La quête des bébés chiliens volés sous la dictature Pinochet …

Une enquête signée Médiapart

Sous la dictature d’Augusto Pinochet, des dizaines de milliers de bébés ont été volés à leurs parents avant d’être adoptés illégalement aux États-Unis mais aussi en Europe sans le consentement de leurs familles biologiques. Cette affaire tentaculaire occupe la justice chilienne depuis 2018. Médiapart s’est plongé dans la quête de vérité de ces centaines de Français « bébés chiliens volés » sous Pinochet …

À 42 ans, Jimmy Thyden qui vit aux États-Unis, vient de retrouver sa mère biologique, au Chili. Il la pensait morte comme c’était écrit sur son certificat d’adoption.Le récit de ces émouvantes retrouvailles dans un reportage de 2’34 » signé BFMTV …


Ces Français « bébés chiliens volés » sous Pinochet

Durant la dictature de Pinochet, des milliers d’enfants ont été volés à leurs familles et confiés à l’adoption internationale, dont des centaines en France. Un article signé Louise André-Williams dans Médiapart du 9 septembre 2023

Quilpué (Chili).– Assis à la terrasse d’un restaurant en banlieue de Valparaíso, Nicolas*, 38 ans, pose une main hésitante sur celle de la femme assise en face de lui. D’épais cheveux bouclés encadrent son visage pâle. Ses yeux noirs, surmontés de fins sourcils tracés au crayon, plongent dans les siens. Ces traits, combien de fois les a-t-il imaginés ? Cette femme, c’est sa mère. Et c’est la deuxième fois seulement qu’il la voit.

La première, c’était il y a trois ans, en plein confinement. Ce pilote de ligne originaire de Toulouse peut dire merci à cette épidémie qui a mis la planète sur pause. Ce soir-là, en 2020, il s’ennuie ferme, seul, dans son grand duplex de Québec (Canada) où il a posé ses bagages il y a une dizaine d’années. Une envie lui prend soudain de mettre de l’ordre dans ses papiers administratifs.

Lorsqu’il tombe sur une pochette rouge cartonnée, il la met machinalement de côté. C’est son dossier d’adoption. Quelquefois, pendant son adolescence, il s’y était plongé, mais n’avait rien découvert qu’il ne sache déjà. À quoi bon ? Ses parents adoptifs lui avaient déjà tout dit. Sa mère, une Chilienne sans le sou l’avait abandonné. Il était promis à une vie de misère et, grâce à ses parents, qu’il adore, il avait été sauvé. Sa réussite, son train de vie, son métier qui le passionne, c’est bien à eux, et à eux seuls qu’il les doit.

Durant toute la soirée, pourtant, cette pochette rouge attire son attention. Il éprouve une envie irrépressible de l’ouvrir. Mais cette fois, au lieu de scruter ces pages dactylographiées dans cet espagnol qu’il maîtrise à peine, Nicolas ouvre son ordinateur.

Quelques minutes plus tard, il écrit à une association qui aide les adoptés chiliens dans la recherche de leurs origines. Sur son site internet, la plateforme Chilean Adoptees Worldwide renvoie vers plusieurs articles de presse. À coup de traducteur automatique, Nicolas découvre, stupéfait, que depuis dix ans la presse chilienne a mis au jour un scandale massif : des milliers d’enfants chiliens arrachés à leurs familles auraient été adoptés par des couples étrangers .

L’onde de choc provoquée par ces révélations a atteint l’Europe, mais aussi les États-Unis et l’Australie, où des milliers d’adopté·es chilien·nes, aujourd’hui adultes, sont désormais rongé·es par le doute. Ce soir-là, Nicolas dort mal.

Quelques jours plus tard, le pilote privé de ciel et, peut-être, d’échappatoire à la lourde question de ses origines, reçoit un appel de l’association : son nom et sa date de naissance correspondent à ceux d’une femme qui a accouché à Quilpué, dans l’hôpital où il est né. Elle avait 26 ans à l’époque et son bébé, lui a-t-on dit, était mort-né. On le prévient : il est tout à fait possible qu’il ait été volé.

« Dieu m’a rendu un fils »

Dans le petit restaurant de l’avenue Los Carrera, l’émotion est palpable entre le fils et sa mère. Monica a toujours vécu ici, à Quilpué, cette ville-dortoir de 170 000 habitants, en banlieue de Valparaíso. À peine installés, elle lui commande un de ces délicieux completos italianos, hot-dog à base d’avocat, spécialité nationale. « Tu ne seras jamais vraiment chilien si tu ne me goûtes pas ça ! », lance-t-elle.

