« Les lobbies de la pêche industrielle essaient de me faire taire », confie Claire Nouvian, directrice de l’ONG Bloom. Dégradations, menaces, désinformation : l’association de protection des océans subit depuis quelques mois de nombreuses attaques anonymes. En parallèle, Bloom est sous pression des lobbies qui l’attaquent en justice. Lire l’enquête de Reporterre …
Menaces, dégradations : l’ONG Bloom harcelée pour sa défense des océans
Un article signé Fanny Marlier dans Reporterre du 19 juillet 2025 …

En sortant de chez elle, le matin du 4 juin, Claire Nouvian n’avait pas imaginé que le travail qu’elle mène au sein de son ONG s’immiscerait jusque dans son intimité. Dans la nuit, des individus se sont introduits dans l’immeuble de la fondatrice de l’organisation Bloom et ont aspergé la porte de son appartement de peinture noire.
« Ce matin, ma fille de 14 ans découvre la scène. [Elle] est terrorisée. Je ne sais pas du tout si tout le monde réalise la gravité de ces actes », s’est indignée Claire Nouvian dans une vidéo publiée sur son compte Instagram.
« Les lobbies de la pêche industrielle essaient de me faire taire »
En guise de signature, les vandales ont pris soin de coller une affiche détournant le logo de l’ONG de protection des océans en suggérant une collusion avec l’industrie pétrolière. Plus surprenant, un graffiti mentionnait « Extinction Rebellion ». À Reporterre, le mouvement de désobéissance civile réfute toute implication et condamne une « campagne scandaleuse » accompagnée d’une « usurpation d’identité grossière ou loufoque » qui « vise à empêcher que de véritables décisions soient prises pour protéger nos océans ».
La directrice générale de l’ONG a déposé plainte le 4 juin, et une enquête pour dégradation a été confiée au commissariat du XIIe arrondissement de Paris, a fait savoir le parquet à Reporterre.
« Les lobbies de la pêche industrielle essaient de me faire taire », dénonce de son côté la militante. L’ONG avait déjà fait face à des intimidations par le passé. Dans un reportage de France TV diffusé le 6 octobre 2024, le vice-président du Comité des pêches 29, Sébastien Le Prince, déclarait à propos de Claire Nouvian : « T’as une dame qui est toute pimpante à la télé qui dit qu’il faut tout arrêter. T’as qu’une seule envie, c’est de la prendre à bord, mettre une gueuse [1] à ses pieds et la balancer par-dessus bord. Elle ira voir comment ça se passe en bas. » Contacté par Reporterre, il n’a pas donné suite.
Fausses infos et câbles coupés
La fréquence et la coordination de ces attaques sont montées en puissance à l’approche et pendant l’Unoc, la conférence des Nations unies sur l’océan, qui s’est tenue à Nice du 9 au 13 juin. À l’occasion de ce grand rassemblement international dédié à la protection du milieu marin, les ONG écologistes entendaient obtenir des engagements sérieux autour des aires marines protégées. Le consensus scientifique est clair : seules des zones complètement préservées des activités industrielles ont des effets bénéfiques pour la biodiversité et le climat.
Porter ce message devient-il dangereux ? Les activistes de Bloom ont subi en seulement trois mois toute une série d’actes malveillants, allant de la diffusion de fausses informations les concernant sur internet et les réseaux sociaux, à des dégradations matérielles.
Début juin, le directeur scientifique de Bloom, Frédéric Le Manach, découvrait ainsi qu’un numéro Whatsapp utilisant son identité ainsi que sa photo de profil tentait de joindre certains de ses collaborateurs. À deux reprises, les bureaux de Bloom ont subi des coupures internet, résultat d’un câble de connexion arraché à Paris, voire carrément sectionné à Nice durant l’Unoc, dans les cages d’escalier des immeubles où ils se trouvaient, comme l’ont constaté les experts venus réparer les connexions.
Mardi 10 juin, l’ONG a déposé plainte contre X pour harcèlement aggravé, provocation aux crimes et délits, dégradation d’un bien appartenant à autrui, et atteinte à la vie privée par l’introduction dans le domicile d’autrui. Contacté par Reporterre, le parquet de Paris n’a pas encore donné suite sur cette plainte.
« On en vient même à craindre d’être suivi dans la rue »
« Ces menaces montrent que l’on est sorti des modalités d’action habituelles des groupes de lobbies à l’œuvre, dit Frédéric Le Manach. Cela est aussi lié à la tournure politique, que ce soit en Europe avec la montée des extrêmes droites, ou aux États-Unis avec Donald Trump, les lobbies affiliés à ces idéologies se sentent pousser des ailes. Pour nous, il est fondamental de stopper leur sentiment d’impunité. »
« On commence tous à devenir un peu parano, on en vient même à craindre d’être suivi dans la rue », confie Frédéric Le Manach, qui espère que la plainte déposée permettra de faire toute la lumière sur ces tentatives de musellement des activistes et la menace pour la démocratie et le débat d’idées qu’elles incarnent.
