« Les retraites, une réforme idéologique » selon Clément Viktorovitch …

Le rapport de force est lancé : ce 19 janvier les organisations syndicales ont frappé un grand coup  lors de la première mobilisation contre le projet de réforme des retraites d’Elisabeth Borne. Dans une chronique de 6′ diffusée sur France Info,  Clément Viktorovitch analyse cette réforme qui, en promouvant une vision libérale de la société, est encore plus importante que ce que l’on croit …

La réforme des retraites : choix idéologiques ou pragmatisme politique ?

« Cette réforme des retraites n’a rien de pragmatique : elle est idéologique. L’enjeu, c’est de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Et comment nous sommes prêts à y vieillir. » Une vidéo de 6′ diffusée par FranceTV.info le 16 janvier 2023 …

C’est bien sûr une réforme importante. Après tout, les retraites, cela fait partie des rares enjeux qui impactent directement la vie de tous les Français. Je vais essayer de vous expliquer en quoi cette réforme est encore plus importante que ce qu’on croit.

Commençons par le commencement en rappelant que, si on suit les prévisions du Conseil d’orientation des retraites, le régime risque effectivement d’être en déficit sur les 20 à 25 années qui viennent. Un déficit temporaire, limité, mais un déficit quand même : si c’est le cas, il va bien falloir le combler. Toute la question, c’est comment. Et là, de nombreuses options étaient sur la table. On aurait pu mettre à contribution les entreprises, fiscaliser l’épargne salariale, augmenter légèrement les cotisations, bref il y avait plein de solutions. Le gouvernement a choisi de reporter l’âge de départ, ce qui revient à faire travailler plus longtemps les personnes qui ont commencé à travailler le plus tôt.

Qu’est-ce qui explique ce refus absolu de ne serait-ce que considérer une autre source de financement ? Eh bien je vais vous répondre : parce que, derrière, l’enjeu, c’est notre modèle de société. Et pour le comprendre, il faut remonter d’un cran, en posant une question que personne ne pose : c’est quoi la retraite ? En pratique, c’est simple : c’est quand on arrête de travailler. Mais d’un point de vue socio-économique, c’est plus compliqué. Les sociologues Bernard Friot et Nicolas Castel nous expliquent qu’il existe en réalité deux conceptions concurrentes de la retraite :

  • Dans une perspective libérale, la retraite, c’est du revenu différé. Toute leur vie, les travailleurs consacrent une part de leur salaire aux cotisations retraites. Et quand ils sont trop vieux pour travailler, ils touchent une pension qui dépend de ce qu’ils ont cotisé au cours de leur vie, et qui leur permet de bénéficier d’une période de repos et de loisir avant la mort.
  • L’autre manière de voir les choses consiste à envisager la retraite non comme du revenu différé, mais comme la continuation du salaire. La collectivité décide de se cotiser pour que tous les travailleurs, à un moment de leur vie, puissent bénéficier d’un temps libéré. Les individus continuent de percevoir leur salaire, qui leur permet de décider de quelle manière ils veulent être utiles, contribuer, exister au sein de la société.

Le modèle français a évolué au cours de l’histoire

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est en fait assez largement le second modèle qui s’impose : la retraite comme salaire continué. C’est pour cela qu’on décide de calculer le montant des pensions de retraite sur les six derniers mois des fonctionnaires, et sur les dix meilleures années des salariés : pour qu’elle soit une continuation du meilleur salaire. C’est pour cela qu’on indexe à l’époque les pensions de retraites sur les salaires : pour que le pouvoir d’achat des retraités suive la même évolution que celui des autres salariés. C’est pour cela qu’on prend la décision d’avancer l’âge de la retraite à 60 ans en 1983 : pour que les travailleurs disposent d’un temps de liberté toujours plus grand.

Pour la société, les conséquences sont très concrètes. C’est grâce à cela, par exemple, que la France bénéficie d’un tel tissu associatif : un tiers des retraités sont bénévoles dans une ou plusieurs associations, c’est l’équivalent de 90 000 emplois temps plein. C’est aussi là-dessus que repose une partie du de la vie familiale : en France, les grands-parents assurent 23 millions d’heures de garde d’enfant par semaine, c’est-à-dire autant que les assistantes maternelles.

Les réformes qui se sont succédé depuis les années 90 ont visé à détricoter cette conception de la retraite. Les pensions ne sont plus indexées sur les salaires, mais sur les prix. Dans le privé, elles ne sont plus calculées sur les dix meilleures années, mais sur les 25 dernières. Le taux de remplacement, c’est-à-dire l’écart entre ce que vous touchiez comme salarié, et ce que vous touchez comme retraité, n’a cessé de se creuser. Les travailleurs sont de plus en plus incités à prendre une épargne complémentaire. Tout cela va donc dans le sens d’une conception libérale de la retraite.

