Splann! gagne son procès en diffamation mené par un poids lourd de l’industrie porcine !

Le média indépendant breton Splann! a gagné le 6 juin 2025 le procès en diffamation que lui avait intenté Philippe Bizien, puissante figure de l’industrie porcine et président du lobby Inaporc. La chambre d’instruction de la cour d’appel de Rennes a déclaré la nullité de la procédure pour un vice de forme. En France, ce type de procédures-bâillons contre la presse se multiplie : Reporterre raconte …

Splann , Basta, Le Poulpe : ces médias indépendants triomphent des procédures-bâillons …

Un article signé Moran Kerinec dans Reporterre du 6 juin 2025 …

«C’est un soulagement.» La voix de Pierre-Yves Bulteau, cofondateur du média breton Splann! vibre d’émotion. Splann! était poursuivi pour son enquête «Copains comme cochons : élus, éleveurs ou écrivains, qui sont les lobbyistes du porc en Bretagne?» publiée en mai 2024. Les journalistes Inès Léraud et Kristen Falc’hon y cartographiaient les acteurs de l’agro-industrie qui œuvrent des porcheries du Finistère aux couloirs des ministères.

C’était le premier procès en diffamation de Splann!. Fondé en 2021, le journal en ligne s’est spécialisé dans l’investigation locale qui traque les puissances de l’argent : prolifération des algues vertes provoquée par l’industrie agro-alimentaire, développement des infrastructures minières, artificialisation des sols… Cela lui a valu des menaces, mais jamais de plainte jusqu’à celle de Philippe Bizien. Outre les dommages et intérêts et les honoraires de leur avocate, la peine encourue est de 12 000 euros. Un coup dur pour ce petit média, qui ne compte que quatre salariés permanents et repose sur une dizaine de journalistes indépendants.

Des procédures coûteuses et éprouvantes

Inès Léraud a, elle, déjà expérimenté la pression des tribunaux. La journaliste avait été attaquée en justice en 2019 pour son enquête «Algues vertes, l’histoire interdite», puis par le grossiste de légumes Chéritel pour avoir dévoilé sur Basta! son recours massif au travail dissimulé. Chacune de ces plaintes a été retirée la veille des procès. Pour Pierre-Yves Bulteau, cofondateur de Splann!, ces «procédures-bâillons» n’ont qu’un but : «Intimider, épuiser et faire perdre de l’argent aux médias d’investigation.»

Lors des plaintes en diffamation, la mise en examen du directeur de la publication, et souvent de l’auteur de l’article, est quasi automatique. Sans enquête préalable ni instruction, c’est devant le tribunal que les journalistes doivent prouver le sérieux de leur travail. La préparation des audiences est un exercice chronophage, qui grignote un temps précieux normalement consacré à l’investigation. «On y a passé un temps fou au lieu de faire notre boulot», soupire Pierre-Yves Bulteau. Les frais d’avocats fragilisent le budget «enquêtes» des rédactions et chaque procès peut devenir un enjeu de survie financière pour les journaux indépendants.

«Le but de ces procès n’est pas d’obtenir gain de cause, mais de faire peur»

Au-delà des chiffres, ces procédures pèsent sur les épaules et les nuits des journalistes. Ces heures de travail et de stress sont parfois vaines : l’abandon des plaintes est courant et n’est pas sanctionné pénalement.

«Le but de ces procès n’est pas d’obtenir gain de cause, mais de faire peur, souligne Pauline Delmas, chargée de contentieux pour l’ONG Sherpa, qui en dénonce régulièrement les abus. Ce sont des procédures au pénal avec des montants demandés vertigineux. Il y a une volonté d’épuisement psychologique et financier de la cible, pour qu’elle retire son enquête ou qu’elle y réfléchisse à deux fois avant de publier la suivante.»

Le recours à cette stratégie contre la presse est en augmentation ces dernières années en France. Sherpa a dénombré près d’une centaine de procédures-bâillons depuis le début des années 2000, avec «une augmentation continue depuis une dizaine d’années», décrit Pauline Delmas. Selon le dernier rapport de la coalition d’ONG Case, qui lutte contre ces procédures en Europe, la France est le troisième pays européen où sont recensées le plus de procédures-bâillons contre la presse, derrière Malte et la Pologne. Selon Sherpa et la Case, ces chiffres ne seraient «que la pointe de l’iceberg», car les ONG ne comptent que les procédures qu’elles ont pu authentifier et toutes ne leur sont pas remontées.