Lorsqu’on peine à communiquer dans la même langue, la nourriture fait des miracles. Nicolas ne se fait pas prier, tout en se remémorant, pour Mediapart, cette journée de 2020 où il a retrouvé Monica : « Être enfermé dans cet appartement, à faire les cent pas, alors que je venais de la retrouver, c’était impossible. » Par chance, juste après sa découverte, Nicolas décroche un emploi dans une compagnie aérienne d’évacuation sanitaire, un sésame pour voler à nouveau. Une semaine plus tard, il atterrit au Chili.

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Monica et son fils Nicolas à Quilpué. © Photo Louise André-Williams pour Mediapart

Pour cette femme pieuse, le « retour » de Nicolas ne peut être qu’un miracle. Alors qu’un mystérieux virus entraîne une hécatombe sur la planète, Dieu a décidé de lui « rendre [s]on fils »« Imaginez ce que j’ai ressenti en voyant ce beau pilote français débarquer du jour au lendemain ! », s’exclame Monica dans un rire lumineux.

Nicolas est venu chercher sa mère, aide à domicile, tous les jours au travail. Ivre de bonheur, Monica lui a présenté ses frères et sœurs répartis entre elle et leur père, dont elle est séparée. Avec l’aide d’un de ses frères qui parle anglais, Monica a enfin pu lui raconter en détail sa version des faits. Le 23 août 1984, elle venait d’accoucher à la maternité de Quilpué. Son bébé allait bien, mais quelques heures après sa naissance, le pédiatre et la sage-femme s’étaient rendus à son chevet pour lui annoncer sa mort. D’abord, Monica n’y avait pas cru. Elle avait demandé à voir le corps, mais la sage-femme l’avait violemment priée de quitter les lieux.

Au tribunal, situé à deux pas de l’hôpital, où une infirmière lui avait conseillé de se rendre, la juge lui avait ri au nez. Et après, qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Porter plainte contre l’hôpital ?

Ce n’est que dans l’avion du retour, dans le ciel cotonneux, que Nicolas a pris la mesure du cataclysme qui venait de bouleverser son existence. Aucune bonne fée ne s’était penchée sur son berceau. Il en avait tout simplement disparu, et personne ne savait comment.

L’annonce à ses parents adoptifs et à son frère, adopté en Colombie, a provoqué un séisme dans cette famille joyeuse et unie. Nicolas s’estime chanceux car « personne n’a mis en doute la version de Monica ». Après ce premier voyage au Chili, Nicolas s’est trouvé dans un état de torpeur, tiraillé entre l’amour inconditionnel pour ses parents adoptifs et les doutes qui l’obsèdent désormais nuit et jour sur les conditions de son adoption. Lui ont-ils vraiment tout dit ? Il veut le croire. « Je ne veux pas devenir ce type fou qui passe sa vie à essayer de comprendre qui il est, d’où il vient… », prévient-il, mais, il en est convaincu, cette histoire, son histoire – pas la version de ses parents adoptifs, ni celle de ses parents biologiques –, il doit essayer de « la tirer au clair, une bonne fois pour toutes ».

Avant son deuxième voyage, Nicolas a contacté Hijos y Madres del Silencio, association qui a recueilli le plus de témoignages sur ce scandale d’État depuis dix ans. Illustration 2

Nicolas refait ses papiers d’identité chiliens. Il porte désormais officiellement le nom de ses deux parents biologiques. © Photo Louise André-Williams pour Mediapart

Dans le restaurant de Quilpué, Monica et Nicolas viennent de terminer leur déjeuner. Carolina Lopez, une petite femme brune, bénévole de l’association, vient de les rejoindre. Son cas les intéresse beaucoup car, dernièrement, un nombre croissant de messages de Français·es d’origine chilienne leur parviennent, explique-t-elle. Elle pose sur la table un gros calepin noir. Il est noirci de noms, de dates de naissance, d’adresses, de noms de médecins crapuleux, d’assistantes sociales véreuses, d’intermédiaires peu recommandables. Elle doit comparer, chercher, explique-t-elle. Nicolas étale ses papiers d’adoption sur la table. Carolina veut savoir si Monica a vu une assistante sociale, ou la juge qui a confié Nicolas à ses parents. « Tu es allée porter plainte ? »

À chaque question, Monica fait tristement non de la tête, les yeux embués. De toute évidence, l’interrogatoire de Carolina réveille trop de douleurs enfouies, de questions restées sans réponse. « Tu sais, peu de femmes ont parlé à cette époque », rassure Carolina. C’était une dictature, rappelle-t-elle à Nicolas.

