Des expériences comme des graines plantées dans la mémoire affective de chaque participant : « La Cocina Pública » menée en octobre 2025 par le collectif chilien Teatro Container dans la zone rurale de Caruaru au Brésil prouve qu’il est possible de créer, même temporairement, des espaces où les gens se reconnaissent mutuellement dans leur humanité essentielle. Un reportage signé sur place par Ivana Mora …
Cocina Pública, una experiência de humanidades

La lutte pour la terre est aussi lutte pour le droit de se nourrir dignement. Le scientifique pernambucain Josué de Castro enseignait que la faim n’est pas un phénomène naturel, mais politique — résultat de choix sociaux qui déterminent qui produit, qui accède et qui est exclu du banquet de l’humanité.
À l’Assentamento Normandia, territoire du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) à Caruaru, cette compréhension prend des contours encore plus expressifs quand l’art et la politique se rencontrent autour d’une table communautaire. C’est exactement dans ce contexte que, pendant le Feteag (les 18 et 19 octobre 2025), environ 100 personnes par soir ont participé à une expérience qui a transformé l’acte de manger en geste artistique et pleine citoyenneté.
Le spectacle La Cocina Pública, de la compagnie chilienne Teatro Container de Valparaíso, combine art performatif et échange culinaire, créant une cuisine mobile qui transforme l’alimentation en expérience de reconnaissance mutuelle — une affirmation que manger est un droit inaliénable matérialisé en action collective.
Ainsi, des initiatives comme celle-ci permettent que le théâtre dépasse la représentation pour devenir la construction active de réalités plus justes, suspendant temporairement les hiérarchies qui déterminent qui mange quoi, où et avec qui.
Le container qui transporte des utopies …
Quand nous sommes arrivés en fin d’après-midi, l’équipe finalisait les préparatifs pour le spectacle. Le crépuscule appelait ses mémoires tandis qu’un conteneur restait scellé, des chaises disposées dans le terrain attendaient la présentation. Déjà à ce moment, des petites panneaux à la craie annonçaient : « Vaca Atolada – Menu du jour » et quelque chose comme « Chacun lave sa propre assiette » — premiers signes que là, la démocratie commencerait par des gestes simples de coopération.
Cette proposition prend une force spéciale en étant réalisée à l’Assentamento Normandia, avec son histoire de lutte et de résistance commencée le 1er mai 1993, lorsque 179 familles ont occupé la ferme en zone rurale de Caruaru. Il a fallu quatre ans de confrontation — cinq ordres d’expulsion, cultures brûlées, cabanes démolies et même grève de la faim — pour que, en 1997, Normandia soit officiellement reconnu comme un établissement.
Aujourd’hui, en plus du Centre de Formation Paulo Freire, Normandia abrite une coopérative, une association, une agro-industrie, une école multisériée et un groupe de femmes boulangères — structures actives qui organisent les résidents et accueillent la communauté dans des activités formatrices. Elle se constitue donc comme un espace rassembleur où l’éducation populaire est un principe fondamental.
La métaphore de l’acte de manger
Dans ce contexte, présenter La Cocina Pública à Normandia crée des connexions puissantes entre alimentation, lutte pour la terre et production alimentaire. Dans un territoire conquis pour que des familles puissent planter et récolter, le projet théâtral trouve son expression la plus complète : la table communautaire devient la continuation de la lutte pour la souveraineté alimentaire.
Ainsi, chaque plat servi porte des couches qui dépassent le nutritif. Il est le résultat d’une terre disputée, conquise, cultivée par des mains qui connaissent la valeur de chaque grain. Il est la matérialisation du rêve que produire de la nourriture peut être un acte de liberté, non seulement de survie.
Avec cette atmosphère chargée d’histoire, lorsque les acteurs sont apparus sur le terrain, une transformation a commencé à opérer. Un performeur est monté sur le toit du conteneur et a commencé des mouvements parmi des vêtements colorés étalés sur la surface métallique. Il les manipulait, jouait avec cette masse textile jusqu’à lancer l’ensemble par terre, révélant une danse de possibilités : des morceaux multicolores ont pris vie, ondulant comme une mer textile.
Participation collective & retour à la communauté
Le matériel s’est transformé en premier lieu en une grande jupe collective, abritant des participants qui émergeaient pour partager des récits personnels. Ensuite, les mêmes tissus, cousus, sont devenus une grande tente créant une couverture festive.
Tandis que cette transformation visuelle se déroulait, les spectateurs ont été invités à contourner le conteneur et à découvrir son intérieur. Ce qu’ils ont trouvé était une cuisine construite avec des matériaux du propre assentamento : herbes suspendues, assiettes rangées, planches à découper des légumes, équipements improvisés avec la créativité locale.
