Pour le sociologue Serge Paugam, la solidarité entre les individus n’a pas disparu …

Comme c’est le cas dans le mouvement contre la réforme des retraites, la solidarité entre les individus serait-elle en train de réapparaître ? Le sociologue Serge Paugam , directeur de recherche au CNRS vient de publier « L’ Attachement social « , une réflexion sur les liens sociaux dont toute personne humaine dépend pour son bien-être. Il constate la diversité de leurs agencements à travers le monde et pointe l’importance des luttes sociales pour améliorer leur qualité …

Faire société aujourd’hui : ce qui nous lie encore

Le sociologue Serge Paugam , directeur d’études et responsable de la formation doctorale Sociologie à l’EHESS était l’invité des Matins de France Culture pour présenter « L’ Attachement social «  . Une vidéo de 39′ enregistrée le lundi 20 février 2023 …

Les individus sont anthropologiquement solidaires

Pour Serge Paugam, “nous sommes dans une société où l’autonomie a pris une place importante. On y voit notre propre liberté. Or « les sociologues insistent sur le fait que l’individu ne peut pas devenir autonome sans être attaché à d’autres individus et à des groupes, c’est là qu’il prend conscience de son existence sociale. Les liens libèrent et permettent l’autonomie. L’individu est anthropologiquement solidaire.”

Inégalités dans le travail : le mouvement contre la réforme des retraites renforce la solidarité

Durkheim pensait qu’il fallait renforcer les groupes professionnels, qu’ils puissent être puissants, organisés” explique Serge Paugam. Le sociologue rappelle que “pendant la période du COVID les salariés de première ligne, étaient souvent les plus exposés à la précarité, les moins intégrés dans des groupes professionnels et ne pouvant pas se défendre. C’est sur eux que repose la satisfaction, le bien-être d’autres catégories de la population, et finalement ne retire pas beaucoup de satisfaction de leur travail.”
Ce qui est intéressant dans ce mouvement contre la réforme des retraites”, poursuit-il, “c’est justement que l’on sent une solidarité réapparaître. Les personnes relativement protégées, dans des groupes professionnels qui se défendent, sont concernées aussi par les salariés dans une position plus précaire.” Serge Paugam estime qu’il s’agit là d’une “spécificité de ce mouvement social qui intègre plusieurs catégories de la population, toutes sensibles à cette injustice de faire peser la retraite sur les plus précaires.”

Les plus pauvres sont aussi les plus isolés

Selon une étude menée par Serge Paugam, les liens avec les parents sont de plus en plus forts au fur et à mesure que l’on monte dans les catégories socioprofessionnelles. Les ouvriers sont 18 % à ne jamais voir leur père contre 4 % chez les cadres. “Ces résultats montrent les inégalités fortes face au risque de perdre le lien avec son père ou sa mère.” Le sociologue souligne “cette grande inégalité, dans le risque de rupture du lien de filiation. Les personnes en situation de pauvreté n’ont souvent pas de relation régulière avec leur famille, ce sont des personnes qui se sentent isolées.” En dehors de la sphère familiale, “ la participation à la vie associative est très différenciée selon les groupes sociaux. C’est dans les catégories supérieures que l’on participe le plus à la vie associative et donc là encore, on retrouve une inégalité forte et les ouvriers, classes populaires sont dans une situation nettement inférieure.”


« Les conflits sont créateurs de liens sociaux »

Serge Paugam répond aux questions de Fabien Escalona dans le cadre du Grand Entretien diffusé par Médiapart le 5 mars 2023 . Une vidéo de 36’53 ».

Résumé de l’Entretien : La solidarité n’est pas seulement une pratique vertueuse ou un objectif politique. Elle est « l’un des fondements anthropologiques de la vie sociale », au sens où « l’individu ne peut vivre sans attaches et passe sa vie à s’attacher », écrit Serge Paugam dans son dernier livre, qui entre en résonance avec le mouvement actuel de contestation de la réforme des retraites.

L’Attachement social (Seuil, 2023) se présente comme une vaste réflexion comparative, qui renoue avec les questionnements fondateurs de la sociologie. Reconnu pour ses travaux sur la pauvreté, Serge Paugam ne se contente pas de décrire les liens sociaux qui enserrent d’emblée les individus au cours de leur existence, ni la façon dont ces liens s’agencent de manière singulière d’une société à l’autre.