Enfin, une piste semble se dessiner, sur le passeport chilien de Nicolas, émis quelques jours après sa naissance, et sur la carte de visite cornée d’un pédiatre. « L’adresse de ce pédiatre, c’est la même que sur ton passeport chilien, regarde », remarque Carolina. Nicolas blêmit : comment ce détail a-t-il pu lui échapper ?

Cet homme, le docteur Francisco A., Nicolas a souvent entendu son nom : « L’histoire qu’on m’a toujours racontée, c’est que cet homme m’avait vu naître. » Ses parents adoptifs, poursuit Nicolas, avaient rencontré ce médecin lorsqu’il était exilé en France, dans les années 1980. « Il avait aidé d’autres couples de la région du Sud-Ouest à adopter au Chili et il avait promis de les aider, eux aussi. »

Lorsque le couple s’était rendu au Chili en 1984, le pédiatre les aurait chaleureusement reçus chez lui et leur aurait fait une promesse : « Attendez une semaine, et il y aura un enfant pour vous à l’hôpital de Quilpué. » Et il avait tenu parole : sept jours plus tard, à la maternité, une infirmière leur remettait un bébé chevelu et joufflu. « Si c’est lui le pédiatre qui t’a vu naître, alors c’est lui qui m’a dit que tu étais mort, le lendemain de l’accouchement ? », se demande soudain Monica, effarée.

La nuit tombe sur les faubourgs de Valparaíso. Il est tard. Carolina Lopez doit rentrer chez elle. Elle glisse à Nicolas que son histoire fait étrangement écho à un autre cas, dont elle s’est occupée récemment. Une autre femme qui a accouché à Quilpué, qui pensait son enfant mort et qui vient, elle aussi, de retrouver sa fille en France il y a quelques semaines. Si ça l’intéresse, propose-t-elle, elle peut organiser une rencontre.

Droguée, enfermée : le calvaire d’Ingrid

Sur une vaste place grise baignée d’un grand soleil, devant le tribunal de justice de Quilpué, le lendemain, Nicolas, Carolina et Ingrid* se saluent chaleureusement. Cette dernière, âgée de 50 ans, ne peut décrocher son regard fasciné de Nicolas : « Tu viens de la terre de ma fille ! », murmure-t-elle, bouleversée. Ingrid habite Maitencillo, une petite ville balnéaire située à 50 km au nord de Valparaíso. C’est là qu’elle a toujours vécu, avec sa mère, et qu’elle travaille comme caissière dans un supermarché.

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Ingrid. © Photo Louise André-Williams pour Mediapart

Les jours passés à l’hôpital de Quilpué sont gravés au fer rouge dans sa mémoire, comme un obsédant cauchemar. C’était en 1989. Elle n’avait que 15 ans. « Je me souviens de l’horloge de la salle d’accouchement. Une horloge géante. Il était 5 heures de l’après-midi. L’accouchement s’était bien passé, ma fille allait bien. Je l’ai vue, elle était pâle avec des petits cheveux clairs. Puis, les infirmières sont parties laver mon bébé et je ne l’ai jamais revue. »

Après la disparition de son enfant, Ingrid raconte qu’on lui a injecté une substance dans le bras qui lui a fait immédiatement perdre connaissance. « Quand je me suis réveillée, j’ai demandé où était mon enfant. Là, on m’a à nouveau fait une injection. » Dans son souvenir, elle a passé deux semaines dans cette maternité, dans un état de semi-conscience. Elle s’endormait, se réveillait, et le cauchemar continuait.

