Rodrigo Mundaca se bat pour le droit à l’eau au Chili …

Le Chili est le seul pays au monde dont l’eau est entièrement privatisée, un héritage de la dictature de Pinochet. La pratique de détournement illégal de cours d’eau refait surface ces jours ci dans la presse chilienne : l’ancien ministre de l’intérieur Edmundo Pérez Yoma vient d’être une nouvelle fois sanctionné pour irrégularités dans l’extraction de l’eau à Petorca. Le militant Rodrigo Mundaca raconte son combat …

Au Chili, le business de l’eau va à l’encontre des droits humains. Dans une vidéo de 4’30 », Rodrigo Mundaca raconte son combat à Brut et dénonce la face cachée des cultures d’avocats au Chili

Rivières asséchées, enfants assoiffés… Le militant Rodrigo Mundaca nous dévoile la face cachée des cultures d’avocats au Chili.

Est-il acceptable que vous continuiez à consommer des avocats alors que certains enfants faute d’avoir accès à l’eau, doivent quitter leur village ? C’est la question que pose Rodrigo Mundaca. Ce militant se bat pour le droit à l’eau au Chili, où cette ressource naturelle est gérée comme une propriété privée. Il raconte son combat à Brut.

Aujourd’hui au Chili, l’eau est du domaine du privé. L’État chilien n’est donc pas en mesure de garantir le droit à l’eau : “Ici, voler de l’eau est une infraction, on peut recevoir une amende (…), l’eau, aujourd’hui au Chili, s’achète, se vend ou se loue.” Dans la région de Petorca, malgré la gravité de la sécheresse qui s’abat sur le Chili, laissant 600 000 personnes sans accès à l’eau et causant la mort de plus de 100 000 animaux, les cultures d’avocat sont prospères. “Si le producteur qui vend des avocats sur votre marché est un producteur qui a violé le droit à l’eau, qui vole l’eau sur notre territoire, ne lui achetez pas”, demande Rodrigo Mundaca. Aujourd’hui, s’il n’y a pas d’eau dans les rivières de la province de Petorca, au sein de la région de Valparaíso, cela est causé par la monopolisation de l’eau par de grandes plantations d’avocatiers. Par conséquent, comme il n’y a plus d’eau dans les rivières, le cycle de l’eau est rompu. Ainsi, l’eau destinée à la population vient principalement de camions citernes. Dans le pire des cas, les personnes les plus modestes doivent aller faire leurs besoins dans des sacs plastique… Face à la privatisation de l’eau, la vie des populations est en danger.

“Pour nous, le sommet sur le changement climatique est un groupe de personnes arrogantes”

Aujourd’hui, Rodrigo Mundaca n’a pas confiance dans la COP25 : “Ceux qui y vont sont des chefs d’Etat, des ministres, qui feront des promesses qu’ils ne tiendront pas. Ils s’engagent tous à réduire les émissions de gaz à effet de serre mais les industries qui extraient des minéraux dans notre pays, ça, ils n’y touchent pas.” Selon lui, les multinationales européennes s’approprient l’environnement du Chili, le pillent et le dégradent. C’est notamment la multinationale Suez, une entreprise française qui s’empare de l’eau du Chili. Désormais, selon Rodrigo Mundaca, il y a un impératif. Il s’agit de construire un nouveau modèle de développement qui soit économiquement viable, mais aussi socialement juste et écologiquement plus sain : “La vie des gens dépend de l’eau tout comme la vie des végétaux, le fonctionnement des écosystèmes et le développement des économies locales. L’eau est un droit humain et ne peut pas continuer à être privatisée et commercialisée dans un pays aussi lointain, aussi reculé que le Chili.


L’avocat chilien : quand le business des uns assoiffe les autres

« Le droit à l’eau consiste en un approvisionnement suffisant, physiquement accessible et à un coût abordable, d’une eau salubre et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques de chacun. Une quantité adéquate d’eau salubre est nécessaire pour prévenir la mortalité due à la déshydratation et pour réduire le risque de transmission de maladies d’origine hydrique ainsi que pour la consommation, la cuisine et l’hygiène personnelle et domestique »Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies.