Parmi les exemples du lourd climat qui pèse sur les activistes, s’ajoute aussi une chanson anti-Claire Nouvian. Le 20 mai, la fondatrice de l’organisation présentait au cinéma Max Linder, à Paris, les derniers travaux de son équipe sur les « Big Five », ces cinq géants de la pêche industrielle néerlandais accusés de vider la Manche au détriment des petits pêcheurs français.
Sur scène, le spécialiste mondialement reconnu de la pêche Daniel Pauly et le journaliste d’investigation néerlandais Bram Logger, qui a contribué à l’enquête, échangeaient lorsqu’une drôle de musique s’est mise à retentir. Une voix robotique s’était mise à entonner : « Elle ment, Claire Nouvian, elle ment. » Face à la salle, la fondatrice ne s’est pas laissée déstabiliser, invitant l’agitateur à venir débattre.
Jointe par Reporterre, une directrice de fondation, qui souhaite garder l’anonymat et présente ce soir-là, raconte avoir vu un homme filmer toute la scène avec son téléphone : « C’était très glaçant, il continuait de façon stoïque. » À la fin de la projection, elle s’en ouvre aux équipes de Bloom, qui pensent reconnaître un homme.
Il s’agit de Marc-Adrien Marcellier, le fondateur d’un cabinet de conseil spécialisé sur les politiques communes des pêches et qui compte parmi ses clients Sathoan, un lobby de la pêche au thon rouge, ainsi qu’Orthongel, l’organisation française des producteurs de thon congelé et surgelé, et lobby de la pêche thonière tropicale, d’après le site LobbyFacts, qui analyse les données officielles de l’Union européenne sur le lobbying.
« Si j’étais bien présent à la soirée au Max Linder, je ne suis en rien à l’origine de la présence ni du déclenchement de cette enceinte », dit Marc-André Marcellier à Reporterre. « Je n’ai jamais tenté quoi que ce soit pour intimider qui que ce soit, et si ces accusations ou insinuations se précisaient, je me réserve bien sûr le droit d’intenter toutes les procédures appropriées pour rétablir la vérité », ajoute-t-il.
Un dénigrement à plus de 600 000 euros ?
De leur côté le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins et douze comités régionaux et départementaux des pêches maritimes ont déposé, le 19 juin, une assignation en justice à l’encontre de l’association Bloom, et réclament plus de 646 000 euros de réparation pour le dénigrement dont ils disent avoir été victimes.
Cette plainte fait suite à la « liste rouge des navires destructeurs » établie par Bloom le 23 mars dernier. Le Comité national n’a pas répondu aux questions de Reporterre, tandis que le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Bretagne, qui n’a pas souhaité commenter les pressions dont l’ONG Bloom a été victime, nous renvoie vers cette plainte.
La situation a dégénéré lorsque l’ONG a envoyé aux acteurs de la grande distribution cette liste visant les navires qui continuent de chaluter dans les aires marines protégées. Une liste de 4 500 navires français et étrangers, des chalutiers de 80 mètres, comme des plus petits qui pratiquent aussi le chalutage de fond. Cette liste comportait quelques erreurs, comme l’a relaté Basta, que l’ONG s’est empressée de corriger.
« Bloombashing »
Dans la foulée de la publication de cette « liste rouge », David le Quintrec, marin-pêcheur breton, a lancé un groupe WhatsApp intitulé « Bloombashing » regroupant près de 600 personnes, des pêcheurs, des journalistes et des politiques, comme l’a également raconté Mediapart. L’homme est aussi le cocréateur de l’Union française des pêcheurs artisans (UFPA), une association proche de la Coordination rurale, le syndicat agricole aux plus grandes proximités avec l’extrême droite.
Le but de ce groupe ? « Impulser la mobilisation de nos organisations professionnelles contre les accusations de Bloom, détaille à Reporterre Jean-Vincent Chantreau, secrétaire général de l’Union française des pêcheurs artisans. Aucun message n’a été diffusé de la part de l’UFPA incitant les personnes de ce groupe à avoir des actions intimidantes contre Bloom, nous avons toujours prôné le dialogue. »
Récemment, le groupe WhatsApp a été plus sobrement renommé « Espace dialogue pêche », mais certains membres continuent d’y tenir une logorrhée sexiste, homophobe, voire y profèrent des menaces de mort à l’encontre de figures médiatiques comme a pu le constater Reporterre. Mardi 10 juin au soir tandis qu’Emmanuel Macron était interviewé sur l’écologie sur France 2, la journaliste Léa Salamé fut ainsi qualifiée par un pêcheur de « pute » qui mériterait « une grande pancarte dans ça (sic) gueule », et Hugo Clément de « tarlouze » à qui il faudrait accrocher « une gueuse au pied ».
Interrogé par Reporterre sur la teneur de ces messages violents, Jean-Vincent Chantreau balaie d’un revers de main : « Si un ou deux pêcheurs se permettent de diffuser des propos sexistes ou autres, c’est leur problème, mais ce n’est pas dans l’esprit de notre mouvement. »
Des faux communiqués envoyés aux parlementaires
Mi-juin, le sénateur centriste Yves Bleunven a posté sur la boucle WhatsApp la photo d’un prospectus reprenant les mêmes codes que celui retrouvé devant la porte de Claire Nouvian indiquant « Bloom vous ment », prétendument signé à nouveau par Extinction Rebellion et renvoyant vers un texte signé par le média d’investigation Disclose ainsi que l’ONG Reclaim Finance.