Un jour, une assistante sociale lui a annoncé qu’ils allaient l’emmener à Villa Alemana, une commune qui jouxte Quilpué, dans une maison pour jeunes filles, où elle serait « plus tranquille ». Là-bas, dans cette maison blanche au sol rouge, où elle était enfermée avec une quinzaine d’autres adolescentes, Ingrid se souvient : « On nous empêchait d’ouvrir les rideaux et de regarder à l’extérieur. Nous étions toutes très jeunes et nous étions arrivées seules. Nous avions peur. »

Elle voit des filles enceintes qui arrivent et qui se retrouvent comme elle sans leur enfant. Les surveillantes hurlent, leur défendent de parler entre elles. Ingrid se souvient de cette jeune fille terrorisée qui lui avait confié avoir accouché quelques jours plus tôt et qui ignorait toujours où était son bébé. Puis, un jour, sa captivité s’est terminée. L’assistante sociale l’a accompagnée à l’arrêt de bus et, avant qu’elle y monte, elle lui aurait dit : « Quand tu rentres chez toi, tu dis que ta fille est morte. Et moi, tu ne m’as jamais vue. »

Cet endroit, où Ingrid a vécu vingt jours d’enfer, était un foyer de CEMA Chile. Une institution chère à Pinochet, et pour cause, c’était sa propre épouse, Lucía Hiriart, qui en avait pris la tête dès le coup d’État en 1973. Selon les informations recueillies par Mediapart, il y avait bien à Villa Alemana une maison pour jeunes filles appartenant à cette fondation.

Ingrid a porté plainte auprès de la police chilienne qui, selon les informations recueillies par Mediapart, tenterait désormais d’établir le lien entre cette institution où elle a été enfermée et les multiples autres vols d’enfants qui auraient eu lieu, pendant la dictature, depuis l’hôpital de Quilpué. Cet hôpital qui, selon la justice chilienne, fait actuellement l’objet de onze plaintes.

« Nous avons été naïfs »

L’avis de recherche d’Ingrid, publié sur la page de Hijos y Madres del Silencio en 2018, était resté sans réponse jusqu’à il y a quelques semaines. Carolina Lopez a découvert dans la messagerie Facebook d’Hijos y Madres del Silencio un message envoyé par une Française : Bernadette D.

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À l’hôpital de Quilpué dans les années 1980. © Archives de l’hôpital de Quilpué

Jointe au téléphone par Mediapart, cette assistante sociale à la retraite, âgée de 63 ans, originaire de Limoges, qui ne souhaite pas rendre public son nom de famille, raconte avoir commencé à chercher la mère biologique de son enfant pendant le Covid, face au mal-être de sa fille de 34 ans, adoptée au Chili en 1989, qui, explique-t-elle, souffre aussi de « dépression doublée d’un syndrome abandonnique ».

Un soir d’avril, elle a découvert, effarée, le témoignage de cette femme qui cherchait son enfant. La date et le lieu de l’accouchement et la photo de profil d’Ingrid laissaient peu de doute : elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à sa fille adoptée au Chili.

Bernadette, qui échange régulièrement avec Ingrid, se souvient précisément du jour où elle a pénétré à l’intérieur de l’hôpital de Quilpué. Elle n’arrive toujours pas à se faire à l’idée qu’Ingrid se trouvait vraisemblablement à quelques mètres d’elle, sédatée de force et terrorisée. À la maternité, le caractère laconique de la discussion avec l’assistante sociale lui semble, rétrospectivement, hautement suspect. À ses questions sur la mère biologique de l’enfant qu’on s’apprêtait à lui confier, elle aurait en effet rétorqué sur un ton menaçant : « Elle a 16 ans. Ne cherchez pas à en savoir davantage. » Cette enfant, qui n’aurait manifestement pas dû être adoptée, Bernadette confesse « ne plus oser l’appeler [s]a fille ». « Nous avons été naïfs », murmure au bout du fil cette femme rongée par le remords.

Combien d’enfants ont été volés à leurs familles et envoyés à l’étranger ? Selon les estimations de Hijos y Madres del Silencio et le juge de la Cour suprême, Mario Carroza, qui a d’abord été chargé de l’enquête en 2018,  ils seraient environ 20 000, dispersés aux quatre coins de la planète. Le chiffre est imprécis, reconnaît Carolina, car pendant une longue période, et cela jusqu’en 1988, aucune loi n’encadrait l’adoption internationale au Chili. « Les enfants étaient confiés par un juge pour mineurs aux couples étrangers par le biais d’une “tuición” [garde parentale ndlr], ils devenaient ainsi les tuteurs légaux de l’enfant, en vue de l’adoption plénière qui n’était prononcée qu’une fois dans le pays d’accueil, explique-t-elle. L’adoption internationale n’a donc pas été comptabilisée comme elle aurait dû l’être au Chili. »

Le Quai d’Orsay, lui, a recensé 1 728 enfants chiliens adoptés en France. Un chiffre relativement bas, selon Yves Denéchère, historien spécialiste de l’adoption internationale, forcément sous-estimé : « Ce que l’on sait, c’est que des enfants nés au Chili ou ailleurs sont arrivés à cette époque sur notre territoire sans visas d’adoption et n’ont donc pas été comptabilisés. » Par ailleurs, note-t-il, « ces chiffres ne concernent que les cas postérieurs à 1981 » et n’englobent donc pas l’ensemble de la période sur laquelle se penche actuellement la justice chilienne.