La sécheresse touche peu à peu la vallée de Petorca

L’eau: un bien privé depuis la dictature

Le Chili est le seul pays au monde dont l’eau est entièrement privatisée. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme déclare depuis 2010 que « le droit à une eau potable propre et de qualité et à des installations sanitaires est un droit de l’homme, indispensable à la pleine jouissance du droit à la vie ».

Le Code de l’Eau chilien actuel fut en réalité rédigé en 1981, sous la dictature d’Auguste Pinochet. Celui-ci octroie des droits de propriété et d’exploitation des ressources hydriques à des acteurs privés. Sous ce système, l’eau n’est donc pas un bien d’usage public pour la population chilienne.

Le Nord du Chili: un territoire qui s’assèche

Le Nord du Chili est un territoire aux températures généralement élevées, connaissant de rares intempéries. A quelques heures de Valparaiso, la province de Petorca, en frontière avec le Nord, connaît déjà un climat relativement sec.

A l’origine exploitée pour ses ressources minières, la province basait aussi une grande partie de sa production sur l’agriculture. Cependant, la dégradation des conditions agricoles, avec l’arrivée de grands producteurs, a modifié l’activité économique de la zone, où le chômage progresse.

Dans un contexte de conflit hydrique, le territoire s’assèche en effet, et de manière flagrante. Des rivières, il ne reste que le lit, la terre ocre, dévêtue de ses anciens pâturages, colore désormais le paysage.

Les collines, autrefois vertes, perdent leur couleur.

L’installation de personnalités politiques en tant que propriétaires d’exploitations agricoles

Après son élection en 2006, Michelle Bachelet (ancienne Présidente de centre-gauche) vendit des terrains de la province de Petorca à plusieurs responsables politiques (maires, députés, sénateurs, ministres) et deviennent de grands latifundiums destinés à l’agriculture.

Les nouveaux propriétaires y plantent massivement des monocultures d’avocatiers. Ces arbres tropicaux nécessitent d’énormes quantités d’eau. Leurs producteurs obtiennent donc de l’Etat, et dans le cadre du Code de 1981, des permis d’usage de l’eau sous la forme de droits de propriété sur les ressources hydriques.

Des puits et des pompes sont alors installés permettant aux producteurs agricoles d’extraire et d’utiliser l’eau des nappes. Certains installent aussi des dispositifs de déviation de l’eau des rivières afin de les orienter vers leurs exploitations.

Des ressources hydriques naturelles en danger et des populations privées d’eau potable

L’usage abusif de ces permis d’eau, désormais octroyés à perpétuité, a des conséquences environnementales désastreuses. Les ressources hydriques naturelles telles que les rivières et les nappes phréatiques sont asséchées. Le paysage de la région change peu à peu : le vert vif de la végétation laisse sa place à la couleur ocre d’une vallée asséchée.

En conséquence, les quantités d’eau destinées à l’usage domestique se retrouvent restreintes et certaines communes dépendent de camions citernes. Cette eau potable est vendue par l’entreprise ESVAL, concession sanitaire de la région.

Nous nous sommes entretenus avec deux habitants de la commune de Cabildo et une employée de la mairie de Petorca pour en savoir davantage sur la situation alarmante dans laquelle vivent ces habitants.

Lit du Rio Petorca, désormais sans eau.

Des populations sans eau, dans l’indifférence des pouvoirs publiques

Blanca Saavedra, 52 ans, vit depuis toujours à Cabildo. Elle n’a jamais vraiment eu de grands problèmes d’accès à l’eau, qu’elle peut obtenir du robinet. Cependant, elle nous décrit la situation des populations rurales, qui souffrent le plus de la pénurie hydrique dans la Province. Les agriculteurs notamment n’ont parfois pas assez d’eau pour continuer à exploiter leurs terres, les contraignant à se séparer de leurs bêtes. Aujourd’hui, la gravité de la situation a atteint un niveau où, dans ces zones rurales, non seulement les animaux mais aussi les humains n’ont plus assez d’eau pour boire.