Une vision libérale de la société

Et il en va de même pour la réforme actuelle. En exigeant que ce soient les travailleurs qui, en travaillant davantage, équilibrent à eux seuls les déficits du système, le gouvernement affirme sa conception des retraites comme un revenu différé. Et tant pis si, quand vous pouvez enfin vous arrêtez, vous êtes trop malade, ou trop abîmé, ou trop fatigué pour utiliser votre temps comme vous l’auriez voulu.

Au contraire, le gouvernement aurait pu décider de faire ce que la France a fait durant toute la seconde moitié du XXe siècle : augmenter très légèrement et très progressivement les cotisations des salariés ou des entreprises pour, coûte que coûte, préserver ce temps libéré, ce temps non subordonné.

C’est bien la preuve que la réforme du gouvernement n’a rien de pragmatique : elle est idéologique. Et ce n’est pas un gros mot : elle promeut une certaine vision, en l’occurrence libérale, de la société. Est-ce que cette vision nous convient ? C’est à chacun et chacune d’entre nous qu’il appartient désormais de le décider.


Lire aussi : « Réforme des retraites : la menace est aussi démocratique »

En misant sur la « lassitude » des Français, l’affaiblissement du débat public et le délitement de la démocratie sociale, Emmanuel Macron espère faire passer sa réforme des retraites sans grandes difficultés. Mais une éventuelle victoire de l’exécutif pourrait avoir de graves conséquences à plus long terme.

Un article signé Ellen Salvi dans Médiapart du 18 janvier 2023

La petite musique de fond s’est très légèrement adoucie depuis quelques jours. À la veille de la mobilisation du 19 janvier contre la réforme des retraites, Matignon a fait passer à ses relais politiques des consignes de prudence : les dernières prises de parole médiatiques devaient être aussi cadrées que mesurées. Pas un mot de travers, rien qui ne puisse être interprété comme une énième provocation.

Après avoir expliqué, en début d’année, que « les Français sont plus raisonnables que certains responsables syndicaux », le ministre du travail Olivier Dussopt a fini par reconnaître, dimanche 15 janvier, que les organisations syndicales avaient « une légitimité lorsqu’elles appellent à la grève ou à la manifestation ». Trop aimable, pourraient répondre les principales intéressées, passablement malmenées depuis 2017.

N’écoutant que lui-même, Emmanuel Macron a très tôt choisi d’outrepasser les corps intermédiaires que son entourage n’hésitait pas à qualifier d’« éléments bloquants » au début du premier quinquennat. « Emmanuel Macron ne sait pas ce qu’est le syndicalisme : pour lui, on est des boulets », a récemment résumé le patron de la CGT, Philippe Martinez. Dit autrement par le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger : « Il n’y a pas eu depuis six ans de construction d’une vraie démocratie sociale. »

Contrairement à son prédécesseur François Hollande qui avait maintenu l’illusion d’un véritable dialogue social en travaillant avec le premier syndicat – à l’exclusion de tous les autres –, le président de la République a toujours considéré que c’était à l’État, et à lui seul, de définir et d’élaborer les normes sociales. Dans une volonté de tête-à-tête égotiste avec la population, il a sciemment tenu à l’écart toutes les structures faisant le lien avec la société civile.

Emmanuel Macron lors du défilé du 14 juillet 2022 à Paris. © Photo Jacques Witt / Pool / Abaca

Les responsables associatifs et syndicaux qui ont participé aux discussions sur les ordonnances réformant le droit du travail, celles sur la loi « asile et immigration », celles sur la réforme de la SNCF, celles sur la réforme de l’assurance-chômage ou encore celles sur les retraites – dans ses deux versions – sont unanimes sur le sujet. Depuis six ans, ils n’ont cessé de dénoncer le mutisme et la surdité d’un pouvoir qui accepte de les rencontrer, mais ne fait pas grand-chose de leurs revendications.

En agissant de la sorte, Emmanuel Macron est certes parvenu à passer en force à plusieurs reprises, mais il a aussi fait tomber de nombreux garde-fous. Fin 2018, cet exercice solitaire du pouvoir lui est d’ailleurs revenu en boomerang fluorescent. Le mouvement hors cadre des « gilets jaunes » fut le premier révélateur de l’échec de sa méthode. « L’expérience des gilets jaunes a montré que les corps intermédiaires étaient finalement bien utiles pour servir d’amortisseurs aux passions françaises », confie aujourd’hui l’un de ses proches.