Louise André-Williams


Le Chili se débat avec les bébés volés de la dictature Pinochet

Un article signé Louise André-Williams dans Médiapart du 7 septembre 2023

Santiago (Chili).– C’est un long tremblement qui secoue le Chili, un pays pourtant habitué aux séismes, depuis bientôt dix ans. La première secousse remonte au 19 avril 2014, lorsque le média indépendant Ciper révèle les adoptions illicites de plusieurs enfants nés dans les années 1980. Les faits relatés dans l’article se sont produits à Santiago. Dans plusieurs hôpitaux de la capitale, des médecins ont déclaré morts une dizaine de nouveau-nés, en réalité confiés à l’adoption, par l’intermédiaire d’un curé.

Le lendemain, un tsunami de témoignages déferle : ceux de centaines de femmes cherchant désespérément leurs enfants, donnés pour morts ou disparus du jour au lendemain. Le quotidien Ciper a continué d’enquêter et, article après article, a mis au jour un scandale massif d’adoptions illicites à destination de l’étranger. La presse chilienne retrouve alors la trace de nombre d’entre eux en Europe ou aux États-Unis, où ils ont été adoptés par des couples occidentaux. Selon les premières estimations de la justice chilienne, qui tente de démêler cette affaire, 20 000 personnes adoptées auraient été volées à leurs familles, pour la plupart sous la dictature de Pinochet (1973-1990).

Certains cas remontent aux années 1960 tandis que d’autres datent seulement du début des années 2000… Au Chili, la sidération est totale. Comment un tel phénomène a-t-il pu passer inaperçu durant tant d’années ?

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Ana Maria Olivares à Concepción, en mai 2023. Elle a été l’une des premières à révéler le scandale des enfants volés. © Photo Louise André-Williams pour Mediapart

Bien avant les révélations de Ciper, pourtant, une femme avait été la première à découvrir ce scandale d’État. C’était en 2001. Ana Maria Olivares, enceinte et sans le sou, se rêvait journaliste. Elle venait de décrocher un job, pour une émission de télévision suédoise qui aidait des adopté·es à retrouver leurs mères biologiques chiliennes. Pendant deux ans, elle a parcouru la province de Concepción, dans la région du Biobío (centre-sud) pour tenter d’en retrouver certaines. Mais plusieurs femmes qui lui ouvrent leur porte tombent de leur chaise. Pour elles, leur bébé est mort-né. Jamais elles n’ont consenti à son adoption. D’autres racontent que leur enfant a disparu du jour au lendemain.

Ana Maria Olivares est convaincue qu’elle vient de mettre le doigt sur un scandale d’ampleur. Elle en fait le sujet de sa thèse de fin d’études de journalisme, où elle décrit comment une œuvre caritative financée par l’État suédois a abusé de la vulnérabilité de Chiliennes pauvres, souvent illettrées, sous la dictature de Pinochet.

Le scoop, publié en 2004 dans l’hebdomadaire Siete+7, passe cependant inaperçu, car si le pays prend conscience des crimes de Pinochet, ces enlèvements paraissent bien peu de chose par rapport aux 38 000 personnes torturées, aux 200 000 contraintes à l’exil et aux plus de 3 000 morts et au nombre incalculable de « disparu·es » des dix-sept ans de dictature. De plus, si Pinochet n’est plus que sénateur, il bénéficie de l’immunité et de l’impunité accordées en échange de son renoncement au pouvoir.

En 2014, les révélations de Ciper vont plus loin : elles mettent au jour un phénomène massif, étendu à l’ensemble du pays, impliquant fonctionnaires, juges, médecins, assistantes sociales, religieuses… Ana Maria Olivares, la « lanceuse d’alerte », décide de créer l’association Hijos y Madres del Silencio (HMS). Sa page Facebook est immédiatement saturée d’avis de recherche de mères chiliennes et d’adopté·es dispersé·es aux quatre coins du monde. Sans la moindre aide de l’État, l’association a réussi depuis sa création à organiser plus de trois cents retrouvailles.