Une petite exploitation agricole quasiment laissée à l’abandon, devant les champs immenses d’avocatiers d’un grand exploitant.

Pourtant, quand certains souffrent de cette pénurie hydrique, d’autres reçoivent toujours de l’Etat des permis d’exploitation de l’eau.

« Le Rio Petorca a été déclaré complètement asséché en 1997, le Rio Cabildo l’a été en 2004. A partir de là, l’Etat n’aurait jamais dû continuer à octroyer des droits sur l’eau. Mais ces grands producteurs qui assèchent notre région ont pu continuer leur activité dévastatrice. »

Blanca connaît mêmes les noms de ces grands propriétaires terriens, organisés dans Agropetorca (Association syndicale d’agriculteurs de la Province de Petorca).

Quand les permis d’eau commencent à être octroyés en masse à partir de 2006, le maire de Cabildo est Eduardo Montalva Cerdo. Celui-ci vient d’une famille de grands propriétaires fonciers depuis la colonisation, et détient aujourd’hui plusieurs terrains. Edmundo Pérez Yoma, sénateur et ancien ministre de l’Intérieur, détient et assèche aussi des terrains dans la zone.

Pedro Piñones Diaz, 72 ans, habitant de Cabildo, nous emmène sur les routes de campagnes de la province pour nous montrer les différentes grandes propriétés agricoles de la zone.

Ce propriétaire, dit-il en arrêtant la voiture près d’une énorme culture d’avocatiers, est le Président du club de football le plus important du Chili, Colo Colo,” Gabriel Ruiz-Tagle.

Ces plantations sont d’Osvaldo Jünemann Gazmuri, qui continue à déforester les collines pour planter toujours plus d’avocatiers, à la place des arbres autochtones.

Déforestation d’un terrain d’Osvaldo Jünemann Gazmuri, en vue d’une nouvelle plantation d’avocatiers.

La disparition de ces arbres autochtones entraîne un changement de climat. Car ces arbres sont ceux qui amènent la pluie et maintiennent un climat permanent. Mais comme ils sont en train de disparaître, l’atmosphère n’a pas l’oxygène nécessaire pour qu’il pleuve.

Dans le sud se passe la même chose, où la pluie est censée être abondante durant une grande partie de l’année. La plantation d’eucalyptus et de pins y vient changer l’écosystème et dérégler le climat.”

Pourtant, Pedro nous affirme que la loi chilienne, en vue de protéger la faune et la flore native, interdit de planter dans les collines, “mais les entreprises continuent à planter et faire disparaître la flore originelle des collines. Il n’y a aucune autorité qui a les couilles nécessaires pour les en empêcher.”

Ces grands propriétaires terriens impliqués dans le pillage de l’eau nient totalement le lien de cause à effet entre leur activité agricole et la crise hydrique. Ils invoquent l’argument du réchauffement climatique pour l’expliquer. Mais comme le dit Pedro, le changement de climat est justement le résultat de l’activité humaine.

Face à cette classe politique, certains ont tenté de se mobiliser afin de changer le système. Mais la plupart ont tout simplement été arrêtés et incarcérés. Les habitants de la province sont aussi allés jusqu’au Congrès pour demander une audience avec les ministres. En vain car ils n’ont obtenu aucune réponse de la part du gouvernement. Les représentants politiques ne portent pas le problème de l’eau aux institutions. Les gens font alors des manifestations pour exprimer leur colère mais à l’inaction politique s’ajoute la violence policière. De plus, ces mouvements sociaux restent dans l’indifférence du reste de la population chilienne. La majorité ne vit pas la crise hydrique et n’est donc pas sensible à ces problèmes peu ou mal médiatisés.

