dénommer des candidats sans attache partisane, généralement hostiles aux partis traditionnels et en concurrence directe avec eux. Dans un régime de « politique normale » (pour emprunter les mots de Bruce Ackerman) ou routinière, ces candidatures indépendantes « pures » étaient des entreprises individuelles empêchées de la possibilité de nouer des alliances avec d’autres candidats indépendants (associés et « purs »).
Or, tel ne fut pas le cas lors des élections pour la constituante : de manière exceptionnelle et sous la pression des sondages d’opinion qui mettaient en évidence une hostilité croissante à l’égard des partis politiques traditionnels, les députés et sénateurs ont voté une législation qui permettait aux candidats indépendants d’établir des alliances les uns avec les autres au niveau de chaque territoire électoral. Une véritable première, d’une rare occurrence en politique comparative.
C’est ainsi que des dizaines de candidats indépendants se sont coordonnés et ont noué des alliances à des échelles régionales dans 20 (sur un total de 28) districts électoraux sous la bannière de la Liste du Peuple, parvenant à faire élire 26 candidats à l’Assemblée constituante (devançant d’un siège la Lista del Apruebo du centre gauche et avec un retard de deux sièges par rapport à la liste d’ Apruebo Dignidad – Parti communiste et Front Élargi).
La performance de la Liste du Peuple qui, sans être un parti politique, a réussi à rafler un nombre considérable de sièges à partir d’un discours anti-partis et enchâssé avec les mouvements sociaux, est tout à fait remarquable. C’est cet esprit anti-partis et, à la limite, antiparlementariste qui se voit également dans d’autres listes investies par des candidats indépendants qui, une fois les résultats des élections officialisés, se sont ralliés aux élus de la Liste du Peuple : Independientes Sin Padrinos (Indépendants sans parrains), Movimientos Sociales Independientes (Mouvements sociaux autonomes), Corrientes Independientes (Courants indépendants), Biobío Sin Partidos (Biobío – région administrative chilienne – sans partis), pour ne citer que quelques exemples parmi des dizaines. Au total, les candidats indépendants sous toutes les formes de cette dénomination ont recueilli 43 % des voix aux élections constituantes.
Une désautonomisation relative du champ politique
Si l’on tient seulement en compte l’élection de l’Assemblée constituante, la question se pose d’emblée : qui sont ces candidats indépendants qui, au gré de la possibilité légale de forger des alliances avec d’autres participants au scrutin, ont atteint un succès inimaginable et se sont évadés du champ d’observation des partis et des analystes de la vie politique ?
Ce sont des individus généralement à gauche (une gauche sociale, « gazeuse » du point de vue de son manque d’objectivation), imbriqués dans toutes sortes de mouvements sociaux (pour l’universalisation de l’accès à l’eau – un bien largement privatisé au Chili –, contre l’exploitation de terres au détriment de l’environnement, etc.) et très liés à ce qu’ils appellent avec fierté leurs « territoires ». Il s’agit parfois d’anciens militants de partis politiques de gauche qui, déçus par l’épreuve prolongée du pouvoir (le centre gauche a gouverné seul le Chili pendant vingt ans entre 1990 et 2010, et entre 2014 et 2018 en alliance avec le Parti Communiste), sont retournés vers leur région d’origine et ses habitants. Chose exceptionnelle, la plupart des futurs participants au scrutin ne se connaissaient pas (sauf éventuellement au niveau de leur district électoral) mais, grâce aux réseaux sociaux, sont parvenus à se coordonner sous une même bannière et à rassembler des milliers de signatures pour chaque candidat en très peu de temps.
D’un certain point de vue, cette élection constituante peut être interprétée comme une nouvelle étape historique du processus de démocratisation du champ politique, ce qui, à regarder de plus près, est une erreur proche de l’effet d’optique. Deux raisons permettent de dissiper cette confusion.
Tout d’abord, ce scrutin doit être contrasté avec les résultats des trois élections qui se sont tenues les deux mêmes jours et dans le même acte, lesquelles ont été largement dominées par les partis politiques traditionnels (à cet égard, les résultats des élections de conseillers municipaux sont éloquents). On l’aura remarqué, les candidats indépendants ont été paradoxalement largement absents aux élections régionales et locales (on ne trouve de candidats d’une quelconque « liste du peuple » dans aucun de ces trois niveaux d’élection), ce qui en dit long sur le caractère stratégique et très politisé (au sens d’une « qualification » des enjeux selon la logique du champ, pour reprendre les termes du sociologue Jacques Lagroye) des candidatures indépendantes rassemblées par la Liste du Peuple.
Ensuite, parce que les élections de membres de la constituante révèlent une forme de désautonomisation du champ politique, certes très relative compte tenu du retour en force des partis politiques établis dans le cadre des trois autres scrutins. Cela veut donc dire que la possibilité de rétablir le lien entre la politique établie, le champ spécialisé dans la gestion des enjeux politiques, les mouvements sociaux et les territoires dans lesquels ils s’inscrivent est possible.
C’est en ce sens que le Chili est un véritable laboratoire, intéressant par le paradoxe qu’il présente : en effet, il est rare de se retrouver face à des candidats indépendants qui, au gré des circonstances et des interstices des régulations, parviennent à faire une percée étonnante contre tous les partis (de droite, du centre gauche et de gauche). Ce phénomène est paradoxal car, pour autant fascinants que ces résultats puissent paraître, ils ne peuvent faire oublier qu’une majorité du peuple s’est abstenue de voter.
Au bout du compte, l’essor des candidatures indépendantes à tous les niveaux d’élection pose la question de l’avenir du militantisme et le sens que peuvent revêtir les investissements d’individus dans des entreprises partisanes. À cet égard, il faut prendre au sérieux le fait que, sur les 155 membres de l’Assemblée constituante élus, seulement 50 sont des militants dans des partis politiques.
Plus foncièrement, le laboratoire chilien se révèle extrêmement vertueux, aux quatre niveaux d’élection, sur le rôle décroissant de l’argent investi dans les campagnes : ce sont des dizaines des candidats aux élections constituantes qui ont été élus avec des très faibles investissements monétaires, les scrutins municipaux ayant observé le même phénomène, encore amplifié.
À l’inverse, les candidats aux postes de gouverneurs régionaux (notamment ceux de droite) qui ont bénéficié d’importantes donations pécuniaires publiques ou anonymes – données publiées par le Servicio electoral de Chile (SERVEL), l’organe régulateur des élections chiliennes – ont largement été battus. Voilà une autre raison de s’intéresser à ce laboratoire de l’extrême sud global.