Faut il débaptiser les rues ?

Débaptisation et rebaptisation des rues sont assez fréquentes en France, décidées par les municipalités qui en assument la responsabilité. Des figures de l’histoire ont ainsi été écartées de l’espace public où elles se voyaient honorées. Comment concilier histoire et mémoire ? Sous l’impulsion de l’association « Mémoires & Partages », la ville de Bordeaux a choisi la pédagogie mémorielle et vient d’installer des plaques explicatives portant des noms de négriers à l’entrée des rues concernées …

« Débaptiser des rues, c’est effacer les traces de l’histoire et ça empêche de faire de la pédagogie mémorielle »

Un reportage de Laurent Henrard diffusé par RTBF le vendredi 19 juin 2020

Faut-il enlever les statues du roi Léopold II ou, au contraire, les laisser et ajouter un panneau pour expliquer ce qu’il a fait ? Cette question agite notre pays. Ailleurs dans le monde, ce sont d’autres statues qui suscitent la polémique. L’émotion suscitée par la mort de George Floyd aux Etats-Unis, a réveillé une colère au sein des populations qui n’acceptent plus que l’espace public soit occupé par des statues rendant hommage à d’anciens colonisateurs. Mais comment concilier histoire et mémoire ?

Depuis dix ans, la Ville de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, mène un travail de mémoire. Premier port colonial et troisième port négrier entre le 17ème et le 19ème siècle, Bordeaux vient d’installer cinq plaques explicatives portant des noms de négriers à l’entrée des rues concernées.

Des plaques pour contextualiser et se souvenir

A l’origine de ces plaques, il y a le combat de l’association bordelaise « Mémoires & Partages ». Son fondateur Karfa Diallo se bat depuis plus de vingt ans pour que les noms de rues soient contextualisés. Cet essayiste franco-sénégalais se réjouit de voir enfin ces plaques posées. « C’est une victoire sur l’oubli« , déclare-t-il en nous montrant la rue David Gradis et sa nouvelle plaque installée sur le mur de la première habitation.

On peut y lire ceci: « La firme David Gradis et Cie a armé deux cent vingt et un navires pour les colonies de 1718 à 1789 dont dix pour la traite des Noirs. La firme gérée par la même famille depuis l’origine se maintient jusqu’au XXè siècle. En 1724, David Gradis acheta près du cours de la Marne un terrain qui devint le premier cimetière juif de Bordeaux. C’est à ce titre et parce que ses descendants furent aussi des notables bordelais que son nom a été donné à cette rue« .

Nous avons toujours œuvré pour que l’histoire ne soit pas effacée

« Ce rappel de l’histoire est essentiel« , explique Karfa Diallo, car « l’oubli, c’est le second linceul des morts. La traite, l’esclavage des Noirs et le racisme ont été responsables de la mort de millions d’Africains, arrachés à l’Afrique, perdus dans l’océan Atlantique, confinés pendant des décennies dans les plantations en Amérique, écrasés comme le fut George Floyd. Que ceux qui sont coupables de ces crimes soient sanctionnés par une plaque qui rappelle les enseignements que nous devons tirer de ça« .

Nous remontons la rue David Gradis, longue d’une centaine de mètres, et tombons dans la rue Paul Broca, du nom de ce médecin anatomiste bordelais du 19ème siècle, qui soutenait que les Noirs avaient une boîte crânienne plus allongée et un cerveau plus petit et en concluait, dans ses travaux, « que la conformation du nègre tend à se rapprocher à celle du singe« . Des travaux contestés aujourd’hui. « Nous savons que Broca avait tout faux mais il y a encore une difficulté à réparer cela« , explique Karfa Diallo en nous montrant que la plaque de la rue Paul Broca ne comporte aucune explication. Cela suscite bien sûr cette question chez guide: « On peut se demander pourquoi réparer l’oubli de celui qui a été coupable de la traite des noirs et de l’esclavage qui est David-Gradis, et pourquoi ne pas réparer l’oubli de celui qui a justifié scientifiquement le racisme? »

Les autres lieux de la ville où ont été apposées des plaques explicatives sont la rue Desse, le Passage Feger, la rue Gramont et la Place Mareilhac. Tous des noms de négriers.

 
La plaque explicative de la rue David Gradis à Bordeaux © Laurent Henrard

Un passé bien encombrant

Entre le 17ème et le 19ème siècles, la Ville de Bordeaux s’est fortement enrichie grâce au commerce avec les colonies d’Amérique. Les bateaux quittaient les quais bordelais pour les Antilles. Sur place, les négociants vendaient les productions agricoles et les produits manufacturés (viande, jambon, vin, tissu…). Au retour des Antilles, les négociants européens ramenaient des produits tropicaux (café, sucre, thé, cacao…). Ce commerce en droiture, qualifié ainsi en raison de la ligne droite qu’effectuaient les bateaux avec les colonies, représente 95% des expéditions parties de Bordeaux. Les autres relevaient du commerce triangulaire: les bateaux se rendaient sur la côte africaine pour décharger leurs marchandises et les remplacer par des esclaves qui étaient déportés vers les colonies. Entre 1672 et 1837, environ 500 expéditions négrières ont été menées au départ de Bordeaux et près de 150.000 esclaves africains ont été déportés vers les colonies françaises, essentiellement Saint-Domingue, devenu Haïti. Bordeaux est le deuxième port négrier de France, après Nantes. Ces deux villes se sont donc enrichies grâce au commerce d’être humains.