Pourtant, malgré cette « expérience », rien n’a franchement changé sur le fond comme sur la forme. Le chef de l’État a bien tenté de renouer avec les responsables syndicaux pendant la crise sanitaire, puis avec le Conseil national de la refondation (CNR), mais les rares initiatives de l’Élysée se sont heurtées à un problème aussi personnel qu’inextricable : lorsque l’on pense avoir raison sur tout, il est difficile – pour ne pas dire impossible – d’engager un échange productif.

Les gens sont davantage dans la lassitude que dans la colère. Olivier Véran, porte-parole du gouvernement

La situation donne le vertige lorsqu’elle est posée à plat : un président de la République, réélu pour la deuxième fois consécutive contre l’extrême droite, n’ayant pas obtenu de majorité absolue à l’Assemblée nationale et assumant un usage immodéré du 49-3, s’entête à mener une réforme des retraites à laquelle sont opposés les syndicats et une majorité de Français·es. Le tout en s’offrant le luxe de penser à leur place. Emmanuel Macron affirme ne pas croire en « la victoire de l’irresponsabilité ». Mais il ne questionne jamais la sienne.

Le chef de l’État et son entourage ont une telle foi dans la puissance du performatif qu’ils s’obstinent à parler de « justice » là où tout le monde comprend aisément qu’il n’y a rien de « juste » dans le fait d’allonger l’âge de départ à la retraite et de priver les travailleurs et travailleuses de temps de liberté. De même certains de ses soutiens continuent-ils d’expliquer que le président de la République « a été élu sur un projet de réforme des retraites » au mépris, là encore, de la réalité. Aux mots « angoisses » et « tensions sociales », ils répondent « professionnels du malheur ».

Cette distorsion des faits et cet épuisement du sens des mots rendent périlleux tout débat démocratique. Dans un tel contexte, la résignation a fini par l’emporter sur le reste. « Les gens sont davantage dans la lassitude que dans la colère », reconnaît le porte-parole du gouvernement Olivier Véran. Comment pourrait-il en être autrement quand celles et ceux qui sont au pouvoir répètent à longueur de journée, et sur le ton de l’évidence, que « cette réforme sera adoptée et entrera en vigueur » quoi qu’il arrive ?

L’expression du ressentiment

Les mêmes se réjouissent d’avoir trouvé un point d’atterrissage avec le parti Les Républicains (LR) au Parlement. Les mêmes se félicitent d’une réforme « bonne pour [leur] électorat » – comprendre les cadres, les retraité·es et le patronat. Les mêmes estiment que celles et ceux les plus en difficulté sont des « amis imaginaires » de la gauche, comme l’a prétendu Olivier Dussopt. Les mêmes se disent qu’une fois le grain de la protestation passé, tout rentrera dans l’ordre. Comme d’habitude.

Si cette réforme des retraites est adoptée en l’état, malgré une mobilisation importante, le pouvoir macroniste aura emporté une nouvelle victoire et pourra s’en satisfaire – après tout, il n’y a que cela qui compte à ses yeux. Mais qu’adviendra-t-il ensuite ? Que peut donner une société résignée, voire démoralisée, sans démocratie sociale ni perspectives ? Quelle forme prendront l’opposition et la colère si celles de la rue et des corps intermédiaires sont à ce point ignorées ?

« S’il n’y a pas une mobilisation dans la rue énorme, de toute façon, le ressentiment s’exprimera différemment. Et il s’exprimera un jour ou l’autre dans les urnes et notamment du côté de l’extrême droite », a récemment prévenu Laurent Berger. Voilà longtemps que le secrétaire général de la CFDT, qui n’a pourtant rien d’un gauchiste patenté, alerte sur le risque démocratique que l’exercice du pouvoir d’Emmanuel Macron fait peser en France.

Un exercice du pouvoir qui, comme l’écrivait le sociologue Michel Wieviorka dans cette tribune, « permet aux logiques amis-ennemis et aux passions tristes déjà à l’œuvre dans la France contemporaine de conquérir de vastes territoires ». Rares sont celles et ceux, dans l’entourage présidentiel, à réagir sur ce point. Il faut souvent de longues conversations pour que certain·es finissent par admettre, du bout des lèvres, qu’il pourrait y avoir une « lame retardée » dans les urnes. Mais aucun d’entre eux n’en tire de conclusion.

Ellen Salvi