Kidnappée et adoptée en France

Le 25 mai dernier, Mediapart a assisté à une réunion de HMS à Concepción, là où Ana Maria Olivares avait découvert, vingt-trois ans plus tôt, ce scandale d’État. Ce jour-là, une salle de classe prêtée par des professeurs sensibles à son combat, dans les faubourgs de la ville, accueille les réunions informelles qu’elle et les huit autres bénévoles, toutes des femmes, organisent chaque année.

« Lobjectif est de recueillir les témoignages, dinformer les victimes sur leurs droits, et surtout de créer des espaces de parole afin quelles se sentent moins seules », explique Ana Maria Olivares.

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Une réunion de l’association Hijos y Madres del Silencio à Concepción, le 25 mai 2023. © Photo Louise André-Williams pour Mediapart

Dans la petite salle des professeurs, trois femmes et un homme ont pris place autour de la table. Anita, une femme d’une quarantaine d’années emmitouflée dans une épaisse doudoune rouge, prend la parole. Elle vient de retrouver Claudia, adoptée par un couple de Français. C’était sa sœur de lait. Sa mère était la marraine de Claudia, qu’elle élevait depuis sa naissance. Une pratique très courante autrefois, dans ces régions pauvres du Chili.

Claudia, explique-t-elle, a été élevée avec elle à Yumbel, une petite ville de 20 000 habitant·es, à une heure de route de Concepción. Le 10 octobre 1985, un homme toque à leur porte : Irma est convoquée au tribunal où elle doit se rendre avec la petite Claudia, alors âgée de cinq ans.

Quelques heures plus tard, Irma se présente au tribunal de Yumbel, accompagnée de l’enfant qui lui tient sagement la main. Tout se serait ensuite produit en un éclair. Un crissement de pneus. Une voiture qui s’arrête. L’homme, le même qui s’était présenté chez eux plus tôt dans la journée, saisit Claudia et l’installe brutalement à l’arrière. Des pleurs. Le vrombissement d’un moteur. Et, bientôt, le hurlement strident d’Irma, courant derrière la voiture. Jamais remise de cette disparition, Irma a porté plainte en 2018. Cette année-là, en parlant avec des femmes de son quartier, Anita a découvert que Claudia n’était pas la seule enfant disparue de Yumbel.

Pourquoi ce long silence ? lui demande-t-on dans la salle de classe. « La peur, je crois. De façon générale, pendant la dictature, les gens parlaient peu, non ? », murmure Anita. Dans la petite salle tapissée de dessins d’enfants, sans doute pas plus âgés que Claudia l’année de son enlèvement, le petit groupe hoche la tête à l’unisson.

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Claudia, Anita et Nancy dans les années 1980. © Collection particulière

C’est Ana Maria qui a retrouvé la trace de Claudia, aujourd’hui âgée de 44 ans, en France. Ses parents adoptifs, avec lesquels Ana Maria s’est longuement entretenue par Zoom, ont expliqué l’avoir recueillie dans un foyer pour enfants de la ville de Concepción. Lors d’une deuxième visioconférence quelques semaines plus tard, Anita était présente : « Claudia était de lautre côté de l’écran. Je lui ai montré des photos de nous deux à l’époque. Et soudain, elle sest souvenue de tout. C’était incroyable. »

Écarteurs dans les lobes d’oreilles, veste en jean, Rony, 25 ans, originaire de Lota, une petite ville minière, n’en est qu’au début de ses recherches. Le ton est solennel, respectueux. Il lui a fallu deux heures pour venir en bus à cette réunion, explique-t-il, en tant que « représentant de [s]a famille, et surtout, de [s]a grand-mère, Raquel del Rosario – quelle repose en paix ».

Lui et les siens sont déterminés à entamer des recherches pour retrouver l’enfant de sa grand-mère, donné pour mort, sans la moindre preuve, en 1968. Ana Maria prend des notes en hochant la tête. La majorité des cas sur lesquels enquête la justice chilienne, explique-t-elle en balayant l’assistance de ses yeux cernés, ont eu lieu sous la dictature, mais « certains cas remontent en effet aux années 1960 et d’autres s’étendent même jusqu’aux années 2000 ». Juana, une femme frêle, si émue qu’elle doit brusquement interrompre son récit, a retrouvé en France sa fille disparue à l’âge de deux ans, en 1988. Quant à Carolina, c’est en Suède qu’elle a retrouvé la trace de sa sœur.