Les maires ne font pas non plus preuve de grande action politique. Certains participent aux manifestations ou signent des accords avec les grands groupes pour protéger l’accès à l’eau, sans répercutions positives. Finalement, le seul maire qui a des actions concrètes est le maire de Petorca, Gustavo Valdenegro Rubillo.

Des initiatives locales qui tentent de compenser l’inaction politique: l’exemple de la mairie de Petorca

Carolina Vilches, chargée des problématiques hydriques et environnementales dans la mairie de Petorca, nous décrit les mesures prises par la municipalité pour aider la population à faire face à la pénurie d’eau.

« Il s’agit de répondre aux nécessités en eau des communautés plus isolées et plus vulnérables et d’appuyer le programme APR (Agua Potable Rural) qui se charge de distribuer l’eau potable aux populations par des camions citernes. » Cette eau potable est en réalité vendue par l’entreprise privée ESVAL, engagée à fournir le précieux liquide de manière continue. Cependant, les quantités d’eau distribuées par ESVAL restent très faibles. Le gouvernement a décrété que le volume d’eau minimum et d’urgence était de 50 litres par habitant et par jour. “Qui vit avec 50 litres d’eau par jour ?” demande Carolina, “quand la chasse d’eau en utilise 70“.

Au gouvernement, « ils nous disent, à nous les femmes, qu’on doit prendre moins de douche parce qu’avec nos cheveux longs, on consomme davantage. » – Blanca Saavedra, habitante de Cabildo

De plus, ce système de distribution par camions citernes ne s’applique qu’à l’intérieur de la zone urbaine de Petorca. “Si je vis dans les baraquements à l’extérieur de cette zone, je n’ai pas accès à cette eau.” nous dit Carolina, désespérée. “Et la délimitation de cette zone urbaine n’a pas été actualisée depuis des années, beaucoup de gens s’y trouvent à l’extérieur.”

Un camion citerne de l’entreprise ESVAL, distributrice d’eau potable dans la région.

« La pluie tombe de mai à septembre ici. En octobre, commence la pénurie d’eau qui dure jusqu’au mois de mai qui suit. La moitié de l’année, la province est en urgence hydrique », explique Carolina. « Et cette pénurie met les gens en compétition. Certains viennent demander de l’eau à la mairie, et mentent sur leurs conditions pour l’obtenir. Il y en a qui veulent de l’eau pour construire quand d’autres n’ont même pas pour se laver, ou en ont besoin pour sauver une bête, seule chose qu’ils ont ».

Ainsi, depuis 2016,  la mairie organise en effet son propre système de distribution de l’eau, fournie gratuitement aux ménages qui sont le plus dans le besoin, notamment dans le milieu rural. En d’autres termes, elle apporte un complément à la distribution d’eau faite par les camions citernes du gouvernement. Ce système permet une co-gestion des ressources hydriques par les habitants et par la municipalité, le tout sans but lucratif.

Cependant, le manque de financement empêche de mener à bien des projets pour améliorer la situation. Par exemple, la construction d’infrastructures pour récolter et distribuer l’eau reste complexe pour la mairie, pas préparée pour ce défi, en termes de ressources économiques et humaines.

Néanmoins, en tant qu’administratrice du débit écologique du Rio Pétorca (volume d’eau minimum qui doit circuler dans le cours de la rivière pour éviter qu’elle s’assèche), la mairie est la seule pouvant octroyer des permis préalables à tout type d’intervention sur cette rivière. Les exploitants agricoles doivent donc demander cette autorisation avant d’utiliser l’eau du Rio, afin de le protéger des possibles dommages que peut causer leur activité sur son cours.

Pourtant, ces acteurs privés passent souvent outre les règles et s’approprient des sources hydriques naturelles sans l’accord de la mairie.

L’action de la municipalité n’est donc pas suffisante pour remédier à la crise tant que le gouvernement continue à octroyer des droits hydriques aux entreprises agricoles et ne propose que des mesures d’urgence : apporter l’eau par des camions citernes et installer des infrastructures précaires de mauvaise qualité.

A qui rapporte l’avocat qui assèche la région?