« Aucune de ces organisations n’est à l’origine de ces contenus, qu’elles ont découverts après leur diffusion ciblée auprès des décideurs politiques », insistent les quatre ONG dans un communiqué commun. La missive a été envoyée par voie postale à plusieurs sénateurs dès le 2 juin, et à des parlementaires européens la semaine suivante.
« Ces courriers s’inscrivent dans une stratégie globale de désinformation et de pression mise sur les militants écologiques, dit la sénatrice écologiste Mathilde Ollivier, qui a fait partie des destinataires. Alors que l’écologie est attaquée de toute part, c’est tout un mouvement qui a pour objectif de faire peur aux ONG qui font un travail important de documentation face aux lobbies de la pêche industrielle et leurs réseaux bien huilés. »
Le président de Bloom accusé de travailler pour l’industrie pétrolière
Entre confusion et accusations graves, le site internet Dirty Bloom cristallise toutes les tensions. Son adresse figure d’ailleurs sur les courriers envoyés aux parlementaires. « Nous exigeons la démission du président de l’ONG Bloom, Flavien Kulawik et de sa porte-parole (militante) Claire Nouvian », peut-on y lire. En filigrane, Dirty Bloom accuse le président de l’organisation de se financer grâce à des « contrats avec les géants pétrogaziers et bancaires qui ravagent la planète ». Le sous-texte est clair : en s’opposant à la pêche industrielle, le président de l’organisation préserverait ainsi l’exploitation pétrolière en mer.
Dans le détail, Flavien Kulawik est aussi le cofondateur de KLB, une société spécialisée dans le conseil, dont la branche mexicaine davantage tournée vers les fonctions supports (comptabilité, informatique, ressources humaines…) compte parmi ses clients des entreprises spécialisées dans l’extraction de pétrole, d’après ses offres d’embauches postées sur LinkedIn. Le président de Bloom n’est plus directeur de KLB depuis 2019, mais en reste actionnaire, indique l’entreprise.
Interrogé sur ce point par Reporterre, Frédéric Le Manach de Bloom rétorque : « Flavien Kulawik est un entrepreneur et une filiale parmi ses anciennes filiales réalise des fiches de paie pour une entreprise du secteur pétrolier et plastique, est-ce pour autant une preuve que Bloom travaille pour les pétroliers ? » Il rappelle aussi qu’en 2024, aux côtés d’Alliance Santé planétaire et de sept habitants menacés par le changement climatique, Bloom avait déposé plainte à l’encontre de la multinationale TotalEnergies.
Des comptes anonymes bien suivis par le lobby de la pêche intensive
Des publications anonymes se présentant comme des médias ont même récemment émergé pour discréditer l’ONG et semer le trouble sur son agenda en cours. Se présentant comme une « plateforme d’information indépendante issue d’un collectif breton » le site internet Guardour a vu le jour fin février, et on y trouve une photographie trafiquée de Claire Nouvian, la peau, les cheveux et les pupilles rouge vif, illustrant un article aux relents complotistes. Un texte « diffamatoire », selon la plainte déposée par Bloom que Reporterre a pu consulter.
Sur X (ex-Twitter), seuls trois comptes sont abonnés à Guardour, parmi lesquels Florian Soisson, directeur général délégué de la Compagnie de pêche de Saint-Malo, et Bertrand Tardiveau, ex-journaliste devenu en février dernier chargé de communication du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Bretagne.
Interrogé sur ce point par Reporterre, le communicant indique que son « travail consiste notamment à effectuer une veille rigoureuse des contenus pouvant intéresser la filière halieutique bretonne », et assure n’être « aucunement en rapport avec ce collectif breton ».
La caricature de Claire Nouvian est aussi relayée par le compte Instagram GreenIntox. Créé au mois de janvier 2025, il a commencé à publier au mois de mai et est désormais suivi par plus de 5 000 abonnés, pour la grande majorité des bots, c’est-à-dire de faux comptes automatisés, et également plusieurs figures de la pêche industrielle. Vice-président des pêches du Finistère, Sébastien Le Prince a d’ailleurs été l’un des premiers à partager les contenus de Guardour et GreenIntox sur ses réseaux sociaux.
Derrière le site Guardour, le « collectif breton » se situerait sur l’île de Houat, dans le Morbihan. Après vérification, il s’agit en réalité d’une fausse adresse, où vit une femme de 86 ans qui n’a pas accès à internet. Cette localisation tient-elle pour autant du hasard ? Depuis trois ans, les pêcheurs et la mairie de cette petite île de 230 habitants mènent une bataille contre le chalutage et le dragage des fonds des bords de plage et tentent d’instaurer une ceinture bleue pour protéger les écosystèmes marins locaux.
Pour Claire Nouvian, « il ne faut jamais baisser les bras » !