À partir de cette découverte, s’est déroulée une expérience particulière dans laquelle artistes et résidents ont construit ensemble chaque moment de la représentation. Les spectateurs ont participé activement à la scène, aidant à organiser les tables et les chaises, à couvrir les surfaces, à distribuer les couverts. Chaque mouvement devenait partie d’une chorégraphie spontanée de coopération.
Dans ce rythme cérémoniel, le repas est arrivé en étapes : d’abord les verres et l’eau, accompagnés d’un rafraîchissement avec cachaça. Ensuite, des pains préparés par l’équipe, servis avec un vinagrete aromatique de tomate, oignon et coriandre finement coupés. Entre une gorgée et l’autre, les histoires ont commencé à circuler.
Avec fourchettes tintant dans les verres pour appeler l’attention, un des présentateurs a expliqué comment faire : «Entaillez la coriandre, sentez l’arôme et peut-être vous souvenez-vous de la maison de votre grand-mère. Coupez l’oignon, nettoyez vos yeux et qui sait aussi votre cœur».
Sous le toit de tissus colorés qui créait une atmosphère de fête, plus de cent personnes se sont installées pour le repas principal. Les acteurs ont narré la recette de la vaca atolada pendant que les plats étaient servis et passés de main en main jusqu’aux extrémités des tables. Quelqu’un de la communauté a raconté la légende de la macaxeira, tissant mythologie locale et saveurs ancestrales.
Cette atmosphère participative s’est intensifiée lorsque le micro a circulé ouvert pour que quiconque ait envie de partager. Des chansons chiliennes ont été jouées et chantées, certains Brésiliens ont aussi accepté l’invitation et ont joué quelque chose, des corps se sont mis à bouger dans des danses
Art, humanité et reconnaissance
C’était précisément cette transversalité que la compagnie avait découverte dans ses pérégrinations : le projet permet que différentes générations et groupes sociaux se rencontrent de façon naturelle et spontanée.
En observant ces dynamiques, l’idée de transformation prend dimension quand on perçoit les changements subjectifs que l’expérience provoque. À la table de la Cocina Pública, les divergences idéologiques se dissolvent dans le geste partagé de rompre le pain, démontrant comment l’art peut créer des expériences qui élargissent notre capacité à reconnaître l’humanité dans l’autre.
Peut-être résident-elles là, les possibilités révolutionnaires les plus subtiles et durables du théâtre : non pas dans la conversion immédiate des consciences, mais dans la création de moments où le partage devient plus puissant que les mots, où la reconnaissance mutuelle se produit à travers un geste élémentaire de manger ensemble
Pour mieux comprendre cette méthodologie, il est important de connaître ses origines. La compagnie Teatro Container s’est développée dans le paysage de Valparaíso, ville portuaire de collines et d’escaliers sur la côte chilienne, où les conteneurs sont une présence constante dans la vie quotidienne. Leurs créateurs ont perçu que ces symboles du commerce mondialisé pouvaient être re-signifiés culturellement.
Au cours des dix premières années de travail, la compagnie a compris que les langages théâtraux traditionnels rencontraient des barrières dans différents contextes sociaux et géographiques. Cette constatation a conduit à la nécessité de créer des codes plus universels, ce qui a mené à la découverte de la nourriture comme langage partagé.
Après tout, tout le monde sait juger si un plat a besoin de sel, s’il est trop liquide ou si la texture plaît. Ces saveurs portent identité collective, mémoires familiales et savoirs transmis entre générations
La joie qui a envahi le terrain lors des deux soirées à Normandia portait quelque chose de plus profond que le plaisir d’un bon repas. C’était la joie de la rencontre – celle qui surgit quand des personnes se reconnaissent mutuellement au-delà des rôles sociaux qu’elles occupent habituellement. La fête avait lieu parce que quelque chose de fondamental était en train d’être restauré.
Ces expériences sont des graines plantées dans la mémoire affective de chaque participant. Quand nous avons dit au revoir à la caravane chilienne, restait la preuve qu’il est possible de créer, même temporairement, des espaces où les gens se reconnaissent mutuellement dans leur humanité essentielle. La Cocina Pública démontre que le théâtre peut aider à la construction de réalités plus généreuses.
Lire par ailleurs sur Prendreparti à propos de l’aventure du Teatro Container au Brésil …
La Cocina Publica du Teatro Container chez les « Sans-Terre » brésiliens.









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