Une politique néolibérale et eugéniste

En sortant de l’école, Ana Maria allume une cigarette. Elle a l’air épuisée. « On essaye de faire les psys, mais est-ce quon le fait bien ? Je nen sais rien. Finalement, comme dhabitude, ce sont des femmes qui consolent dautres femmes », conclut-elle, amère, avant de grimper dans le bus pour rentrer à Santiago.

Pourtant, HMS est moins seule qu’à sa création, en 2014. En effet, depuis 2018, la justice a ouvert une enquête pour tenter de démêler cette affaire tentaculaire qui, à l’heure actuelle, a déjà enregistré plus de 1 000 plaintes. Les victimes se demandent comment et surtout pourquoi cela a été permis par les autorités. Pour ne pas dire encouragé.

En fouillant dans la presse de l’époque, historiens et associations ont mis au jour un véritable « Far West » de l’adoption, un business lucratif tacitement incité par l’État. Ainsi, en 1977, le quotidien La Tercera, à l’époque soumis à la junte, promettait en « une » : « En un coup de fil, vous pouvez avoir un enfant ! » Difficile d’obtenir le montant exact du prix auquel se négociait un « bébé chilien ». Les chiffres qui circulent ne peuvent être vérifiés, car tout se passait de la main à la main, en dollars, en francs, en lires, en couronnes. Dans son enquête, Ciper évoque néanmoins une moyenne de 10 000 dollars par enfant.

L’appât du gain suffit-il à expliquer ces milliers de vols d’enfants ? Pas pour l’historienne Karen Alfaro, qui étudie le phénomène depuis plusieurs années. Selon elle, « l’explication est avant tout politique et idéologique ». Ce n’est pas un hasard, soutient-elle, si sous la dictature de Pinochet, le Chili est devenu l’un des principaux pays « fournisseurs d’enfants » adoptables à l’échelle mondiale.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 1973, Augusto Pinochet a imposé un néolibéralisme agressif. Dans ce système, « les familles pauvres et nombreuses sont considérées comme des êtres inaptes », rappelle l’historienne. C’est dans ce contexte que, en 1979, le dictateur ordonne dans un « plan quinquennal pour l’enfance » d’« augmenter significativement le nombre d’adoptions au Chili », et, pour ce faire, de « créer un mouvement d’opinion publique en faveur de l’adoption, d’informer et motiver l’adoption et accélérer les procédures ».

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Augusto Pinochet embrasse sa petite-fille, Jacqueline, sous les yeux de sa femme, Lucía Hiriart, lors d’une cérémonie militaire à Santiago, au Chili, le 23 août 1997. © Photo Santiago Llanquin / AP via Sipa

L’objectif ? Réduire la pauvreté infantile sans dépenser d’argent public. Au-delà du calcul économique visant à littéralement exporter – parfois à prix d’or – les enfants pauvres du Chili, « cette politique avait une dimension profondément eugéniste », explique Alfaro. « Elle répond à une volonté plus large de transformer, socialement et même biologiquement, la famille chilienne en une famille qui répondrait mieux aux exigences du modèle néolibéral : peu nombreuse, saine, et donc capable d’assurer sa propre subsistance. »

« Des femmes pauvres, vulnérables et souvent mineures »

Le juge Jaime Balmaceda est un homme discret. Chargé de l’enquête titanesque de la justice chilienne sur les « adoptions irrégulières », il confesse ne pas souvent donner des interviews à la presse étrangère qui, s’agace-t-il, « veut tout le temps parler de la dictature ». Est-ce pour remettre les points sur les i qu’il a accepté de s’entretenir longuement avec Mediapart ? C’est bien possible.
« Pour moi, il n’y a aucun lien avec le régime de Pinochet », dit-il. Cette intime conviction, sur laquelle le juge insistera plusieurs fois au cours de cet entretien, dans son bureau en acajou, au premier étage de l’imposante cour d’appel de Santiago, a le mérite de la clarté. D’un ton calme, mais ferme, le juge en veut pour preuves que les suspects cités dans cette affaire ne sont pas des militaires ou des membres de la junte mais de la société civile : des religieuses, des assistantes sociales, des avocats, des fonctionnaires, des médecins.