Bordeaux a choisi la pédagogie mémorielle

Nous nous rendons à la mairie pour tenter de comprendre comment une ville concilie mémoire et histoire. Nous avons rendez-vous avec Marik Fetouh. Il est adjoint au maire chargé de l’égalité et de la lutte contre la discrimination. Il nous accueille dans les jardins de l’hôtel de ville où il tient à nous montrer une sculpture.
Un peu plus loin, sous les arbres, se dresse une sculpture en forme d’arbre à trois branches. Elles représentent le commerce triangulaire. Au bout de ces branches, pendent trois cerclages de tonneaux de vin, en référence à Bordeaux et aux cales des bateaux négriers. A l’intérieur de chacun, trois têtes d’hommes, les yeux bandés pour montrer leur perte d’identité, représentent la peur, la douleur et l’abandon.

 
Sculpture de l’artiste réunionnaise Sandrine Plante-Rougeol, dans les jardins de l’hôtel de ville de Bordeaux © Laurent Henrard
© Laurent Henrard

Cette sculpture n’est pas la seule référence au lourd passé de Bordeaux. En 2005, un square est inauguré en hommage à Toussaint Louverture, qui joua un rôle historique en tant que chef de la Révolution haïtienne. Il y a ensuite eu la pose d’une plaque sur les quais. En 2009, le Musée d’Aquitaine a ouvert quatre salles consacrées à l’esclavage et à la traite négrière. Pas suffisant pour les Bordelais: « Nous avons reçu beaucoup de remarques de la population qui disait que ce travail de mémoire n’était pas suffisamment visible dans l’espace public. Alors, depuis 2014, nous avons déployé une politique de visibilisation dans l’espace public du travail de mémoire« , nous explique Marik Fetouh.

C’est ainsi qu’a été inaugurée, en mai 2019 le long des quais, une statue de Modeste Testas, esclave, déportée à Saint-Domingue puis affranchie. Cette statue, dans une pose mélancolique regardant vers l’estuaire de la Gironde, a été réalisée par un jeune sculpteur haïtien. « C’est un mémorial à ciel ouvert » précise l’adjoint au maire.

 
La statue de Modeste Testas le long des quais à Bordeaux © Laurent Henrard

Ces hommages dans l’espace public sont le fruit d’un long travail. Marik Fetouh se souvient: « Quand on a lancé la commission de réflexion sur la mémoire de l’esclave et la traite en 2015, on a fait une grande enquête auprès des Bordelais et on a auditionné plus de 40 experts. Personne à l’époque ne nous a demandé de débaptiser les noms de rues parce que effacer les traces, ça n’efface pas l’histoire. Ca empêche au contraire de faire de la pédagogie mémorielle. Par contre, il y avait un consensus très fort pour aller plus loin dans la pédagogie. C’est comme ça qu’on est arrivé aujourd’hui à cette proposition de faire des plaques explicatives« .

Pour l’adjoint au maire, il est évident qu’il faut conserver ces traces de l’histoire dans l’espace public. « Il y a eu des crimes contre l’humanité, des atrocités qui ont été commises et il n’y a rien de plus insultant que de voir des traces de cela sans se remémorer et sans dénoncer ces crimes« .

 
Statue couverte d’authentiques et anciennes chaines d’esclaves, visible au Musée d’Aquitaine © Laurent Henrard

D’autres efforts attendus

Après être passé par le Musée d’Aquitaine pour visiter les quatre salles consacrées à l’esclavage, nous retrouvons Karfa Diallo à la Place de la Bourse le long des quais. « C’est d’ici que partaient les bateaux négriers » nous explique-t-il en observant la Garonne quelques mètres plus loin.

Il nous confie que même si la Ville de Bordeaux a déjà fait beaucoup, il y a encore du travail sur le plan mémoriel. « Vingt rues ont été répertoriées. Elles honorent des gens qui sont des criminels contre l’humanité. Cinq plaques seulement ont été apposées. La ville n’a choisi que des rues d’armateurs, des gens qui ont armé les bateaux. Elle a voulu oublier ceux qui ont eu des esclaves et des plantations en Amérique et qui sont finalement les plus importants. Car finalement, faire la traite, c’est assez court. Le bateau négrier quitte Bordeaux et revient un an plus tard. L’esclavage, c’est plus long. On a une plantation, on a un cheptel, c’est comme ça qu’on l’appelle, de la marchandise humaine qu’on exploite, qu’on mutile, qu’on tue parce que la loi l’autorise, pendant des décennies« . Karfa Diallo nous promet de continuer de se battre avec son association pour que les 15 autres rues aient elles aussi un panneau explicatif.