Le chercheur montre leur caractère dynamique, dans la mesure où ils sont aussi conquis de haute lutte, « tissés » au cours d’actions collectives. D’autres fois, il leur arrive d’être rompus ou de devenir oppressants, avec des conséquences douloureuses pour les individus concernés, par exemple dans le monde du travail. La quantité, la qualité et la stabilité des liens sociaux n’ont en effet rien d’une évidence : les rapports de classe, de genre et de « race » pèsent de tout leur poids sur ces paramètres, si cruciaux pour le bien-être de la personne humaine.

Ces inégalités qui affectent l’attachement social sont au cœur de l’entretien que nous a accordé Serge Paugam. Il s’exprime également sur la fabrique de la solidarité qu’il a repérée dans diverses mobilisations, et sur la nécessité de l’envisager désormais au-delà des sociétés nationales, à l’échelle de l’humanité et de ses interactions avec le vivant non humain.


Serge Paugam nous en dit plus sur « L’ Attachement social » …

« En dépit de l’apparente autonomie qui nous caractérise, par quels liens sommes-nous attachés les uns aux autres et à la société ? À partir de la théorie de l’attachement social, quels sont les sources et les principes de la solidarité humaine ? » voilà quelques-unes des questions fondamentales sur lesquelles travaille le sociologue Serge Paugam, directeur du Centre Maurice Halbwachs (CNRS/EHESS/ENS).
Lire ci dessous l’article qu’il a publié sur le site de L’Ecole Normale Supérieure PSL …

Photo de Serge Paugam
Serge Paugam © Allaoua Sayad

La vie en société place tout être humain dès sa naissance dans une relation d’interdépendance avec les autres. Chaque individu est inévitablement lié aux autres et à la société non seulement pour assurer sa protection face aux aléas de la vie, mais aussi pour satisfaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son existence humaine. Pourtant, les sociétés modernes ne cessent de défendre les valeurs de l’individualisme, de revendiquer pour chacun le droit à l’autonomie, et, parfois même, au nom de l’idéologie néo-libérale, d’imposer le devoir de responsabilité vis-à-vis de soi-même, ce qui revient à récuser toute forme de dépendance à l’égard d’autrui et des institutions sociales. Cette contradiction apparente est au cœur de l’interrogation sociologique depuis que cette discipline existe. Durkheim formule en effet, en 1893, la question centrale de sa thèse de doctorat sur la division du travail (1), de la façon suivante : « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? »  En d’autres termes, une société composée d’individus de plus en plus différenciés et autonomes est-elle encore vraiment une société et, si oui, comment ? La question revient par conséquent à rechercher, en dépit de l’apparente autonomie qui nous caractérise, par quels liens sommes-nous attachés les uns aux autres et à la société. Telle est la problématique des recherches que je mène depuis plusieurs années au sein du Centre Maurice Halbwachs. Pour répondre à ces questions fondamentales, il s’agit de s’inscrire dans le prolongement des débats qu’elles ont suscités dans les sciences sociales et de réaliser des recherches fondées sur des enquêtes comparatives réalisées dans plusieurs pays et aires culturelles.

 Durkheim et l’attachement aux groupes

Durkheim remarque que les deux mouvements d’autonomie et de dépendance se poursuivent parallèlement et déclare, à la fin de la préface de la première édition de sa thèse : « Il nous a paru que ce qui résolvait cette apparente antinomie, c’est la transformation de la solidarité sociale, due au développement toujours plus considérable de la division du travail. » Ce projet le conduit à apporter des explications fondées sur l’analyse des conditions du changement social de longue durée, au sens du passage de la société traditionnelle à la société moderne. Pour en faire la démonstration, il distingue, on le sait, deux formes de solidarité. La solidarité mécanique correspond à la solidarité par similitudes. Elle renvoie aux sociétés traditionnelles dans lesquelles individus sont peu différenciés les uns des autres, partagent les mêmes sentiments, obéissent aux mêmes croyances et adhèrent aux mêmes valeurs. La solidarité organique est la forme opposée, celle qui caractérise les sociétés modernes. Ce qui fait le lien social dans ces sociétés, c’est avant tout l’interdépendance des fonctions, laquelle confère à tous les individus, aussi différents soient-ils les uns des autres, une position sociale précise. Ainsi, pour Durkheim, la division du travail que l’on observe dans les sociétés modernes n’est pas un obstacle à la solidarité. Au contraire, elle en est même le fondement. Loin de diviser les êtres humains, elle renforce leur complémentarité en les obligeant à coopérer. Chacun acquiert ainsi de son travail le sentiment d’être utile à l’ensemble. En réalité, Durkheim entrevoit à la fin du XIXe siècle le développement accéléré de la société industrielle.  Dans ce contexte, le lien au travail qui caractérise cette solidarité organique est, selon lui, appelé à devenir dominant. Durkheim entend même le renforcer à travers son plaidoyer pour les corporations afin de prévenir les risques de désorganisation et d’anomie qui menacent la cohésion sociale.