L’imagination débordante des avocats

Malgré le coût en temps, argent et énergie des procès en diffamation, la loi de 1881 sur la liberté de la presse est relativement protectrice pour les journalistes. Mais certains avocats font preuve d’une imagination débordante pour contourner le droit de la presse. Les plus habiles choisissent d’autres motifs pour traîner les journalistes devant les tribunaux de commerce, des juridictions présidées par des chefs d’entreprise, et non des magistrats professionnels.

C’est la stratégie appliquée par le milliardaire Patrick Drahi en 2022, en invoquant le secret des affaires pour faire taire les révélations de Reflets.info. Ce site d’information indépendant venait de dévoiler des documents issus d’une fuite de données prouvant l’optimisation fiscale agressive du patron de SFR. Mais le média d’investigation a été coupé dans son élan par le tribunal de commerce de Nanterre, qui a ordonné la censure préalable de leurs futurs articles basés sur les informations issues de cette source.

Ce jugement a depuis été annulé par la cour d’appel de Versailles, validant l’usage des leaks pour les journalistes. Une source d’information précieuse, qui a permis de nombreuses révélations emblématiques sur l’évasion fiscale lors des enquêtes des Panama Papers, Luxleaks et autres Pandora Papers.

Atteintes au secret des sources

Le média d’investigation rouennais Le Poulpe a également eu affaire au tribunal de commerce. En 2022, ce journal local a dévoilé les lourds soupçons qui pèsent sur la qualité de la dépollution menée par la société Valgo. Celle-ci a saisi le tribunal de commerce pour mener la chasse aux sources du Poulpe et obtenu qu’un huissier de justice saisisse les documents, correspondances et courriels d’une entreprise soupçonnée d’avoir transmis des informations aux journalistes. Une manoeuvre destinée à esquiver le secret des sources des journalistes qui protège normalement leurs interlocuteurs.

Autre tactique : certains avocats attaquent les journalistes pour «dénigrement», un concept plus nébuleux que la diffamation, explique Pauline Delmas : «Le dénigrement est une construction jurisprudentielle issue des tribunaux de commerce pour permettre aux entreprises de demander à être indemnisées si une personne morale ou physique jette le discrédit sur leurs produits ou services.»

Vincent Bolloré a appliqué cette stratégie contre l’émission de France 2 Complément d’enquête, qui avait diffusé un portrait de l’homme d’affaires breton en 2016. Le patron de Canal + et C8 réclamait 50 millions d’euros à France Télévisions. Sans succès : le tribunal de commerce de Paris a rejeté sa plainte, estimant qu’elle relevait du tribunal de grande instance.

Médiatiser les procès pour diffuser l’information

Face à la recrudescence de ces attaques, les journalistes et leurs lecteurs tiennent le front. Quand Splann! a lancé une cagnotte pour financer son procès en diffamation, la rédaction a été «submergée de messages de soutien», sourit Pierre-Yves Bulteau. Plus de 1 100 personnes y ont participé, donnant plus de 60 000 euros. Pour le journaliste, cet enthousiasme «montre l’envie des citoyens d’être informés sur les enjeux d’agro-industrie et d’environnement et nous renforce dans l’envie de les mettre sur la place publique, surtout en cette période de recul écologique sur les zones à faibles émissions, l’objectif zéro artificialisation nette et la loi Duplomb».

Médiatiser ces attaques permet aux rédactions de mettre en lumière les articles qui les ont suscitées, créant ainsi un «effet Streisand» en attirant l’attention sur les enquêtes que certains cherchent à faire taire. Quant aux menaces de futurs procès, si les journalistes de Splann! vont pousser la relecture juridique — déjà pointue — de leurs futurs articles, ils se laissent la liberté de choisir le curseur de leurs révélations en fonction de leur intérêt pour le public, et non des risques juridiques.


Splann réagit à l’annonce du jugement …

« C’est une décision importante pour notre média. En prononçant la nullité de la plainte déposée par le ponte du lobby porcin, Philippe Bizien, la chambre de l’instruction de Rennes reconnaît l’irrégularité d’une procédure dont l’objet était de restreindre la liberté d’informer des journalistes et le droit de savoir des citoyens.

Notre avocate, maître Claire Simonin avait prévenu : « Nous serons sur des points très techniques et juridiques. C’est ainsi que l’on défend la liberté de la presse. » Cette « requête en nullité », plaidée contre notre « mise en examen en matière de délit de diffamation », s’appuyait sur toute une série d’irrégularités contenues dans la procédure intentée par Philippe Bizien.