Il faut que notre histoire nous serve de leçon et qu’elle occupe l’espace public

Quand on évoque avec lui la mobilisation et le soulèvement à travers le monde, suite à la mort de George Floyd, notre guide nous dit en souriant: « Notre humanité est décidément incorrigible. Nous n’arrivons pas à apprendre des barbaries du passé. Si nous effaçons les traces, que ferons-nous ? Il faut que ça reste. C’est plus efficace. Si ça ne reste pas, c’est comme si nous mettions la poussière sous le tapis« .

Les maquettes de bateaux illustrant le commerce en droiture – Musée d’Aquitaine © Laurent Henrard 

Karfa Diallo plaide ainsi pour que le passé ne soit pas effacé de l’espace public car « l’espace public, c’est l’espace le plus démocratique qui soit. Tout le monde y passe. Les musées, tout le monde n’y va pas. Les livres, tout le monde ne lit pas. Par contre, l’espace public est l’espace qui nous réunit« .


Que faire des rues de Bordeaux qui portent les noms de négriers ?

Dans une lettre ouverte, Karfa Diallo, fondateur de l’association « Mémoires et partages » interpelle Alain Juppé, le maire de Bordeaux.  S’il rappelle que nombre de rues de la ville portent les noms de négriers, il n’est pas pour autant favorable à ce qu’elles soient débaptisées.

Bordeaux, sa place Ravezies, son cours Balguerie, sa rue David Gradis. Autant de référence à près de 500 expéditions négrières organisées par la ville entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe. Au total, pas moins de 150 000 Africains ont été déportés et mis en esclavage par des armateurs bordelais.
Un passé peu glorieux que la ville rechigne à évoquer, alors que les organisateurs et bénéficiaires de cette traite négrière ont donné leurs noms à vingtaine de rues, cours et places de la ville.

Un débat national

Cette ambiguïté, Karfa Diallo, fondateur de l’association Mémoires et partages, la souligne dans une lettre ouverte adressée au maire de la ville Alain Juppé. Depuis 20 ans, ce militant associatif bordelais se bat inlassablement pour une meilleure reconnaissance de l’esclavage dans sa ville.
A l’heure où les Etats Unis déboulonnent des statues de soldats confédérés, et où le Cran, le Conseil représentatif des associations noires, appelle à débaptiser les rues, et lycées Colbert de France (auteur du Code noir qui régit et légifère l’esclavage), lui aussi fait entendre sa voix.

« Si nous enlevons ces vestiges, nous allons effacer la mémoire

Pour autant, les avis divergent. Ainsi, Karfa Diallo, peu favorable à une « purification »,  estime qu’il faut conserver ces héritages de l’esclavage, tout en travaillant sur la pédagogie et la transmission.

Si nous enlevons ces vestiges, nous allons effacer la mémoire. Or, nous voulons la préserver, tout en faisant preuve de pédagogie et de vigilance vis-à-vis de l’avenir.

La meilleure façon de le faire, pour nous ce serait de mettre des panneaux explicatifs en bas de ces rues.

Il est important que les honneurs qui sont rendus à des personnages qui se sont enrichis, et ont participé au développement de leur ville et de leur pays en commettant un crime contre l’humanité, puissent être interrogés.

Des panneaux pour « rétablir la vérité historique »

C’est pourquoi l’association Mémoires et partages milite pour que des panneaux soient apposés à côté des noms des négriers. Des textes pour expliquer leur rôle dans la traite : le nombre de bateaux et le nombre d’esclaves déportés par l’armateur en question. Uniquement des explications, sans appréciation, précise Karfa Diallo.

Ce n’est pas à nous de juger ces personnages. Mais c’est à nous de rétablir la vérité historique.

Karfa Diallo, lui-même en contact avec des descendants d’esclavagistes, refuse de pointer du doigt et stigmatiser certaines familles.

Les Bordelais n’ont pas à se sentir coupable d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Mais nous devons connaître cette histoire. Nos mémoires ne sont pas concurrentes, elles doivent dialoguer ensemble.  Pour que cela se fasse, il faut lever les tabous.

Des non-dits que Mémoires et Partages transgresse progressivement, notamment avec des visites guidées, « le Bordeaux nègre », qui rétablit les liens entre le patrimoine de Bordeaux et l’histoire de l’esclavage.

 « Ces visites permettent par exemple de comprendre comment est-ce que Bordeaux est devenue la capitale de la raffinerie de sucre ? Des quartiers entiers sont marqués par cette histoire.

Nous nous intéressons aussi au développement des rhumeries de Bordeaux s’est fait avec le travail des captifs africains dans les Antilles… Cette histoire a profondément marqué nos territoires, à nous de la partager avec les autres.

Karfa Diallo en est convaincu : les Bordelais adhèrent à ce combat.

« Toutes les manifestations que nous organisons depuis vingt ans sont soutenues par les Bordelais ». Si nous existons aujourd’hui, c’est parce que les habitants de Bordeaux pensent que leur ville ne s’est pas assez réconciliée avec sa mémoire de l’esclavage et de la traite des noires.

Pour autant, rien n’indique que la lettre ouverte débouchera sur un véritable échange avec la mairie.

« Nous avons du mal à ce que les institutions et les autorités politiques puissent se saisirent de notre action. Les élites bordelaises ont toujours du mal avec cette question ».