On pourrait penser que la production d’avocats représente un intérêt pour les habitants de la province de Petorca, en apportant de l’activité économique et des emplois. Mais il n’en est rien. Pedro nous explique que, contrairement aux idées reçues, la production agricole moderne et intensive crée moins d’emplois que l’agriculture traditionnelle qui existait auparavant.

Avant cette agriculture intensive, dans les productions plus traditionnelles, «toute la famille, toute la communauté participait, et toute l’année, il n’y avait pas de chômage. »

Aujourd’hui, les emplois proposés dans les plantations d’avocatiers sont très précaires. La majorité des travailleurs y sont haïtiens « avec des salaires de misères et de mauvaises conditions de travail ».

Ils restent toute la journée dans les champs « sans toilette, sans rien pour se faire à manger ».

« Dans les exploitations d’avocats, on ne te donne pas de salaire par jour, mais par kilo d’avocats récoltés. » Et, en général, ces salaires environnent les 3000 pesos (4 euros) par semaine. Les propriétaires de ces exploitations n’ont aucune idée des conditions de travail des ouvriers qu’ils exploitent, ou en sont totalement indifférents. En sous-traitant des entreprises pour gérer les ressources humaines (qui cherchent et emploient la main d’œuvre), ils ne créent aucune relation avec les travailleurs.

Les seuls bénéficiaires de cette activité agricole sont donc les propriétaires des terrains et du capital, qui sont aussi les représentants politiques qui détiennent constitutionnellement le pouvoir de changer ce système. Cette poignée de “capitalistes”, comme les nomme Pedro, jouit de toutes les conditions favorables au maintien de leurs intérêts économiques, au dépend du reste de la population et de la planète.

Cette situation inquiète autant qu’elle indigne, à l’heure où l’on sait que les possibles guerres dont souffrira prochainement l’humanité seront les guerres de l’eau.

Claire Le Lièvre

 

 

 


PORTRAIT. Rodrigo Mundaca, le justicier chilien de l’eau

Il se bat pour stopper la privatisation de l’eau au Chili, héritage de la dictature de Pinochet. Menacé de mort, l’activiste reçoit le prix de la Fondation Danielle-Mitterrand, aujourd’hui, à Paris.

Les attaques de Rodrigo Mundaca contre l’agro-industrie lui valent d’être menacé dans son pays. L’ingénieur recevra aujourd’hui le prix Danielle-Mitterrand.
Les attaques de Rodrigo Mundaca contre l’agro-industrie lui valent d’être menacé dans son pays. L’ingénieur recevra aujourd’hui le prix Danielle-Mitterrand. | OUEST-FRANCE

 Ce n’est pas une sécheresse, c’est un pillage.  On retrouve cette inscription taguée du nord au sud du Chili. Bâtiments officiels, aubettes de bus, voie publique… La formule cogne juste et reste dans les mémoires, à l’image de son auteur, Rodrigo Mundaca. L’activiste se bat depuis dix ans pour dénoncer le système des « droits d’eau », instauré en 1981 sous la dictature du général Pinochet (1973-1990).

L’eau, une ressource sous tension

Dans le pays andin, la gestion du précieux liquide est privatisée. Les grandes entreprises agricoles ou minières accaparent la majorité des droits d’exploitation. La Constitution actuelle garantit à l’acheteur de ces titres une utilisation à vie, pouvant être transmis ou vendus, comme on se sépare d’une maison. Ce système favorise un juteux business et ouvre la porte au marché noir, au détriment des habitants et des petits agriculteurs.

Ingénieur agronome, Rodrigo Mundaca débarque à la fin des années 1990 à La Ligua, à une centaine de kilomètres au nord de Santiago-du-Chili. « Nous avons vu le paysage changer, les rivières et les terres s’assécher, se souvient-il. Dans la vallée, les plantations d’avocat – un fruitier subtropical ! – ont progressivement gagné les montagnes, grâce à l’eau prélevée en surface puis pompée dans les nappes phréatiques. »

Le bonheur des plateaux télé

La fièvre de « l’or vert » s’empare de la région, qui concentre aujourd’hui 65 % de la production du pays. En réaction, il lance en 2009, avec des voisins et quelques agriculteurs, Modatima, le Mouvement de défense pour l’accès à l’eau, la terre et pour le respect de l’environnement.