La chambre de l’instruction reconnaît une irrégularité majeure : l’absence de mention, dans les actes d’instruction, du droit au silence pour les journalistes poursuivis en diffamation (voir l’extrait de l’arrêt n°592 rendu ce vendredi 6 juin 2025 (pdf)).

Ce point primordial pour la défense de la liberté de la presse a convaincu les magistrats rennais d’annuler la procédure-bâillon intentée par ce « poids lourd du lobby porcin » contre notre média et ses journalistes Inès Léraud et Kristen Falc’hon.

Une victoire du droit sur le bâillon

Nous considérons que cette plainte avait pour objectif de nous faire perdre du temps, de l’énergie et de l’argent. Mais, grâce à votre mobilisation, nous ressortons au contraire renforcés de cette épreuve.

Car l’autre bonne nouvelle pour Splann ! – et plus largement pour tous les médias indépendants – c’est l’élan de solidarité qu’a engendré cette procédure. En moins d’une semaine, nous avons reçu des dizaines de messages d’encouragement reconnaissant « le sérieux » et « l’intérêt général » de notre travail. Un signal citoyen fort qui consolide nos valeurs de défense des libertés publiques et de transparence.

Vous êtes plus de 1.100 à avoir répondu à notre appel, lancé le 28 mai, en versant plus 60.000 euros dans notre cagnotte.

L’intérêt général pour seule boussole

C’est une réponse sans équivoque à tous ceux qui souhaiteraient se soustraire au regard des journalistes, acteurs indispensables du bon fonctionnement d’une démocratie. Au lieu de nous détourner de notre cœur de métier, celui d’enquêter, cette procédure-bâillon n’a fait que confirmer le large soutien dont bénéficie notre média de la part d’une véritable communauté de lecteurs, de la presse indépendante et de tous nos partenaires éditoriaux.

Cette solidarité vient en écho à cette promesse éditoriale que nous tenons, depuis maintenant cinq ans : réaliser des enquêtes d’intérêt général. Une valeur cardinale à laquelle vous avez été nombreuses et nombreux à accoler les termes « d’indépendance » et de « liberté de l’information ». Deux autres pivots de ce « droit de savoir » auquel nous continuerons de consacrer notre professionnalisme et notre énergie.

Merci ! ✊ »


L’arrêt de la chambre de l’instruction en quelques explications

Arrêt n°592 de la chambre de l'instruction de Rennes annulant la plainte en diffamation de Philippe Bizien contre « Splann ! »

Arrêt n°592 de la chambre de l’instruction de Rennes annulant la plainte en diffamation de Philippe Bizien contre « Splann ! »

Pour rappel, nous avions saisi la chambre de l’instruction de Rennes sur ce que nous considérions comme des irrégularités dans le cadre de cette procédure. Un des points soulevé par notre avocate, Maître Claire Simonin, concernait les avis préalables à la mise en examen. Ceux-ci ne mentionnaient pas aux requérants qu’ils pouvaient se taire, violant ainsi un principe fondamental de la procédure pénale : le droit au silence.

Sur ce point en particulier, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes nous donne raison et prononce « la nullité des actes d’information et la prescription de l’action », mais rejette « les autres moyens » et le versement d’une amende civile. Les frais de justice restent donc à notre charge. »


Qui était poursuivi ?

Inès Léraud, cofondatrice de "Splann !". Crédits Elliott Verdier

Inès Léraud, autrice des BD « Algues vertes, l’histoire interdite » et « Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement », co-fondatrice de Splann !, est poursuivie pour la troisième fois pour son travail sur l’agro-industrie bretonne. Les deux premières plaintes pour « diffamation », ayant été retirées quelques jours avant l’audience.

Kristen Falc'hon, cofondateur de "Splann !". Crédits : Kergourlay
Kristen Falc’hon, documentariste, journaliste d’investigation, fils d’éleveur porcin du Finistère, travaille depuis la création de Splann ! sur l’industrie porcine. Il a signé plusieurs volets de notre dossier d’enquête sur la Cooperl ainsi que des articles sur l’impact de cette industrie dans les communes de Landunvez et de Plouvorn.
Alain Goutal, directeur de la publication de "Splann !". Crédits Claude Péron

Alain Goutal, dessinateur de presse bien connu des Bretonnes et des Bretons, auteur de nombreuses bandes dessinées, est notre directeur de la publication.