Cette distinction des deux formes de solidarité reste toutefois assez schématique et tout porte à croire que Durkheim lui-même n’en était pas entièrement satisfait. Il n’en fera plus référence après la publication de sa thèse alors même que le concept de solidarité connaît à la fin du XIXe siècle une carrière fulgurante par les innombrables débats qui accompagnent la doctrine du solidarisme et les premières ébauches de la protection sociale. Durkheim fait en quelque sorte un pas de côté et se lance dans sa grande étude sur le suicide (2) publiée en 1897 qui le conduisit à réfléchir sur les différents types de liens sociaux.

Si le lien au travail est déterminant, il n’est pas le seul qui permet l’intégration des individus à la société et l’intégration de la société. L’attachement à la société est pour Durkheim la source de la morale (3) . Cet attachement supérieur passe par un ensemble d’attachements à des groupes divers. Durkheim insiste aussi sur la morale domestique et le lien de filiation, sur la morale civique et le lien de citoyenneté. Il regrette enfin la faiblesse du rôle des associations dans la société française. Autrement dit, Durkheim soutient la thèse de la diversité des liens sociaux, lesquels constituent autant de sources variées de la morale ou, plus précisément, autant de possibilités différenciées pour l’individu de s’élever à la vie morale. L’homme solidaire de Durkheim est un individu à la fois autonome et lié aux autres et à la société, un individu conscient des règles morales qu’implique la participation à la vie sociale. S’il les accepte, c’est pour le plaisir que lui procurent la réciprocité de l’association et le sentiment d’être utile. Cette conscience reste toutefois fragile, elle risque même dans certaines circonstances de disparaître. Il importe alors de l’entretenir, telle est la fonction de l’État. Durkheim a, en quelque sorte, conceptualisé un mode particulier de régulation sociale de l’attachement à partir d’une représentation organiciste de la solidarité. Il faut reconnaître la force de cette théorie, même si la connaissance des sociétés modernes nous conduit à souligner qu’il peut exister d’autres configurations ou régimes d’attachement. C’est dans ce sens que, si la théorie des liens sociaux de Durkheim reste déterminante, elle est appelée, comme toute théorie, à être prolongée et enrichie. C’est le rôle qui revient aux sociologues et philosophes contemporains.

© Ryoji Iwata / Unsplash

© Ryoji Iwata / Unsplash

« L’expression « compter sur » résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux institutions en termes de protection, tandis que l’expression « compter pour » exprime l’attente toute aussi vitale de reconnaissance. »

 L’entrecroisement des liens sociaux

Dans le prolongement de cette réflexion, je distingue quatre types de liens sociaux :
– le lien de filiation
(au sens des relations de parenté),
– le lien de participation élective
(au sens des relations entre proches choisis), – le lien de participation organique (au sens de la solidarité organique et de l’intégration professionnelle)
-et le lien de citoyenneté (au sens des relations d’égalité entre les membres d’une même communauté politique) (4).
Chaque lien peut être défini à partir des deux dimensions de protection et de reconnaissance. La protection renvoie à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales…), la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres. L’expression « compter sur » résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux institutions en termes de protection, tandis que l’expression « compter pour » exprime l’attente toute aussi vitale de reconnaissance.