Le professeur d’agronomie perfectionne sa géographie. Il ratisse une bonne partie des quelque 4 500 km de cette langue de terre coincée entre la Cordillère des Andes et l’océan Pacifique. Les débuts sont laborieux. Les premières réunions publiques sonnent creux mais l’approvisionnement en eau par camions-citernes de millions de Chiliens et la mort de milliers de têtes de bétail changent la donne. La sécheresse prolongée s’étirant depuis dix ans donne le coup de grâce : l’eau devient une ressource sous tension.

La bouille ronde, le regard piquant et les colères froides de Rodrigo Mundaca font le bonheur des plateaux télé. Son discours, technique et structuré, fait mouche auprès des parlementaires. Il réussit à faire figurer son combat à l’agenda des politiques. « C’est un militant charismatique, persévérant, dépeint Juan Ignacio Latorre, sénateur de l’opposition (gauche). Sa lutte est désormais audible tant au Chili qu’en dehors de nos frontières. »

« Je me sens en danger »

Dernièrement, le quinquagénaire truste les médailles sur le Vieux Continent. Après le Prix international des droits de l’homme décerné à Nuremberg (Allemagne) en septembre, Rodrigo Mundaca sera récompensé ce mercredi, à Paris, par la Fondation Danielle-Mitterrand.  En toute humilité, si je pouvais échanger ces distinctions contre un accès équitable et pour tous à l’eau… En attendant, je m’efforce de rendre visible cette injustice. L’eau est séquestrée. On spécule sur une ressource naturelle ! Chez moi, un droit d’eau se négocie à 20 000 € par hectare et le double dans le désert d’Atacama. Tout ça sous le regard complice des élus. 

Le statut acquis par cette figure du militantisme dérange au Chili. Ses attaques contre les caciques de l’agro-industrie et plusieurs personnalités politiques lui valent quelques inimitiés. En 2014, il est condamné à 61 jours de prison avec sursis pour diffamation. « Une criminalisation de la liberté d’expression », argue l’intéressé. En 2017, il reçoit sa première menace de mort. Le début d’une triste série.  Je ne pensais pas en arriver là », lâche-t-il, le souffle court et les yeux rougis, quelques instants après son audition par la commission des droits de l’homme de l’Onu. Il était invité à s’exprimer sur la fuite, début novembre, de documents confidentiels des services de renseignement.

Surveillé par la police chilienne

Son nom figure en haut de la liste des personnalités syndicales et d’ONG surveillées par la police chilienne.  Ces révélations ont été… brutales.  Il choisit ses mots.  Avant, je fabulais un peu. Maintenant, avec ma compagne et mes enfants, nous dormons dans des lieux différents et changeons nos itinéraires. Je me sens en danger. 60 % des assassinats des défenseurs de l’environnement ont lieu en Amérique latine. 

Si l’activiste accuse le coup, il n’entend pas raccrocher les gants. À l’entendre, l’annulation de l’organisation de la COP25 au Chili est un mal pour un bien. Le mouvement social d’une ampleur inédite a permis d’obtenir la rédaction d’une future Constitution. L’occasion de tourner la page de quarante années de  saccages  environnementaux.  L’accès à l’eau mais aussi l’extractivisme destructeur de l’industrie minière, les centrales à charbon responsables d’immenses pollutions, la disparition des forêts sur les terres des indiens Mapuches… Rien n’est gagné, nous continuerons à lutter. 


Rodrigo Mundaca, lauréat du prix Danielle Mitterrand 2019

Le jury, composé de Gilbert Mitterrand, Christiane Taubira, Philippe Starck, Agnès b, Hindou Oumarou Ibrahim et Jacqueline Madrelle, a désigné Rodrigo Mundaca lauréat de la 7ème édition du prix Danielle Mitterrand.