Selon lui, ce sont avant tout « la législation à l’époque très permissive » car, rappelle-t-il, jusqu’en 1988, l’adoption internationale n’était pas encadrée au Chili, « et probablement, aussi, l’occasion de faire du profit », qui auraient conduit tant de personnes, au Chili, à voler des enfants.

« Lhypothèse de départ, explique le juge, était que la justice chilienne se trouvait face à des cas dappropriations denfants dopposants politiques, comme en Argentine. » Une fausse piste, estime-t-il, qui aurait poussé la justice chilienne, un an après l’ouverture de l’enquête, à la scinder en deux. La dizaine de cas pouvant correspondre à une répression politique ont été confiés au juge Mario Carroza (réputé pour avoir condamné plusieurs généraux de la dictature). Le juge Balmaceda a quant à lui été chargé des autres cas, soit, à l’heure actuelle, plus de 1 000 plaintes.

Pour Karen Alfaro, cette séparation en deux enquêtes distinctes est une erreur d’analyse, voire « une manœuvre politique de Piñera [président du Chili au moment de l’ouverture de l’enquête – ndlr], pour ne pas aborder cette affaire sous l’angle des droits humains dans leur ensemble ». En clair : une façon de dépolitiser ce phénomène massif qui s’inscrit pourtant bien selon elle dans le cadre d’une « violence plus globale de la dictature ». 

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Le juge Jaime Balmaceda, devant la cour d’appel de Santiago, en mai 2023. © Photo Louise André-Williams pour Mediapart

Devant une commission d’enquête parlementaire, en 2018, elle a décrit par le menu le fonctionnement du « réseau », aussi tentaculaire que diffus, impliqué dans ces « adoptions forcées ». Une chaîne de complicités impliquant assistantes sociales, avocats, juges, personnel infirmier, sages-femmes. Cela se produisait généralement dans les hôpitaux, les garderies et les foyers du pays, mais parfois aussi en pleine rue, au vu et au su de tous. « Comment opéraient-ils ? En “captant” des femmes pauvres, vulnérables et souvent mineures », avait-elle détaillé.

Éradiquer dès le berceau la menace du communisme

Selon Alfaro, paradoxalement, ces femmes vulnérables étaient perçues comme une menace majeure, car génitrices d’une classe pauvre, nombreuse et naturellement encline à embrasser les idées de gauche. Pinochet aussi aurait donc voulu éradiquer dès le berceau la menace du communisme, mais, à la différence de la junte argentine, il ne se serait pas contenté des enfants des opposants : il aurait ciblé l’ensemble des couches populaires.

C’est ce qui explique que certaines zones particulièrement défavorisées, comme Concepción – par ailleurs bastion du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire, opposé à Pinochet) –, aient été particulièrement concernées. Les épouses de la junte ont, détaille Karen Alfaro dans ses derniers travaux, joué un rôle clé dans la diffusion d’une idéologie stigmatisant les mères pauvres comme « indignes » d’élever leurs enfants. Par le biais d’un volontariat actif dans diverses fondations destinées à la régulation de la famille, ces femmes « ont joué un rôle clé dans la mise en œuvre du plan quinquennal pour l’enfance (1978-1982) » en présentant dans l’opinion publique et parmi les fonctionnaires l’adoption comme « la solution idéale » pour les enfants pauvres, requalifiés dans le vocabulaire prôné par la junte de « mineurs en situation irrégulière ». 

C’était notamment le cas de la fondation CEMA Chile, dirigée par Lucía Hiriart, l’épouse du dictateur Pinochet. L’objectif de l’institution était officiellement d’« encourager [leurs] femmes à continuer à lutter pour ce qu’elles ont tant désiré – la liberté, la paix et la justice – et pour que le marxisme ne les leur enlève pas à nouveau ». C’est dans l’une de ces maisons pour jeunes filles qu’Ingrid, dont Mediapart a recueilli le témoignage (sur lequel nous reviendrons dans un deuxième article), a été enfermée plusieurs semaines après la disparition de son bébé à la maternité.

L’historienne rejoint tout de même le juge sur un point : l’enfer imposé à des milliers de familles chiliennes était bien souvent, comme le dit l’adage, pavé de bonnes intentions. Les intermédiaires de la société civile qui ont participé à ces rapts n’étaient pas, dans leur grande majorité, des agents de la dictature, mais des hommes et des femmes convaincu·es, au bout du compte, d’accomplir une bonne action en donnant un enfant pauvre à un couple étranger. Quitte à mentir et à bafouer les droits de milliers de mères.

Louise André-Williams


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