Ces quatre types de liens sont complémentaires et entrecroisés. Ils constituent le tissu social qui enveloppe l’individu. Lorsque ce dernier décline son identité, il peut faire référence aussi bien à sa nationalité (lien de citoyenneté), à sa profession (lien de participation organique), à ses groupes d’affinité (lien de participation élective), à ses origines familiales (lien de filiation). Dans chaque société, ces quatre types de liens constituent la trame sociale qui préexiste aux individus. Chaque type de lien renvoie en effet à une sphère spécifique de la morale : le lien de filiation à la morale domestique, le lien de participation élective à la morale associative, le lien de participation organique à la morale professionnelle et le lien de citoyenneté à la morale civique.

Je propose de parler d’attachement social pour qualifier ce processus d’entrecroisement normatif de ces quatre types de liens. Cet entrecroisement se réalise tout d’abord en chaque individu par le processus de socialisation. Il est inégal car l’intensité de ces liens sociaux varie d’un individu à l’autre en fonction des conditions particulières de sa socialisation. Mais cet entrecroisement vaut aussi à l’échelle de la société dans son ensemble. Chaque société n’accorde pas la même importance aux quatre types de liens. Elle les hiérarchise le plus souvent si bien qu’il est assez facile de déterminer le lien prééminent dans telle ou telle société. Le rôle que jouent par exemple les solidarités familiales et les attentes collectives à leur égard est variable d’une société à l’autre. Les formes de sociabilité qui découlent du lien de participation élective ou du lien de participation organique dépendent en grande partie du genre de vie et sont multiples. L’importance accordée au principe de citoyenneté comme fondement de la protection et de la reconnaissance n’est pas le même dans tous les pays.

C’est dans le sens de cette régulation sociale globale que nous pouvons parler de régime d’attachement social, lequel a pour fonction de produire une cohérence normative globale afin de permettre aux individus et aux groupes de faire société, au-delà de leurs différenciations et de leurs rivalités. Quatre types de régimes d’attachement peuvent être définis : le régime de type familialiste, le régime de type volontariste, le régime de type organiciste et le régime de type universaliste. Chacun d’entre eux est une combinaison inégale des quatre types de liens dont l’un assure une fonction régulatrice par l’influence qu’il exerce sur les trois autres. Le régime de type familialiste a pour caractéristique principale d’être régulée par le lien de filiation, la morale domestique y est dominante. Le régime de type volontariste est régulé par le lien de participation élective et se fonde principalement sur la morale associative. Le régime de type organiciste est régulé par lien de participation organique et se nourrit de la morale professionnelle. Enfin, le régime de type universaliste se régule à partir du lien de citoyenneté et prend toute sa force à partir de la morale civique.

Un travail empirique récent a permis de vérifier cette typologie des régimes d’attachement à l’échelle des pays européens (5) et un travail similaire est en cours à une échelle internationale plus large incluant l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et l’Asie. Cette recherche comparative a permis de vérifier que les pays méditerranéens, mais aussi latino-américains sont proches du régime familialiste, que les États-Unis et le Royaume-Uni le sont davantage du régime volontariste, que la France se distingue par sa grande proximité vis-à-vis du régime organiciste, tandis que les pays scandinaves sont plus conformes au régime universaliste. Mais, au-delà de cette typologie, l’intérêt est surtout de comprendre comment chaque société entend préserver sa cohésion en régulant les inégalités entre les sexes, les groupes sociaux, les communautés ethniques et religieuses, les âges et les générations. Il est donc primordial d’étudier à partir de la théorie de l’attachement social, les sources et les principes de la solidarité humaine.

Références citées
(1) Durkheim, Emile. 1893. De la division du travail social. Paris : PUF, nouvelle édition « Quadrige », 2007.
(2) Durkheim, Emile. 1897. Le Suicide. Etude de sociologie. Paris : PUF, nouvelle édition « Quadrige », 2007.
(3) Durkheim, Emile. 1925, L’éducation morale. Paris : PUF, nouvelle édition « Quadrige », 2012.
(4) Paugam, Serge. 2018. Le lien social. Paris, PUF, « Que sais-je ? » (4ème édition).
(5) Paugam, Serge, Beycan Tugce, Suter Christian. 2020. “Ce qui attache les individus aux groupes et à la société. Une comparaison européenne”, Swiss Journal of Sociology 46(1), p.  7-35.

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