Rodrigo Mundaca, lauréat du prix Danielle Mitterrand 2019

Un militant pour la « justice de l’eau » au Chili

En 2010, Rodrigo Mundaca co-fonde le Movimiento de Defensa por el acceso al Agua, la Tierra y la Protección del Medioambiente (Mouvement de défense pour l’accès à l’eau, la terre et la protection de de l’environnement), MODATIMA.

A sa création, MODATIMA défend les droits des agriculteurs, travailleurs et habitants de la région de Petorca, victimes depuis les années 1990 du vol et de l’accaparement de l’eau par des entreprises de l’agrobusiness, en connivence avec les politiques. La revendication d’une « justice de l’eau » est apparue face à l’accaparement des ressources en eau et aux abus commis par les puissants, qui sont aujourd’hui couverts par les garanties constitutionnelles relatives au droit de propriété ainsi que par le Code de l’eau qui permet la privatisation de l’eau du pays. Le Chili est ainsi l’un des États du monde qui va le plus loin dans la marchandisation et la privatisation de ses eaux, empêchant de nombreuses personnes de jouir du droit à l’eau pourtant reconnu en 2010 par les Nations Unies.

MODATIMA cherche à donner de la visibilité aux conflits de l’eau dans la province de Petorca mais aussi au niveau national. La lutte prend de multiples formes : dénonciation au Parlement par la participation à diverses instances, mobilisations et marches internationales pour la réappropriation de l’eau et de la vie, participation à des forums universitaires, des débats avec des experts, des organisations sociales et environnementales et avec les populations des différentes régions du Chili.

Le mouvement se déploie dans tout le pays à partir de 2015. Depuis le Forum Alternatif Mondial de l’Eau de 2018 au Brésil, MODATIMA fait partie de la Red Vida (Réseau de la vie) qui regroupe des organisations de tout le continent américain qui luttent pour la réappropriation de l’eau et la défense des territoires.

Un activiste criminalisé et menacé

« La réponse à la lutte pour le droit à l’eau dans la province de Petorca a été la criminalisation, la persécution, la censure et l’intimidation, alors que le droit fondamental à l’accès à l’eau est bafoué en toute impunité, ce qui met en péril la vie des habitants ». Rodrigo Mundaca

Rodrigo Mundaca a commencé en 2012 à dénoncer les atteintes aux droits humains commises par des responsables politiques locaux et des entreprises qui ont eu des incidences sur l’accès à l’eau des populations rurales.

Au cours des trois années suivantes, les autorités chiliennes ont engagé quatre procédures pénales à son encontre parce qu’il avait dénoncé publiquement l’exploitation illégale de l’eau dans la province de Petorca. Il a été condamné à 61 jours de prison pour diffamation à l’issue de l’une de ces procédures, peine assortie d’un sursis à condition qu’il se présente à la police chilienne tous les mois pendant un an et paye une amende.

En mars 2015, Rodrigo a été agressé physiquement et en mars 2017, il a reçu un appel téléphonique lors duquel son interlocuteur a déclaré : « On va te tuer enfoiré, on va te tuer. » En 2017, Amnesty International a intégré Rodrigo Mundaca dans le cadre de sa campagne mondiale Soutenez leur courage, qui vise à renforcer la reconnaissance et la protection des défenseurs des droits humains dans le monde.

Rodrigo Mundaca et la Fondation Danielle Mitterrand : une vision partagée

Pour Gilbert Mitterrand, Président de la Fondation Danielle Mitterrand et membre du jury, « c’est un choix qui vient du cœur. L’engagement de Rodrigo Mundaca est radical et humaniste, comme l’était celui de Danielle Mitterrand ».

Pour Jérémie Chomette, le directeur de la Fondation Danielle Mitterrand, « l’action de Rodrigo Mundaca est une source d’inspiration pour la construction d’un monde plus juste. Nous sommes fiers de lui remettre ce prix ».